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III

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Table des matières

Le lendemain, M. Barbier arrivait au ministère de la justice avant dix heures.

Il avait surpris le garçon en train d'épousseter d'un regard lent et habitué les lettres éparses sur le bureau. Ce vieil employé fut tenté de croire à un coup d'État: car depuis le 2 décembre 1851, jamais un ministre, ou son clair de lune, n'avait lui de si bon matin.

M. Barbier lui-même fut très étonné, après coup, d'avoir été si matinal. Il sourit en remarquant que la pendule officielle n'était pas plus en avance que sa montre; c'était sa curiosité seule qui l'avait trompé.

Il s'occupa de quelques affaires; mais elles furent examinées en cinq minutes et il eut le loisir d'un peu d'ennui.

A dix heures un quart, on venait le prévenir que M. Louis Herment était là.

Avant de le faire introduire, le sous-secrétaire d'État s'assura qu'il n'était venu, ni pour lui, ni adressé directement au ministre, aucun message de la préfecture de police.

Le mystère n'était pas si facile à pénétrer! C'était une première manche gagnée dans la partie engagée avec le préfet de police. Mais le sous-secrétaire d'État fut moins frappé que dépité de ce succès négatif. Il donna l'ordre de faire entrer M. Herment.

En le revoyant, au jour clair et matinal, M. Barbier le trouva moins vieux que la veille, mais aussi imposant, aussi attirant.

Le visage, qui gardait la même pâleur, avait cependant une translucidité plus facile. On sentait qu'un feu intérieur pouvait, au moindre souffle, s'y répandre et le colorer. Les yeux brillaient d'une angoisse contenue et aussi d'une espérance forcée. La bouche était comme préparée à l'éloquence, tant elle s'ouvrit vite à un sourire de courtoisie, de remerciement et de supplication, qui était charmant dans ce masque sévère et qui, pourtant, n'avait rien de contraint.

—Décidément, c'est un ancien magistrat, pensa M. Barbier.

Il montra un fauteuil, placé près de son bureau qui lui permettait de bien voir son visiteur, en ayant l'air de lui permettre seulement de le bien écouter.

M. Herment, en s'asseyant, éloigna un peu le fauteuil. Il n'avait pas l'habitude de parler de si près. Sa voix, son émotion, sa conviction avaient assez de portée. Il plaça presque familièrement son chapeau sur le bord du bureau plat, justifiant cette prise de possession par un rouleau de papier qu'il déposa dans le chapeau; puis il remercia, en quelques mots, polis sans obséquiosité, le haut fonctionnaire qui lui avait réservé cette audience.

—On ne nous dérangera pas, dit obligeamment M. Barbier.

—Je vous ai prévenu, monsieur, reprit d'une voix grave M. Herment, que j'avais à vous dénoncer un crime. Je ne crois pas qu'il puisse s'en commettre un plus grand…

Il s'arrêta, respira; son inquiétude l'oppressait. Après deux secondes de repos, il continua:

—Vous savez sans doute, monsieur, tous les journaux en parlent, qu'on doit célébrer dans trois semaines, à l'église de la Madeleine, le mariage de mademoiselle Marie-Louise de Thorvilliers avec le prince de Lévigny.

M. Barbier ignorait absolument l'annonce de ce mariage. Ce n'était pas sur les faits-divers de cette nature, qu'il recevait tous les jours, un rapport du bureau chargé de lire, de contrôler et d'analyser les journaux; mais il n'ignorait pas que le duc de Thorvilliers portait un des plus grands noms du faubourg Saint-Germain, et que le prince de Lévigny était, par sa fortune, par ses alliances, un des partis les plus considérables du même quartier.

Le sous-secrétaire d'État fit un signe de tête, comme s'il était très informé de cet événement mondain, et demanda avec un étonnement légèrement ironique:

—C'est à propos de ce mariage que vous avez une communication à me faire?

—Oui, monsieur.

—Je vous écoute.

—Ce mariage serait un crime. Il faut, à tout prix, l'empêcher.

M. Barbier eut un petit bondissement de surprise sur son siège.

—Un crime! Un si beau mariage! L'empêcher à tout prix, dites-vous? Je ne comprends pas.

Il regardait M. Herment, repris du doute qu'il avait eu la veille, se demandant si son visiteur n'était pas fou.

Celui-ci devinait bien la surprise qu'il provoquait. D'une voix vibrante, fermant à demi les yeux pour ne pas voir les paroles qui allaient effleurer ses lèvres, il continua:

—J'espère que vous comprendrez bientôt. Est-ce qu'il y a un plus grand crime, par exemple, que de sacrifier une enfant à la plus effroyable ambition, à la plus basse vengeance?… que de marier une jeune fille chaste, d'une admirable candeur, à un débauché, perdu d'honneur, perdu de vices, perdu de santé?

M. Herment avait parlé avec véhémence; il laissa cependant tomber les derniers mots, hésitant à les prononcer.

M. Barbier craignait d'être déçu. Le crime ne lui apparaissait pas nettement; il n'en mesurait pas la profondeur. Sa déception se compliquait d'un prodigieux effarement. Qu'est-ce que M. Herment, cet habitant du boulevard des Batignolles, pouvait avoir à démêler avec ce projet de mariage aristocratique? Une jeune fille mariée par ambition; n'était-ce pas le drame vulgaire?

Il se taisait et réfléchissait; M. Herment reprit vivement, en se redressant sur son fauteuil:

—Oui, le prince de Lévigny n'est pas seulement un niais, incapable de comprendre l'âme de celle qu'on prétend lui donner; ce n'est pas seulement un joueur éhonté, qui serait ruiné, s'il n'était pas trop riche pour être jamais au bout de sa fortune et des héritages qu'il n'attendra pas; car avant six mois il sera mort; c'est encore, je vous le répète, monsieur, le rebut des boudoirs de la prostitution… Il a une maîtresse qu'il gardera après son mariage, car elle a le secret de toutes ses infamies, mais qui n'est que l'infirmière de ce gangrené. Je le sais… J'ai acheté à cette femme la preuve, les prescriptions des spécialistes, et c'est à ce cadavre que le duc de Thorvilliers, méchamment, scélératement, dans un but que vous saurez, veut lier cette jeune fille charmante, pure. Il sait la vérité sur ce gendre honteux; mais il en a besoin pour son orgueil et pour sa vengeance. Voyez-vous le crime, monsieur? Flétrir, empoisonner sciemment une enfant sans défense… Voilà ce qu'il faut empêcher, au nom de la morale, au nom de la pitié… Voilà ce que je ne veux pas… Ce que je viens vous dénoncer.

M. Herment frappait de sa main large et blanche le bras de son fauteuil; il ne baissait plus les yeux. Il regardait le sous-secrétaire d'État en face, essayant de le magnétiser de la flamme de ses prunelles, de le convaincre par le frissonnement de sa bouche.

M. Barbier soutint le choc de cette éloquence électrique. Il comprenait un peu, mais pas assez.

—Décidément, se disait-il, pour s'excuser d'être ému et pour s'en venger, c'est un ancien avocat général ou un président. Mais de quoi se mêle-t-il?

—Avant tout, monsieur, reprit-il d'un ton de condescendance, je vous demanderai à quel titre vous voulez intervenir dans ce drame de famille.

—A quel titre?

M. Herment se troubla, rougit; mais sa pâleur reprit le dessus, et aussi son courage:

—Ne vous suffit-il pas de savoir que le fait est vrai? Ne vous suffit-il pas que je vous en donne la preuve? que vous puissiez l'acquérir vous-même? Qu'importe qui je suis! Un vieillard qui connaît, depuis sa naissance, cette jeune fille, cette orpheline, car sa mère est morte, et M. le duc de Thorvilliers ne compte pas pour l'amour paternel… Je suis le premier venu, mis au courant d'une atrocité… Je viens vous la dénoncer, crier au meurtre!

—Mais il n'y a pas de meurtre, répliqua M. Barbier.

—Il y a pis que cela; il y a le supplice de l'innocence.

—En tout cas, ce cri de détresse ne vous est pas permis, si vous n'êtes ni le tuteur, ni le parent, à un degré quelconque.

—C'est vrai! dit tristement le vieillard. Voilà pourquoi, au lieu de m'adresser à la police, je m'adresse à vous. Non, je le sais, on me fermerait la bouche, si je dénonçais publiquement cet attentat; on me traiterait de calomniateur; on me condamnerait; on m'enfermerait. Je n'ai aucun droit, que celui de l'intérêt que je porte depuis vingt ans à cette enfant. Cela ne suffit pas pour une action publique; mais cela doit suffire pour une action… discrète; car enfin, il y a la loi morale au-dessus de la loi étroite… Ah! si vous pouviez pénétrer toute l'horreur de ce crime!

M. Herment éleva les bras, par un geste, si solennellement tragique, qu'il étonna plus qu'il n'émut M. Barbier.

On eût dit un acteur, jouant avec génie une scène, mais la jouant au naturel, ou un procureur fulminant un réquisitoire, en tout cas, un orateur que l'art transfigurait dans son explosion la plus élevée, la plus sincère.

M. Barbier, intrigué par ce mélange de passion et de suprême habileté, ne fut que plus curieux de connaître son visiteur.

—Vous ne m'avez pas répondu, monsieur, reprit-il d'un ton presque caressant. Je ne doute pas de votre parole, mais encore faut-il que je sache…

—J'ai été le premier maître… plus que cela, le premier ami, de cette jeune fille, répondit M. Herment avec une précipitation singulière, en coupant la parole à M. Barbier.

—Son professeur? demanda le sous-secrétaire d'État, de plus en surpris.

—Oui, monsieur.

En disant cela, M. Herment rougissait.

—Est-ce M. le duc de Thorvilliers qui vous avait donné cette fonction auprès de sa fille?

M. Barbier faisait cette question, faute d'en trouver une autre.

Ce singulier professeur confondait toutes ses idées.

Sa question cingla le cœur de M. Herment qui se souleva de son fauteuil, en s'appuyant sur les bras, et, avec un étincellement des yeux, presque farouche:

—Non, balbutia-t-il, ce n'est pas le duc qui m'avait chargé de ce devoir.

—Alors, veuillez m'expliquer…

M. Herment retomba dans son fauteuil, baissa la tête, et, la relevant presque aussitôt, avec décision:

—Il faut bien que vous sachiez tout… je suis résolu à tout dire: je ne suis pas seulement le premier maître de cette jeune fille… je suis son père.

La confidence devenait fort intéressante.

M. Barbier, accoudé sur son bureau, caressait lentement sa bouche de son doigt, pour y attirer des paroles sages; il réfléchissait.

A ce moment, on frappa légèrement à la porte, et un huissier apporta une lettre qu'il tendit silencieusement au sous-secrétaire d'État.

C'était le rapport attendu. Le préfet de police s'excusait d'être un peu en retard; mais les renseignements avaient été difficiles à prendre, tant M. Herment vivait entouré de précautions et enveloppé de silence.

On avait pu faire causer une femme qui s'occupait de son ménage, et voici ce qu'on avait recueilli.

«Herment n'est pas son nom. Il cache son nom véritable. Il reçoit peu de visites. Il sort souvent, surtout depuis un mois. Il lui est arrivé de rentrer fort tard, et quelquefois de ne rentrer que le matin. Les voisines prétendent qu'il assiste à des conciliabules légitimistes. Il occupe une petite chambre, au troisième, dans une maison meublée. Quelques bijoux de famille font supposer qu'il avait autrefois une grande fortune. Il a sur un cachet et sur une bague des armoiries. La propriétaire est persuadée que c'est un grand seigneur qui se cache. Sa femme de ménage a découvert, pendant la visite qu'un chanoine de Notre-Dame a rendu un jour au prétendu M. Herment, qu'il est un prêtre interdit; ce qui alarme sa conscience de dévote… On le saura tantôt.»

M. Barbier laissa tomber le rapport devant lui.

Pendant qu'il lisait, M. Herment, les mains jointes et pressées sur sa poitrine pour y faire rentrer le secret de tendresse qui s'en était échappé, avait une attitude ecclésiastique, dans une sorte de contemplation paternelle, qui achevait la révélation.

Le sous-secrétaire d'État sentait dans son front des piqûres d'aiguilles. Le mystère devenait dramatique. S'il n'appréciait pas encore à toute sa valeur le crime dénoncé, il entrevoyait dans le dénonciateur du crime, lui-même, sinon un criminel, au sens juridique du mot, du moins un grand coupable selon le morale. Le personnage, toujours mystérieux, ne perdait pas de son intérêt pour cela.

Quel drame ou quel roman sous ces trois révélations? Un grand nom caché, une grande fortune perdue, un prêtre qui était père, dans ce pauvre homme logé en garni, aux Batignolles!

—Monsieur, dit brusquement M. Barbier, en posant devant lui la note de la police, vous ne portez pas votre nom!

M. Herment s'éveilla en sursaut de son rêve, darda ses yeux qui se reculèrent dans leurs orbites profondes, vit et devina sur le bureau le papier de la police, que l'enveloppe, bâillant encore après l'effraction, dénonçait.

Il eut un plissement du front; son sourire s'aiguisa. Il répondit avec une intention de fierté:

—Il serait plus exact de dire que je ne porte pas mon nom tout entier et que j'en ai traduit une partie en français.

—Vous êtes étranger?

—Non, monsieur, mon nom de famille est alsacien. Je suis le comte Louis Hermann d'Altenbourg. J'ai bien le droit, sous la République, de ne pas me targuer d'un titre, et depuis que mon pays est allemand, de traduire Hermann par Herment… Est-ce là, monsieur, tout ce que la police a découvert sur mon compte?

—Non.

—Ah!

M. Barbier hésita à continuer. Cette femme de ménage, après tout, s'était peut-être trompée! Sans être ni dévot, ni catholique, ni peut-être chrétien, le sous-secrétaire d'État au ministère de la justice l'était également au ministère des cultes. Cela suffisait pour qu'il lui répugnât de trouver un prêtre réfractaire et adultère dans cet homme si grave, si digne, si émouvant.

Pendant sa courte hésitation, et tout en remuant le papier accusateur, M. Barbier se souvint que M. Herment connaissait très bien le ministère et ses êtres. Il y était venu sans doute, comme ecclésiastique, solliciter de l'avancement, ou essayer de s'y faire défendre.

Le sous-secrétaire d'État voulut durcir sa voix, lui donner la tonalité d'un fonctionnaire qui fonctionne; mais sa gêne persistait. Il dit:

—La note que j'ai là me donne un renseignement que vous avez omis et qui vous embarrassait sans doute… Vous êtes un prêtre interdit?

M. Herment s'attendait à cette question. Il resta impassible:

—Oui, monsieur.

Il se fit un petit silence.

M. Barbier regardait un peu en dessous le prêtre, et celui-ci le regardait fixement, de ses yeux qui n'étaient plus tentés de pleurer.

M. Herment ajouta simplement, gravement, lentement:

—C'est parce que je suis frappé d'indignité, que j'ai besoin de vous, monsieur.

—Vous ne me facilitez pas la besogne!

—Serait-elle plus facile, si j'étais un homme marié, doublement adultère?

La remarque était audacieuse, étrange. Elle pouvait paraître cynique, de la part de ce prêtre, en apparence si respectable; mais il avait une façon si ordinaire de dire les choses extraordinaires, qu'il fallait croire à une aberration, plutôt qu'à une émancipation brutale de sa conscience, à une illusion candide de sa tendresse paternelle, plutôt qu'à l'entêtement d'un révolté.

—De toute façon, en effet, répliqua M. Barbier, en admettant la réalité de ce… danger pour votre enfant, nous sommes sans armes pour agir contre celui que la loi reconnaît comme père. M. le duc de Thorvilliers n'a pas, évidemment, désavoué sa…fille?

—Non, monsieur.

—Je crains que vous ne m'ayez fait une confidence inutile.

M. Herment secoua la tête.

—Vous ne savez rien encore!

M. Barbier eut un mouvement. Le récit promettait d'être intéressant, mais le tête-à-tête pouvait être long.

M. Herment se hâta d'ajouter:

—Ne craignez rien, monsieur, je n'abuserai pas de la faveur que vous m'avez faite ce matin. J'ai préparé, pour le jour où je rencontrerais un homme de cœur, de bonne volonté, qui pût m'aider, une confession écrite, que je me permets de vous laisser. Ce sera, si je meurs désespéré, mon testament moral. En tout cas, monsieur, je le jure devant Dieu, en qui je crois encore, c'est l'exacte vérité. J'ai voulu de très bonne foi me juger… Vous ne pourrez pas être plus sévère pour moi que je ne l'ai été moi-même, et cette sévérité-là m'a fait supporter le mépris de mes supérieurs… En me faisant descendre de la chaire où j'ai prêché, il y a vingt ans, avec succès, on m'a affranchi de l'obligation d'un mensonge qui m'eût accablé… C'était, bien assez du deuil effroyable que je portais… Vous verrez pourquoi je traite de deuil ce que d'autres appelleraient le remords; mais le repentir est-il autre chose que le regret d'une vertu flétrie, d'une illusion morte dans l'âme?… Voici, monsieur, ce manuscrit… Je voudrais qu'il fût plus court; mais j'ai tenu à expliquer tout… Je l'ai écrit sans vanité littéraire; lisez-le sans méfiance. Laissez-moi vous dire, en toute franchise, que je ne doute pas de vous; je veux que vous ne doutiez pas de moi. Cette confiance réciproque nous donnera une force et une inspiration qui n'auraient pu se dégager de relations vagues. Remarquez, monsieur, que je ne prétends pas usurper sur votre conscience. Ce n'est pas moi qui ai franchi le premier les limites d'une audience officielle. En demandant si vite à la préfecture de police ces renseignements sur moi, en manifestant une curiosité, dont je vous remercie, vous avez engagé un peu de votre cœur. Vous aviez la volonté de ne pas me traiter comme un importun et vous ne comprenez pas encore quel crime je vous dénonce. Vous ne me considérez plus comme un fou, de vous l'avoir dénoncé. C'est quelque chose. Ma démarche vous surprend; mais ma figure ne vous a pas donné l'indice d'un malhonnête homme. Je comprends la surprise; je suis touché de la présomption favorable. Ma situation de déclassé vous a causé un certain effroi. Bien qu'il ne s'agisse pas d'une protection publique, ni d'une protestation contre la sentence qui m'a frappé, vous vous demandez s'il n'y a pas une antithèse trop forte, trop brutale, entre le sous-secrétaire d'État au ministère des cultes et le prêtre interdit. J'espère, monsieur, que ces hésitations de votre part disparaîtront à la lecture de ces pages. J'en attends, non pas plus d'estime pour moi, mais plus de pitié pour mon malheur… Je suis bien malheureux! Nul homme ne peut l'être autant que moi!… Il y a un mot qui m'est interdit; car en quittant par force le costume de prêtre, je n'ai pas abjuré toute ma foi, c'est le mot de fatalité… Si je croyais que mon malheur fût fatal, je fléchirais sous le fardeau; mais je le subis comme une épreuve. Je me crois le droit de lutter, comme une créature punie, mais soumise au châtiment, en ne voulant pas que la méchanceté des hommes s'étende à une créature innocente. Sauvez ma fille; je vous en conjure, puisqu'elle va payer pour un coupable… Je reviendrai, monsieur, quand votre conviction sera faite, et elle se fera… Je vous renouvelle mes remerciements, de votre accueil, de votre enquête. J'en aurai d'autres à vous offrir, j'en suis sûr.

M. Herment laissa tomber sa voix, alourdie par des larmes retenues, sur ces derniers mots.

Peu à peu, en parlant, il s'était soulevé, il s'était levé. Ce fut debout et en tendant le manuscrit au sous-secrétaire d'État qu'il acheva ce petit discours.

M. Barbier l'avait écouté avec émotion, avec ce battement de cœur, tout à la fois égoïste et généreux, qui tient à la recherche d'un secret dramatique et au désir de se mêler d'une grande infortune à corriger.

M. Herment grandissait, au lieu de se diminuer, par ses fautes mêmes; il se redressait sans audace, mais noblement, pour laisser voir toutes les brûlures de la foudre, et, maintenant que le secret de son état se trouvait divulgué, il n'avait plus à prendre ces précautions qui lui donnaient des façons indécises.

Tout s'expliquait dans son aspect extérieur, son attitude, son geste, sa parole, par ses antécédents, par ses habitudes de prédication. Sa paternité tragique donnait à sa tristesse une majesté invincible; il restait fier par ce côté divin, sous les humiliations méritées par le prêtre.

M. Barbier ne refusa pas la confession qui lui était offerte; il promit de la lire, fixa un rendez-vous nouveau à quelques jours de là, et, se levant de son fauteuil en même temps que son visiteur, non avant lui, il le reconduisit avec respect jusqu'à l'antichambre.

Seul, revenu à sa place, M. Barbier souleva, soupesa, à plusieurs reprises, le manuscrit déposé, sans oser l'ouvrir, de crainte de se laisser prendre immédiatement au piège de cette lecture. Il se promettait la volupté de ce travail pour le soir, la solitude. Car, de bonne foi, il s'engageait à étudier ce drame.

En attendant, il enferma le rouleau de papier dans un tiroir; mais il ouvrit plusieurs fois le tiroir dans la journée, et à travers ses audiences, ses conversations avec le ministre, auquel il cacha cette visite, il ne cessa de penser à cet homme pâle, triste, doux et solennel, qui devait avoir beaucoup souffert.

Il se rendait compte du charme multiple et spontané de ce visiteur, qui était de grande race, de grande éducation, qui avait traversé les orages de la passion et en gardait l'électricité domptée, qui, après des épreuves, encore inconnues, mais vraisemblablement bien douloureuses, s'était réfugié, comme sur un cap suprême au-dessus d'un abîme, dans l'amour qui contient et résume tous les autres, dans le plus pur, même quand son origine est impure.

M. Barbier se croyait toujours aussi convaincu de ne pouvoir venir en aide à ce solliciteur intéressant; mais il se disait en soupirant:—C'est dommage!

Ce regret, uni à la curiosité de connaître le secret; de l'abbé Hermann d'Altenbourg l'agita toute la journée d'une petite fièvre, dont il s'enorgueillit, pour la gloire de sa fonction.

Louis Hermann d'Altenbourg! M. Barbier se répéta si souvent ce nom qu'il finit par croire qu'il se le rappelait, pour l'avoir entendu répéter autrefois.

Il fit faire des recherches dans les collections de journaux ecclésiastiques, notamment dans la Semaine religieuse, et il trouva que vingt ans auparavant, en effet, monseigneur Hermann d'Altenbourg, prélat romain, chanoine primicier de Saint-Denis, avait prêché, pendant tout un carême, à Notre-Dame de Paris. Son auditoire était toujours illustre et nombreux. Le prédicateur à la mode, au moins pendant ce printemps-là, avait été appelé aux Tuileries pour y prêcher; mais il ne semblait pas qu'il eût réussi devant ce parterre mondain. La véhémence de ses anathèmes contre les frivolités du siècle et la malencontreuse idée qu'il eut un jour de tonner contre le parjure paraissaient avoir déplu à la cour.

Le journal des confréries le laissait entendre pour l'en blâmer.

Qui donc aurait pu savoir, à cette époque et dans ce monde-là, que la colère méprisante du grand orateur chrétien n'était que le cri d'un amour crucifié?

Le soir, chez lui, la porte rigoureusement close, M. Barbier commença la lecture de cette confession d'un prêtre faite à un laïque, confession dont il a gardé le manuscrit, et dont il a permis de prendre une copie exacte, en changeant quelque chose aux noms.

La voici:

La confession d'un abbé

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