Читать книгу Les ailes brûlées - Lucien Biart - Страница 7

V

Оглавление

M. de Lansac passa la nuit sur son balcon, las, inerte, ressassant malgré lui les mêmes idées. Il vit le gaz s’éteindre, le ciel blanchir, les travailleurs matineux passer sous ses fenêtres. Quelques-uns fredonnaient, et il s’étonna qu’il y eût au monde des hommes assez insouciants pour chanter. Il faisait grand jour lorsqu’il rentra dans sa chambre; le lendemain et le surlendemain il eut la fièvre; puis, l’épuisement amena le sommeil.

A son réveil, ses idées, moins tumultueuses, lui permirent la réflexion; il aimait une coquette, une coquette dont le jeu savant l’avait séduit tout entier.

Surprise probablement de trouver un rebelle à son joug, Mme de Lesrel avait voulu savoir si le fort contre lequel elle venait de se heurter était véritablement imprenable. Il ne l’était pas, et l’épreuve qui le démontrait le laissait démantelé, ouvert à tous les vents du désespoir.

Il aimait sans être aimé! Et pourtant, en rassemblant ses souvenirs, M. de Lansac se prenait à douter. Un éclair de satisfaction brillait certainement dans les yeux de Mme de Lesrel lorsqu’il apparaissait: elle avait pour lui des préférences remarquées. Avait-elle reculé soudain devant une vérité qu’elle n’osait s’avouer? Pourquoi, au lieu de lui imposer doucement silence, de le laisser vivre près d’elle, comme tant d’autres aussi coupables que lui, l’avait-elle durement repoussé, chassé? Que signifiait cette conduite brutale?

Une souffrance amère tortura l’âme de cet homme énergique, trop fier pour prendre un confident. Il ne se proposa pas d’oublier; la blessure était trop profonde pour qu’il pût espérer en guérir. Il venait de perdre une bataille; il se promit une revanche, une vengeance, et ce qu’il voulait, il le voulait bien.

Se venger! Comment? Il eut l’idée de s’attacher aux pas de la jeune femme, d’aller partout où elle irait, de se faire son persécuteur. Elle était orgueilleuse à l’excès de sa réputation, il rêva de la compromettre. Il chercha celui qu’elle préférait parmi ses adorateurs, résolu à le provoquer. Aveuglé par la douleur, il rendit M. de Lesrel responsable de l’humiliation qu’il venait de subir; il eût voulu le savoir aimé pour le tuer, et frapper ainsi plus cruellement la coupable. Il avait tort, il n’était pas seul à souffrir.

Aussitôt après sa terrible scène avec M. de Lansac, Mme de Lesrel, impitoyable en apparence, était rentrée dans sa chambre pour se jeter sur un fauteuil. Le regard fixe, elle demeura longtemps immobile. Soudain elle appela ses femmes, se dépouilla fébrilement de sa parure, puis, sous prétexte de migraine, déclara qu’elle voulait être seule. Elle s’établit alors près de son feu, le front appuyé sur sa main. Parfois, elle se levait d’un bond, marchait, se tordait et revenait s’asseoir en pressant son mouchoir sur sa bouche pour étouffer des sanglots.

Durant cette entrevue où M. de Lansac s’était brûlé les ailes, Mme de Lesrel ne lui avait pas menti. Comme tant d’autres, on l’avait mariée sans qu’elle soupçonnât les conséquences de l’acte qu’elle accomplissait. L’amour, qui couronne parfois ces unions consacrées sans lui, mais qui s’en venge le plus souvent, n’était pas venu pour la jeune femme. Dans l’homme dont elle portait le nom, Mme de Lesrel–elle le disait en riant, et c’était vrai– n’avait jamais pu voir qu’un ami plus familier, par conséquent plus importun que les autres. Avant tout femme de luxe, esprit absorbé par les plaisirs superficiels, elle ignorait la passion, et tenait ingénument pour des exagérations ce qu’elle en entendait raconter ou en voyait.

Dès son entrée dans le monde, sa beauté, sa position, sa fortune, avaient attiré vers la brillante jeune femme les galanteries de tous ceux qui l’approchaient. Coquette par désœuvrement, par éducation, par malice, elle se faisait un jeu de prendre le cœur des braconniers qui lui demandaient le sien. Aucun de ses adorateurs, élevés comme elle dans la richesse et pour la richesse, n’était mort, en somme, des coups qu’il prétendait avoir reçus. La jeune femme malmenait des fats, froissait des amours-propres, et ne voyait là qu’une vengeance légitime. N’avait-elle pas le droit de désespérer un peu les galants qui, avec les formules les plus respectueuses, la suppliaient de leur livrer son honneur?

Il n’était que trop vrai que M. de Lansac, par son insensibilité apparente, avait excité la curiosité de la jolie femme. Etonnée de rencontrer un rebelle au joug qu’elle imposait d’ordinaire sans effort, elle voulut avoir raison de ce récalcitrant, et alla plus loin qu’elle n’avait coutume. La victoire lui était restée, mais non sans dommage pour elle. Le commerce de cet homme droit, sérieux, qui ne jouait avec aucun sentiment, qui ressemblait si peu aux Parisiens blasés dont elle vivait entourée, fit sentir à Mme de Lesrel tout le vide, toute la frivolité de sa vie mondaine. Elle se trouvait en face d’un caractère nouveau, d’un homme énergique, résolu, dont les timidités amoureuses l’intéressaient à un haut degré. Elle l’estima, se plut à le voir s’enthousiasmer, et fut bientôt surprise de se sentir inquiète, préoccupée, lorsque par hasard il ne se montrait pas à son heure accoutumée. Elle se sentait attirée vers lui par une force dont elle ignorait encore la puissance, et, le jour où le colonel avait cru découvrir qu’elle l’aimait, elle venait en effet de se brûler les ailes à la flamme qu’elle avait allumée.

Ce sentiment qu’elle éprouvait pour la première fois, dont elle ne chercha pas à s’expliquer la nature, ravit d’abord Mme de Lesrel. Elle se voyait aimée, sincèrement aimée, cette fois, et la vie lui apparut sous un aspect nouveau. Quoi! l’amour existait réellement? Ces comédies, ces drames, ces romans où il jouait un si grand rôle, n’étaient pas de pures conventions, de simples rêves de l’imagination? Le bandeau qui couvrait les yeux de l’ingénue coquette tomba soudain, elle apprit qu’elle avait une âme. Le trouble qu’elle ressentait en face de M. de Lansac, la joie qu’elle éprouvait de l’entendre vanter, les heures qu’elle passait à songer à lui, autant de sensations étranges, délicieuses. Mais bientôt ce bonheur eut ses amertumes. Les familiarités de son mari devinrent un supplice pour la jeune femme. Un jour, l’idée de fuir avec M. de Lansac traversa son esprit. Elle savait enfin ce que la passion renferme d’orages, à quels abîmes aboutissent ses sentiers d’abord fleuris.

Elle ne s’illusionna qu’un instant. Quelle que fût sa réserve présente, M. de Lansac, tôt ou tard, avouerait son amour. Cette déclaration, selon l’heure où elle serait faite, pouvait devenir un danger. La jeune femme eut peur d’elle-même! Toutes les délicatesses de sa fine nature se révoltaient à cette pensée. Souffrir, soit; se souiller, jamais. Sachant comment on se fait aimer, elle crut plus facile encore de se faire haïr, et se montra fébrile, capricieuse avec M. de Lansac, qui supporta ces épreuves en homme sincèrement épris, c’est-à-dire en baisant la main qui le torturait. Cette soumission rendit le danger plus grand pour Mme de Lesrel, toujours tentée de crier: je vous aime! à celui qu’elle venait de blesser.

Dans un moment d’énergie, elle provoqua l’aveu qu’elle redoutait, et brisa héroïquement son cœur en même temps que celui de l’homme qu’elle aimait.

La fièvre qui dévorait M. de Lansac n’épargna pas Mme de Lesrel, et, quinze jours après son sacrifice, la jeune femme savait déjà que, si tout danger de chute était désormais écarté, c’était au prix de son bonheur et de son repos. M. de Lansac devait la haïr, elle ressentait une mortelle douleur en songeant qu’il l’accusait, faute de comprendre qu’elle avait voulu rester digne de lui. Vingt fois elle fut tentée de lui écrire la vérité, il lui semblait que cette action soulagerait sa propre peine. Bientôt elle l’accusa à son tour; pourquoi, puisqu’il l’aimait, ne forçait-il pas sa porte? Peu à peu, comme il arrive aux âmes capables de nobles actions, elle s’exalta dans son sacrifice et goûta une joie amère de se sentir méconnue.

Après plusieurs semaines de séquestration volontaire, la jeune femme, sollicitée par son mari, et ne pouvant justifier son caprice de solitude, dut reprendre sa vie mondaine. Elle revit M. de Lansac et fut douloureusement impressionnée par son visage amaigri et ses regards fiévreux. Il vint la saluer et lui adressa quelques mots; elle s’inclina, trop émue pour répondre; ce fut tout.

A dater de cet instant, elle le rencontra partout où elle alla: au bal, au théâtre, à la promenade. Elle partit pour la mer et l’y retrouva, elle rentra à Paris en plein été et l’y retrouva encore. Il la saluait avec courtoisie; puis, grave, solitaire, il errait sans la perdre de vue.

Un soir, dans une réunion, il vint se placer près d’un groupe de jeunes femmes dont Mme de Lesrel faisait partie et parla des coquettes. Ses paroles, amères, ironiques, devenaient plus mordantes encore par sa façon de les accentuer. Il se sentit soudain prendre le bras, se retourna brusquement et reconnut Mauret, revenu depuis quelques jours d’Algérie.

–Je vous tiens enfin, lui dit le jeune homme avec bonne humeur, et en l’interrompant sans façon; dites-moi donc à quelle heure on vous rencontre, mon cher; je me suis déjà présenté chez vous trois fois, et Louis m’a reçu avec une mine de dogue mécontent.

M. de Lansac, après une seconde d’hésitation, suivit son ami, qui l’attirait doucement.

–Avez-vous donc été malade? demanda le jeune officier, surpris de la pâleur de M. de Lansac.

–Très malade, répliqua le colonel; mais je commence à prendre le dessus.

Parvenu près d’un balcon en ce moment désert, Mauret saisit la main de son ami.

–Que se passe-t-il? lui demanda-t-il aussitôt. Par le ciel! Lansac, je viens de vous entendre parler devant Mme de Lesrel d’une façon si blessante pour elle, que je n’ai pu m’empêcher d’intervenir.

–Votre Mme de Lesrel, répondit le colonel, m’a, par manière de jeu et avec une cruelle préméditation, ravi ma raison, ma volonté, mon cœur. N’ai-je pas le droit de la féliciter de son triomphe?

–Je vous estime trop, mon cher de Lansac, repartit Mauret avec vivacité, pour ne pas vous dire crûment que le dépit vous aveugle, que votre manière de féliciter n’est pas celle d’un galant homme.

–Monsieur! répliqua le colonel les dents serrées, ne vous occupez pas de moi, je vous en prie, et ne me fournissez pas l’occasion que je cherche de tuer quelqu’un.

Mauret regarda son ami avec stupeur, fit mine de s’éloigner et se ravisa.

–Nous égorger vous et moi, dit-il, ce serait trop bête. Il faut que vous soyez bien malheureux, Lansac, pour agir comme vous le faites à l’égard d’une femme, pour me parler comme vous venez de le faire.

M. de Lansac se pressa contre la fenêtre, et Mauret demeura interdit en voyant cet homme de fer porter la main à ses yeux et tenter d’étouffer un sanglot.

–Lansac! s’écria-t-il en se rapprochant, quelle affreuse torture vous étreint donc pour que vous puissiez pleurer?

–Je l’aime, murmura l’officier.

Mauret lui saisit de nouveau le bras et l’entraîna dehors. Redevenu maître de lui, M. de Lansac raconta brièvement sa lutte, sa fuite, sa chute et la conduite de Mme de Lesrel.

–Vous devez me comprendre, dit-il à Mauret, puisque, vous aussi, vous avez le malheur de l’aimer.

–Certes, je l’aime, répliqua le jeune homme; mais faut-il que, dans cette occasion, je sois le raisonnable et vous le fou? Vous retardez d’un demi-siècle, mon cher; vous êtes de la race des Werther et des René, héros dont les femmes de notre époque ne savent plus la langue. Voilà le résultat de votre vie d’ermite. Ce qui effleure la peau des autres entame votre chair, ce qui leur chatouille le cœur broie le vôtre. Vous faites comme le lierre qui embrasse le tronc et meurt où il s’attache. Moi, je prends exemple sur le volubilis, je me raccroche aux branches–il y en a de fort jolies–et je vis par l’amour, ce qui est plus rationnel que d’en mourir. Mme de Lesrel est une coquette,–vous voyez que je ne lui marchande pas la vérité. Il faut accepter le peu qu’elle donne, ne lui livrer en échange qu’une part de son être, non son être entier. Sa conduite envers vous est étrange, en dehors de ses allures habituelles, j’en conviens; mais les femmes seront toujours des énigmes. Ne parlons pas d’elle, du reste, parlons de vous. La guerre semble prochaine, mon ami, et, au train dont vont les choses, nous nous battrons avec les Prussiens avant un mois; c’est à cela qu’il faut songer. Etudions ensemble les pays où nous aurons à lutter, voulez-vous? C’est par les diversions, vous me l’avez souvent répété, que l’on réussit à battre l’ennemi; occupons-nous des diversions.

L’entrain, la cordiale sympathie de son jeune collègue détendirent un peu les nerfs de M. de Lansac. Il était près de trois heures du matin lorsque le jeune homme, qui devait aller passer une huitaine dans sa famille, prit congé du colonel. Il restait convenu qu’aussitôt son retour, on se mettrait résolument à l’étude.

Cinq jours plus tard, entraîné par son général, M. de Lansac dut assister à une fête donnée pour l’inauguration de l’hôtel du comte de L… Il aperçut Mme de Lesrel, et se réfugia dans un salon où l’on jouait. Pour échapper à la tentation de se rapprocher de la jeune femme, il s’établit à une table d’écarté. Il perdait avec entrain lorsque le hasard lui donna pour adversaire M. de Lesrel, et sa veine devint plus mauvaise encore. En ce moment, Mme de Lesrel parut dans le salon. Elle hésita une seconde, se rapprocha de son mari et, s’appuyant sur son épaule, lui dit un mot à l’oreille. Cette familiarité si naturelle fit monter le sang à la tête du colonel; ses ressentiments se réveillèrent d’autant plus implacables qu’il crut à une préméditation, à une bravade. Il n’en était rien, la jeune femme venait simplement déclarer qu’elle voulait partir, sans soupçonner qu’elle allait se trouver en face de M. de Lansac, qui ne jouait jamais. Elle sortait à peine du salon, que son mari gagna, et cita en riant le vulgaire proverbe: «Malheureux au jeu, heureux en amour.» Le colonel devint rouge, il releva le propos avec aigreur; deux mots blessants furent échangés. Alors qu’il ne la cherchait plus, M. de Lansac venait de trouver l’occasion de tuer quelqu’un.

En ramenant sa femme, M. de Lesrel lui dit:

–Je ne vois plus guère le colonel de Lansac chez vous, ma chère; mais c’est encore trop. Vous ferez bien de lui fermer votre porte: c’est un malotru.

Mme de Lesrel, troublée, n’osa demander une explication; elle craignait que le son tremblant de sa voix ne frappât son mari. Le lendemain, deux amis de M. de Lansac, se présentèrent chez M. de Lesrel. Une rencontre à l’épée fut décidée pour le soir même.

C’est chose grave qu’un duel, et l’alternative de tuer ou d’être tué est toujours poignante. Aucun motif de haine personnelle n’animait M. de Lansac contre M. de Lesrel, et peu à peu l’âme si droite de l’officier se révolta à l’idée de frapper un innocent. Puis, si la chance le favorisait, une barrière sanglante allait se dresser entre lui et celle qu’il aimait; tout était perdu cette fois, même l’espérance.

–Allons, pensa-t-il, mon adversaire sera bien assez habile pour me passer son épée à travers le corps; au besoin je l’y aiderai.

Cette sombre résolution prise, M. de Lansac se sentit plus calme; lasse de luttes énervantes, son âme aspirait au repos. La vie lui apparaissait noire, triste, misérable; la mort comme un asile de paix. Si la chair se révoltait et demandait à vivre encore, l’esprit répondait aussitôt: sans espérance, à quoi bon?

M. de Lansac mit ordre à ses affaires, écrivit à Mme de Lesrel, afin de lui expliquer son sacrifice. Puis, ayant réfléchi, et ne voulant lui laisser ni regrets ni remords, il déchira sa lettre.

Il sortit vers midi pour rejoindre ses témoins.

–Je rentrerai à cinq heures, dit-il à Louis, qui ne se doutait pas des événements, ne t’éloigne pas, j’aurai peut-être besoin de toi.

A quatre heures, une femme voilée se présenta; elle voulait parler à M. de Lansac. Le colonel ne recevait jamais de visites de ce genre; mais Louis, loin de s’en étonner, comprit pourquoi on lui avait ordonné de ne pas s’absenter. Il fit pénétrer la visiteuse dans le salon, l’assurant que M. de Lansac ne tarderait pas à rentrer. La porte refermée, il aspira l’air parfumé par le passage de la jeune femme et se frotta les mains avec vigueur.

–Ah! murmura-t-il, nous allons nous réconcilier. La princesse est jolie, si elle est capricieuse, et mon maître a bon goût.

Il était près de six heures lorsque le colonel descendit de voiture devant sa demeure. Louis, qui l’épiait et s’étonnait de ne pas le voir plus exact à un rendez-vous qu’il croyait convenu, se hâta de lui ouvrir.

–Elle est là, monsieur, dit-il d’un air à la fois malicieux et mystérieux.

–Qui? demanda le colonel.

–La dame, celle qui sent bon.

M. de Lansac était très pâle, ses traits se crispèrent. Il n’eut pas le temps d’empêcher Louis d’ouvrir la porte du salon, et il se trouva en face de Mme de Lesrel.

–Vous! vous! s’écria-t-il.

Elle s’avança vers lui, ne pouvant parler.

–Vous! répéta de nouveau le colonel, comme épouvanté.

–Moi, dit-elle enfin, qui viens vous demander une grâce.

M. de Lansac, droit, livide, ne répondit pas, ne s’inclina pas. Il s’appuya sur le dossier d’un fauteuil, respirant avec effort, regardant Mme de Lesrel avec dureté. Les tortures qu’il devait à cette femme, l’abîme au fond duquel ses coquetteries l’avaient plongé faisaient bouillonner dans son âme les sentiments les plus contradictoires; il ne savait plus s’il l’adorait ou la haïssait; s’il devait l’écouter, la fuir ou l’écraser.

–Monsieur, dit-elle enfin, vous allez vous battre avec M. de Lesrel, je l’ai appris. Mon mari est innocent de mes coquetteries, de votre amour; sa vie, j’en appelle à votre loyauté, doit-elle payer nos erreurs?

Le colonel ne bougea pas, ne répondit pas. La jeune femme étouffa un sanglot, et, les mains jointes, se rapprocha de lui. Ses regards bleus, navrés, plongeaient au fond des siens. Qu’elle était belle ainsi, suppliante!

–Monsieur, reprit-elle avec véhémence, je viens vous supplier de ne pas vous battre avec M. de Lesrel.

–Ainsi, dit le colonel d’une voix lente, après m’avoir pris ma vie, vous venez me demander mon honneur?

–Un jour, répondit-elle, vous m’avez demandé le mien, et comme je…

Elle s’arrêta et fondit en larmes.

La vue de cette femme tant aimée, qui pleurait chez lui, à cause de lui, bouleversa M. de Lansac; il fit un pas, mais recula aussitôt.

–Monsieur, dit avec énergie Mme de Lesrel, je vous ai blessé, cruellement blessé; vous avez cru… vous croyez…

Elle s’arrêta de nouveau, puis reprit d’une voix saccadée:

–J’ai voulu vous fuir… j’ai… aidez-moi donc, s’écria-t-elle; vous ne devez pas, vous ne pouvez pas vous battre avec M. de Lesrel, je vous aime!

Le colonel bondit, ses traits perdirent de leur rigidité, ses lèvres s’agitèrent. Il se pencha vers la jeune femme, étendit les bras pour la saisir et se rejeta soudain en arrière, tandis que Mme de Lesrel, rougissante, se rapprochait, au contraire, et le regardait comme à cette heure fatale qui lui avait arraché l’aveu de son amour. Elle s’écria:

–Non, je n’ai pas été l’indigne comédienne que vous avez cru, je vous le jure. J’ai déchiré votre cœur; mais c’était avec l’espoir de dégager le mien, je ne voulais pas, je ne veux pas faillir. Si j’ai précipité un dénouement qui se faisait attendre, c’était afin de recouvrer ma liberté perdue. Vos douleurs, vos angoisses, je les connais; je vous aime.

–Taisez-vous, taisez-vous, murmura le colonel avec désespoir.

Elle répéta bravement:

–Je vous aime.

La jeune femme, palpitante, s’attendait à voir M. de Lansac se précipiter vers elle, tomber à ses pieds; elle le vit avec stupeur se reculer, pétrissant de ses doigts crispés le fauteuil sur lequel il s’appuyait.

–Dieu m’est témoin, dit-il d’une voix rauque, que ce matin je voulais mourir, épargner le malheureux.

Sa voix s’éteignit. Frappée d’une idée subite, Mme de Lesrel poussa un cri:

–Je suis folle, dit-elle; mon mari?… Non, non, s’écria-t-elle d’une voix déchirante, pas ce châliment; je me trompe, dites-moi vite que je me trompe.

Elle se dirigea vers la porte. M. de Lansac la regarda s’éloigner sans prononcer un seul mot. La jeune femme s’élança dehors. Elle pénétra dans son hôtel en même temps que le corps de son mari qui, deux heures auparavant, s’était enferré sur l’épée de M. de Lansac pourtant résolu à mourir.

Les ailes brûlées

Подняться наверх