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II

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Le sous-secrétaire d'État fit son entrée dans le salon de M. le garde des sceaux, au moment où celui-ci regardait sa pendule, les sourcils froncés, et où la pendule sonnait la demie.

Le ministre salua d'un hochement de tête son jeune collaborateur; mais ne lui fit, ni compliment d'arriver à l'heure exacte, ni reproche d'avoir failli se faire attendre. Cette ponctualité était d'un zèle suffisant.

Les dîners ministériels, surtout quand ils sont nombreux, paraissent les repas de corps des croque-morts de l'esprit. On y célèbre l'enterrement du défunt, mais sans que rien le rappelle.

Les dimensions de la table, la diversité et l'importance des convives, la peur d'être pris au mot, quand on n'est pas sûr d'en dire plus d'un par quart d'heure, la présence des domestiques, qui peuvent comparer les ministres en exercice aux ministres passés, et souvent dénoncer à ceux-ci les prétentions de ceux-là, l'embarras d'une argenterie d'apparat, entremêlée de fleurs traditionnelles et qui isole les vis-à-vis, plus encore que la distance, tout paralyse la conversation générale et ne permet, tout au plus, que les dialogues entre voisins.

Le sous-secrétaire d'État se trouvait placé à côté du préfet de police.

Tous deux étaient jeunes, tous deux nouveaux en fonction. La lune de miel des fonctionnaires leur suggère des intempérances de tendresse et des indiscrétions de bonheur. Tous sont bavards, au début de leur importance. Leur première fatuité se décèle par la confidence de leurs bonnes fortunes administratives.

Le préfet égaya le sous-secrétaire d'État par quelques révélations malicieuses.

La police est un confessionnal et un dispensaire, et, comme les pénitents ou les malades n'y vont pas offrir leurs confessions, le secret n'est pas rendu absolument obligatoire par la confiance.

Tout à coup, M. Barbier, qui n'avait à opposer que des cancans administratifs aux racontars de la police secrète, fit un petit bond sur sa chaise, et, interrompant son voisin:

—Je vais probablement empiéter sur vos attributions, mon cher préfet.

—A quel propos?

—On s'adresse au ministère de la justice pour prévenir un crime.

—Un complot?

—Je ne crois pas. On m'a parlé d'une victime innocente.

—Il n'y a pas alors de politique dans l'affaire. Est-ce un meurtre?

—Je ne sais pas.

—Un viol? un enlèvement? une séquestration?

—C'est possible!

Le préfet vida un verre de bourgogne qu'on venait de lui verser, et, d'un ton de raillerie:

—Comment! vous ne savez rien?

—Non, rien encore.

—On se moque de vous.

—Je ne crois pas.

Le préfet écrasa sur le bord de son assiette une boulette de mie de pain qu'il avait triturée, pendant ses divers récits, et avec un sourire d'artiste qui va professer:

—Vous le verrez! on se moque de vous. Quant à moi, si je gobais le quart des dénonciations qui m'arrivent tous les matins, je ferais, tous les soirs, arrêter cent personnes dans Paris.

Le mot gober était permis entre deux anciens camarades du même banc, au centre gauche de la Chambre; d'ailleurs qui donc est plus à portée de puiser dans l'argot que le préfet de police? Mais le mot n'en était pas moins une moquerie. M. Barbier sourit, à son tour à cette piqûre sans venin.

—Mon cher, je ne suis pas plus gobeur qu'un autre. Quand le dénonciateur a une apparence respectable…

Le préfet interrompit:

—Si les coquins n'étaient pas capables de surprendre le respect, il y aurait moins de dupes.

—Je serais bien étonné d'avoir affaire à un coquin. Le chef de la police avança son coude sur la table, comme il eût fait à la tribune, et répliqua:

—Les honnêtes gens ne sont pas moins sujets à caution que les coquins. Leur candeur les abuse grossièrement et leur vertu les rend infatigables à harceler la police. Vous ne savez pas à quel héroïsme d'espionnage l'honnêteté peut pousser? On se fait, en général, une très fausse idée dans le public du nombre des instruments que nous mettons en œuvre. Paris serait extraordinairement surpris d'apprendre avec combien peu d'agents embrigadés nous veillons sur lui. La plupart de nos captures importantes nous sont facilitées par des amis, pris de scrupule, qui ne veulent pas avoir sur la conscience la cachette d'un voleur ou d'un assassin, qui nous le livrent, sous la seule condition d'être tenus à l'écart de l'instruction, pour ne pas être exposés à des vengeances… Je ne vous parle pas des complices qui mangent le morceau, afin de bénéficier de cette complaisance… Voilà pour les crimes accomplis et dont nous poursuivons les auteurs. Mais les soupçons, faciles à concevoir, après une audience de cour d'assises, après la représentation d'un drame! mais les billevesées des peureux! Rappelez-vous, pendant le siège de Paris, la terreur patriotique conçue par de braves gardes nationaux, toutes les fois qu'ils voyaient une chandelle allumée, ou une lampe à abat-jour de couleurs, au cinquième étage d'une maison du boulevard Montmartre! Ils allaient dénoncer des espions, qu'on ne trouva jamais. Avant d'être préfet de police, pendant la Commune, j'ai connu un épicier, estimé, incapable de fausser la vérité, autrement qu'avec ses balances, qui a dénoncé et fait fusiller, le plus innocemment du monde, par l'armée de Versailles, le plus innocent de ses voisins, un chimiste, parce que celui-ci se livrait à des manifestations inconnues dans l'épicerie et qu'on assurait être des fabrications de fusées incendiaires! Cela m'a rendu défiant. Je reçois des lettres de femmes mariées, me demandant de faire expulser, ou de faire enrégimenter par le bureau des mœurs des demoiselles qui les font jalouses; sans compter les belles-mères qui ne se rendent pas compte des agissements de leur gendre; les concierges et les propriétaires qui veulent sauvegarder la réputation de leur immeuble, compromise par des locataires mystérieux! On méprise mes agents, sans se douter qu'ils ont des émules, plus féroces et plus crédules dans beaucoup d'honnêtes gens.

—Et les honnêtes gens ne vous donnent jamais un bon avis?

—Jamais c'est trop dire. Si; quelquefois.

—Vous voyez donc bien!

—Mais ils se trompent quatre-vingt-quinze fois sur cent.

—Vous avez plus confiance dans les coquins que vous exploitez et qui vous exploitent?

—Non, pas plus, mais tout autant. Les naïfs se trompent; les coquins veulent nous tromper. Il n'y a pas de catégorie pour la vérité.

—C'est égal, reprit M. Barbier, en insinuant deux doigts dans la poche de son gilet, vous avez beau dire, j'ai bonne opinion de l'homme que j'ai reçu ce soir.

—Ah! il vous a remis un premier rapport?

—Non. Je l'attends demain.

—Je suis à vos ordres, si vous croyez qu'il vous indique une piste à suivre.

M. Barbier se mit à rire.

—Je tâcherai de me passer de vous.

—Je vous en défie!

—Vous m'en défiez?

—Sans doute; et si vous y tenez, je prends même l'engagement de savoir, une heure après vous, ce dont il s'agit et d'aviser, deux heures avant vous, à ce qu'il faudra faire.

Le sous-secrétaire d'État promena les yeux autour de lui:

—Est-ce que vous auriez des agents ici?

Le préfet s'amusa à passer rapidement la revue des domestiques en livrée, qui servaient à table.

—Peut-être! En tout cas, il ne m'est pas difficile, vous le comprenez, de mettre quelques-uns de mes gens, en observation sur la place Vendôme; d'avoir les noms, les adresses, de toutes les personnes qui sortiront d'ici, après une audience…

—C'est vrai, répliqua le sous-secrétaire d'État, qui avait pris du bout des doigts la carte de son visiteur, et la remuait dans son gousset. Vous pouvez filer tout le monde. Faisons mieux, voulez-vous? Collaborons… Pouvez-vous, d'ici demain matin dix heures, savoir quel est le personnage qui m'a remis sa carte… que je n'ai pas encore lue?

M. Barbier tira de sa poche le petit carton sur lequel un nom était écrit à la plume et non imprimé. Il lut:

LOUIS HERMENT Boulevard des Batignolles, 20

Il passa la carte à son voisin.

Le préfet la reçut, comme un expert reçoit une pièce à juger; il l'examina, et dit ensuite:

—Votre visiteur ne rend guère de visites. Je gagerais que cet autographe est le seul de son espèce. Votre homme a prévu qu'il serait obligé de vous donner son nom et son adresse. Il a confectionné ceci à votre seule intention. Le carton a été découpé par un canif et une règle, ce matin; l'écriture est toute fraîche; quant au nom, il est tracé avec une application qu'on n'a pas d'ordinaire, en reproduisant sa signature. Aucun trait n'échappe à la volonté de bien écrire. Voulez-vous mon sentiment? C'est là un faux nom.

—Pourquoi, alors, aurait-il ajouté son adresse?

—Si le nom est faux, l'adresse est fausse. Il s'agissait uniquement de vous inspirer une demi-heure de confiance. L'homme ne prévoyait pas que vous me rencontreriez et que j'enverrais un agent à son prétendu domicile.

—De sorte que, demain matin, à dix heures, vous pourriez me donner des renseignements sur cet individu?

—A dix heures, soit. Je ne vous garantis pas, pour une heure si matinale, toute la vérité, ni même la vérité vraie; mais nous aurons des vraisemblances, des conjectures, et, pour un commencement d'enquête, cela suffit… Tenez! Je vois déjà que ce M. Herment est un homme déchu.

—A quoi voyez-vous cela?

—A la petite prétention de la carte, et à l'adresse. Nous avons bien des naufragés dans ce quartier-là!

—Je vous affirme qu'il a l'air très respectable, une belle figure.

—On sauve tout cela du naufrage. Quel linge a-t-il?

—Ah! parbleu, vous m'en demandez trop. Il faisait presque nuit. Mais vous voyez qu'il a les mains propres, puisque sa carte est immaculée.

Le dîner était fini. Le ministre se levait de table.

La conversation en resta là. Mais elle se renoua pour une seconde, quand, d'assez bonne heure, avant tous les convives, après avoir pris congé du garde des sceaux, d'une façon ostensible, pour être, remarqué, le préfet de police se retira.

C'est la coquetterie d'un fonctionnaire de cet ordre de paraître pressé de partir, comme si Paris brûlait, s'insurgeait ou s'égorgeait, pendant chaque minute perdue dans le monde.

M. Barbier, qui semblait le guetter, le retint à la porte du salon principal, et le reconduisant jusqu'à, l'antichambre, avec l'aisance d'un homme qui est presque chez lui:

—J'ai oublié de vous demander un renseignement, mon cher préfet. Je ne sais pas ce que M. Herment doit me raconter; mais dans le cas où ce brave homme—car je m'en tiens à ma première impression—me dénoncerait réellement un crime, une machination contre quelqu'un; bien que je sois décidé à rester dans une grande réserve, je voudrais cependant savoir quels sont les moyens préventifs que possède la police.

—Elle n'en a qu'un, l'intimidation. Cela réussit auprès des malheureux, des jeunes gens, mineurs ou majeurs, qui ont l'instinct du salut, sans en avoir la force, auprès des déclassés, des gens nerveux. C'est notre plus beau rôle; mais c'est le moins justifié par la loi. Nous rendons, sous ce rapport, à bien des familles, des services qui nous seraient interdits, si les gens que nous faisons venir osaient invoquer la légalité. Mais ils l'ignorent, ou ils n'osent pas, et c'est tant mieux pour la morale. On connaît si peu la loi en France, et on croit la liberté individuelle si mal garantie! Le code est si souvent une arme excellente pour les coquins et les mauvais sujets, qu'il faut bien excuser un peu d'arbitraire, au profit des honnêtes gens qui se défendent. Si vous saviez combien de pères de famille, combien de mères elles-mêmes viennent nous demander naïvement des lettres de cachet!

—Et vous en donnez?

—En général, nous n'arrêtons personne, arbitrairement. Mais notre triomphe est de faire croire que nous pouvons arrêter tout le monde.

—Qui donc peut croire cela?

—Qui? Les malheureux, je vous l'ai dit, les jeunes gens; mais encore faut-il qu'ils soient d'une certaine catégorie sociale. Les gens du monde sont difficiles à intimider, autrement que par la peur du scandale. Quant aux gens du grand, grand monde, ils nous échappent avant le crime; c'est bien assez de les attraper quelquefois après… Voilà, mon cher collaborateur, ce que je mets à votre disposition… Comme il est probable qu'il ne s'agit pas d'une affaire du grand monde, nous pourrons toujours dire à Croquemitaine de faire du bruit dans la coulisse…

—Je vous remercie, dit M. Barbier. Ce n'est pas grand'chose que

Croquemitaine: il n'y a plus d'enfants!

—Plus d'enfants? Mais il n'y a que cela!

—Taisez-vous! Si le ministre vous entendait!

—Croit-il donc avoir affaire à des hommes?

—Chut! mauvaise langue.

—Mon cher, dans un gouvernement démocratique il faut toujours se maintenir en verve d'ironie; on peut retourner si vite à l'opposition!… Au revoir, à demain!

—A demain!

La confession d'un abbé

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