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I

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Quatre heures! le jour baisse, on est en décembre1868. Le lieutenant-colonel Georges de Lansac, assis depuis son déjeuner devant sa table de travail, se lève et recule d’un pas. La tête inclinée, il contemple avec satisfaction la carte topographique sur laquelle il vient de tracer une dernière ligne.

–Décidément, murmure-t-il, cette bataille d’Austerlitz avec ses marches, ses contre-marches, son coup de tonnerre final, est une merveille de stratégie, et ceux qui discutent le génie de Napoléon sont des sots.

Cet hommage rendu au capitaine dont, en sa qualité de soldat, il est l’admirateur passionné, le colonel gagne sa chambre pour s’habiller. L’entresol qu’il habite révèle par son arrangement les mœurs studieuses de son locataire. Partout des cartes, des plans, des armes. Peu d’objets futiles en dehors de boîtes de laque et de coffrets d’ivoire, peut-être rapportés de Chine.

Orphelin, célibataire, riche, le lieutenant-colonel de Lansac a trente-sept ans. Ancien élève de l’Ecole polytechnique, il a donné maintes preuves de ses capacités militaires sur le champ de bataille où il a conquis son dernier grade. Par ses relations de famille, Georges de Lansac a ses entrées partout. Cependant il fréquente peu les salons, et n’assiste aux fêtes officielles que lorsqu’il doit y accompagner le général André, qu’il seconde dans ses travaux de fortifications.

Avec ses yeux bleus, son nez droit, sa moustache blonde, son front uni, sa taille élégante, M. de Lansac paraît moins âgé qu’il ne l’est. Sérieux, réservé, il a néanmoins l’abord sympathique; on ne le fréquente guère sans l’aimer, surtout sans l’estimer. Lorsque par hasard il paraît dans le monde, il recherche la société des femmes, bien qu’il se montre avec elles plutôt poli que galant. Les anciens amis du colonel ne lui ont jamais connu de liaison et le tiennent pour un homme exempt de faiblesses. La vérité, c’est qu’une passion malheureuse a troublé autrefois sa vie, que de cruelles déceptions ont déchiré son cœur et empreint son caractère d’une vague tristesse. Résolu à ne plus aimer, il se livre corps et âme aux études qu’exige son métier; il est ambitieux.

Quand M. de Lansac fut prêt à sortir, Louis, son frère de lait et son ordonnance, vint passer une inspection de sa tenue. Louis, bien qu’ancien soldat, possède encore toute sa naïveté bretonne, il aime son maître à la façon sublime du chien. Avant de franchir le seuil de sa demeure, le colonel subit un dernier coup de brosse, donne l’ordre d’entretenir le feu de son cabinet, et gagne à petits pas les grands boulevards.

Parvenu pour la seconde fois à la hauteur du faubourg Montmartre, frontière que ne franchit jamais un flâneur parisien, M. de Lansac se dirige vers son cercle et passe devant les magasins de Klein, dont la porte s’ouvre. Une jeune femme sort, s’arrête pour relever sa traîne, et salue un cavalier qui vient de lui offrir son aide. La jeune femme semble toute rose sous son voile blanc; sa main droite, finement gantée, se pose à peine sur le bras de son conducteur, tandis que de la main gauche elle soutient sa robe d’où débordent de larges dentelles, puis des pieds menus chaussés de bottines mordorées. La grâce avec laquelle elle marche fait que chacun s’arrête pour la voir traverser le boulevard et se rapprocher d’un coupé attelé de deux bêtes de race. A la montée en voiture, se montre le bas d’une jambe, une fine jambe de Parisienne. La jeune femme échange une poignée de main avec son cavalier; puis disparaît. Sans flatterie, ce n’est qu’à Paris que l’on peut voir une femme chaussée de cette façon et sachant marcher comme l’hirondelle vole, en effleurant la terre. Telle est, du moins, la réflexion de M. de Lansac. Le cavalier de la jeune femme l’aperçoit, s’approche et emboîte son pas.

–Peste, Mauret, lui dit le colonel, si la dame que vous venez de mettre en voiture a le visage aussi joli que les pieds, je lui en fais mon compliment.

–Mme de Lesrel est une merveille des pieds à la tête, mon colonel.

–Vous en savez long, mon cher.

–En général, rien en particulier. Mme de Lesrel, c’est de notoriété publique, a sur beaucoup de ses contemporaines l’avantage de posséder des cheveux et des dents à elle, une taille qu’elle n’a pas besoin de comprimer, et un esprit unique. Mais ne la connaissez-vous pas?

–Avant cette rencontre, je ne la connaissais que de nom.

–Au fait, vous vivez en ermite.

–Pas précisément, Mauret, vous en savez quelque chose.

–Hum, les ermites ne jouent pas au billard et vous y jouez; hors de là, je maintiens mon assertion. Il faut vivre en ermite pour ne pas connaître Mme de Lesrel, qui est partout où l’on va.

–Je puis vous assurer, Mauret, qu’elle n’a jamais fréquenté l’Ecole polytechnique ni visité l’Italie, du moins aux heures où j’y étais. Vous dînez au cercle?

–Oui.

–Alors nous dînerons ensemble, et je vous donnerai votre revanche au billard.

–Et que ferez-vous ensuite?

–Je retournerai chez moi; j’ai un travail à terminer.

–Ne préférez-vous pas venir rendre visite aux jolis pieds de Mme de Lesrel?

–Ma foi, non.

–Vous avez tort. Elle a le salon le mieux composé de Paris. La femme est divine et le mari est un excellent garçon.

–Dans quel sens l’entendez-vous? demanda le colonel avec un sourire malicieux.

–Oh! dans le vrai sens du mot. M. de Lesrel est un galant homme et, à toutes ses qualités physiques, Mme de Lesrel joint celle d’être une très coquette et très honnête femme.

–Ces deux choses peuvent donc se concilier?

–A merveille. Du reste, si elle n’était pas coquette, Mme de Lesrel ne serait pas la délicieuse femme qu’elle est, et, si elle n’était pas… Il y a là un cercle vicieux.

Les deux officiers, car le capitaine d’état-major Mauret était aide de camp du général André, dînèrent gaiement. On parla stratégie, campagnes, chevaux; on joua plusieurs parties de billard, et, vers dix heures, le colonel endossa son pardessus.

–Vous ne voulez pas venir chez Mme de Lesrel? demanda de nouveau son ami.

–Non, répondit M. de Lansac.

–Peut-être avez-vous raison, un futur triomphateur, comme vous le serez, ne doit pas aimer les Fourches Caudines.

–Qu’appelez-vous les Fourches Caudines?

–Le joug de Mme de Lesrel. Si vous lui rendiez visite, vous subiriez l’irrésistible fascination qu’elle exerce sur tous ceux qui l’approchent; vous l’aimeriez.

–Me croyez-vous si inflammable?

–Je vous sais de diamant, au contraire; seulement, j’ai vu Mme de Lesrel émousser de si fines pointes d’acier, que je voudrais voir si elle rayerait le diamant.

–Merci pour la bonne opinion que vous avez de ma vertu, répondit M. de Lansac; mais si beaux, si brillants que soient les yeux de Mme de Lesrel, je ne tiens pas à leur servir de papillon, à m’y brûler les. ailes. Bonsoir.

Rentré chez lui, M. de Lansac rêva un moment, envoya coucher Louis, puis se plaça devant la carte stratégique qu’il dressait. Pour essayer le crayon dont il allait se servir, il ébaucha deux pieds mignons émergeant d’un flot de dentelles. A minuit, il travaillait encore et marquait d’une ligne rouge le chemin aveuglément suivi par les Russes pour aboutir au fameux lac de Telnitz.

Les ailes brûlées

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