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IV

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Ainsi qu’il l’avait dit à Mauret, M. de Lansac se croyait loin des coups de foudre et des folles passions. Depuis cinq ans, toutes ses facultés étaient concentrées sur un seul point, l’étude approfondie des écrivains militaires. Il rêvait une guerre qui, en le mettant à même d’utiliser le savoir qu’il aurait acquis, lui ferait conquérir les hauts grades qu’il ambitionnait.

Le mot trivial de son domestique le réveilla brusquement et l’amena à réfléchir.

Il sonda son cœur, vit la place énorme prise insensiblement dans sa vie par Mme de Lesrel, et reconnut que l’aimant qui l’attirait rue de Courcelles était quelque chose de plus que de l’amitié.

Un peu effrayé de sa découverte, il sonda plus avant. D’un scrupuleux examen de son âme il tira au clair cette vérité, c’est que le commerce de la jeune femme devenait pour lui un danger. De même que les Russes marchant aveuglément vers Austerlitz, il se laissait attirer par le regard de la charmeuse dont tout l’être respirait la séduction. M. de Lansac appela à son aide sa volonté, son amour-propre, sa raison. La vertu de Mme de Lesrel était incontestable; se donnerait-il, à son âge, le ridicule d’apparaître en amoureux transi! S’exposerait-il, dans une minute d’enivrement, à risquer une déclaration repoussée d’avance?

A trois heures du matin l’officier se débattait encore contre lui-même, essayant de se persuader de la vanité de ses craintes. S’éloigner, renoncer à visiter Mme de Lesrel! A cette idée quelque chose saignait en lui. Cette souffrance eut raison de ses hésitations.

–Il est temps de fuir, se dit-il.

Et, à la grande joie de Louis, il se mit en route le lendemain pour la Bretagne.

Quand M. de Lansac, arrivé durant la nuit, ouvrit les yeux vers neuf heures du matin, il ressentit un bien-être, un sentiment de sécurité semblable à celui qui envahit le cœur des marins, lorsqu’ils découvrent le port après une périlleuse traversée. Il reposait dans la chambre où ses années d’enfance s’étaient écoulées, dans la vieille demeure à l’ombre de laquelle dormaient nombre de ses aïeux. Il se leva, et sa première journée s’écoula à parcourir le parc à peine entretenu, à visiter les coins qui, pour lui, gardaient de chers souvenirs. Il ne s’amusa pas à rêver, acheta un cheval, et, du matin au soir, chevaucha d’un village à l’autre, brisant son corps de fatigue. Il se rendait le plus souvent sur le bord de la mer, distante de vingt kilomètres de son habitation, et dont le grand murmure exerçait sur son esprit une action calmante. Un soir, voyant passer une locomotive qui courait vers Paris, il fut pris d’une violente envie de se rendre à la prochaine gare. Cette révolte de sa volonté valut à son innocente monture un temps prolongé de galop. Deux mois plus tard, assis sur un talus, M. de Lansac regardait défiler avec calme les wagons emportés vers Paris. Il travaillait, et ne songeait plus à Mme de Lesrel que pour voir en elle une amie charmante.

A l’automne, une inspection des travaux exécutés sur la frontière de l’Est, faite en compagnie de son général, absorba si bien M. de Lansac, qu’elle acheva sa guérison, et le mois de novembre le trouva dans son logis, ayant repris sa vie régulière et studieuse.

Un beau matin, son ami Mauret, venu maintes fois demander de ses nouvelles, entra dans son cabinet.

–Vous voilà donc enfin, s’écria le jeune homme; d’où venez-vous, bon Dieu! et que vous est-il arrivé? Pourquoi êtes-vous parti avant le printemps? Pourquoi ne vous a-t-on pas aperçu de tout l’été? Comment se fait-il que vous soyez ici incognito? car on ne vous voit ni au cercle, ni chez le général, ni…

–Des affaires de famille, répondit M. de Lansac, m’ont appelé dans mon pays; j’ai ensuite voyagé dans l’Est, vous savez cela. Depuis mon retour, je suis absorbé par un travail qui ne me laisse aucun loisir.

–Est-ce là tout? demanda Mauret d’un air malicieux.

–Que supposez-vous donc? répliqua M. de Lansac avec une légère brusquerie.

–Rien. Vous avez annoncé votre départ à Mme de Lesrel, mais non votre retour. Elle s’informe sans cesse de vous; elle est attristée, je répète ses paroles, de ne plus vous voir. Dans son salon, on prétend que… vous comprenez… les ailes, ajouta Mauret en laissant retomber ses bras le long de son corps. Si c’est vrai, Lansac, vous êtes encore plus fort que je ne le croyais.

–Par bonheur, ce n’est pas vrai.

–Alors pourquoi ne vous voit-on plus rue de Courcelles?

–Mon travail…

–De cinq à sept heures? Mme de Lesrel, mon cher, a pour vous une véritable amitié, et vous ne devriez pas la négliger ainsi, ne fût-ce que pour faire taire les médisants.

–Je compte lui rendre bientôt visite.

–A la bonne heure! Je vous préviens que vous trouverez les rangs augmentés de trois soupirants: d’un blond pianiste, entre autres, qui me cause quelques inquiétudes; ces pékins-là ont l’air d’avoir inventé les airs qu’ils jouent, et les femmes, vice d’organisation, aiment l’idéal jusque dans la prose.

Quinze jours s’écoulèrent encore et M. de Lansac n’alla pas rue de Courcelles. Une après-midi, Louis, d’un air de mauvaise humeur, déposa une lettre sur la table de son maître. Celui-ci releva aussitôt la tête, un parfum bien connu lui révélait d’où venait cette lettre. Mme de Lesrel, en trois lignes, le priait de passer à l’hôtel, elle voulait lui demander un service.

M. de Lansac laissa tomber le billet et secoua d’abord la tête négativement. Mais comment justifier ce manque de politesse envers une femme qui, en résumé, n’était coupable que de grâce et de beauté? M. de Lansac sonda son cœur.

–Allons, se dit-il, le danger est passé, bien passé, puis une fois n’est pas coutume.

A cinq heures, il se présenta rue de Courcelles.

–Eh bien, monsieur mon ami, s’écria la jolie femme en lui tendant la main, que signifie cette désertion, et que vous ai-je donc fait pour que vous me délaissiez ainsi?

La voix de Mme de Lesrel tremblait un peu; son regard doux, azuré, interrogeait aussi le coupable. Souffrante, la jeune femme se drapait dans un peignoir d’une étoffe bleue, bordé de chinchilla. La tête couverte d’une fanchon qui encadrait son fin visage à la façon des mantilles, elle se pelotonnait entre les bras d’un grand fauteuil sur lequel elle était assise. Ainsi renversée, son corps se modelait sous les plis de la légère étoffe et ses petits pieds, chaussés de bas gris-perle et de souliers découverts, se croisaient et s’agitaient. Elle sonna, défendit sa porte, se posa de côté, la tête appuyée sur sa main, la hanche saillante et ronde. Ses prunelles bleues –elles étaient bleues ce soir-là–caressaient le colonel de leur regard languissant.

–Combien je suis heureuse de vous revoir, dit-elle en lui tendant pour la seconde fois la main d’un geste spontané; les amis de votre caractère sont rares, et les hommes sont si capricieux, que je craignais de vous avoir perdu. Je vous ai appelé, continua-t-elle sans laisser à M. de Lansac le temps de répondre, pour vous demander conseil sur un sujet si délicat, si intime, que j’ose à peine l’aborder, maintenant que voilà l’heure venue. Vous êtes cependant le seul de mes amis à qui je puisse confier un pareil secret, car vous êtes le seul à voir en moi autre chose qu’une jolie femme. Ecoutez donc. On m’a mariée, il y a six ans, à M. de Lesrel, sans trop me consulter, bien entendu; je ne me plains pas, mais.

La jeune femme se tut.

–M. de Lesrel vous adore, hasarda M. de Lansac.

–Il est mon mari, répliqua aussitôt Mme de Lesrel; il m’aime comme je l’aime, d’une affection bien calme; j’ai pu, jadis, rêver autre chose, et…

Elle se tut de nouveau, redressa un peu la tête, et son regard demeura fixé sur un paysage d’Hobbéma placé en face d’elle. Dans l’horizon lointain que représentait le tableau, dans son ciel semé de légers nuages dorés par le soleil, elle semblait chercher le rêve non réalisé de sa jeunesse, un rêve d’hier.

Le pouls de M. de Lansac s’accéléra. Une satisfaction intérieure l’envahit à la pensée que M. de Lesrel n’occupait pas dans l’âme de sa femme la place que chacun croyait. En somme, il apprit que M. de Lesrel, engagé dans des spéculations, réclamait de sa femme une signature qu’elle n’osait ni lui refuser ni lui accorder, faute d’en connaître les conséquences. M. de Lansac ne se demanda pas une seule minute pourquoi la jeune femme s’adressait à lui, assez ignorant en affaires, alors que son salon renfermait tant de légistes, d’avocats et de financiers célèbres. Il ne vit dans son action qu’une preuve de confiance, qui le transporta. Du reste, la question fut aussitôt écartée que posée. On avait le temps de réfléchir, ce n’était que dans un mois que Mme de Lesrel aurait à signer. Pendant plus d’une heure, M. de Lansac demeura sous le charme de l’enchanteresse qu’il avait si vaillamment fuie, et qui, au nom de l’amitié–ce nom revenait souvent sur ses lèvres–réclamait son appui. Il fallait la traiter en sœur, disait-elle, la bien voir comme elle était, une femme délicate, indécise, faible, qui, à défaut d’amour dans le mariage, à défaut d’enfant, dépensait son âme en affections choisies, ce qui la sauvait de passions plus dangereuses. Il fallait l’aimer, la protéger. Comme elle se faisait humble, adorable, débile, pelotonnée au fond de son fauteuil! Quelle candeur dans son regard qui implorait!

M. de Lansac, troublé, protestait de son dévouement pour le doux être qui se plaçait en quelque sorte sous sa protection. Il sortit de cet entretien enivré, vaincu. Il venait de rapprendre à jamais le chemin de la rue de Courcelles, et, quoi qu’il arrivât, il ne partirait plus. Il avait l’oreille pleine de cette voix de sirène, les yeux pleins des troublants rayons de ce regard qu’il revoyait suivre un rêve intérieur; il ne pouvait distraire son esprit de l’image des poses lasses de ce corps voluptueux. La jolie femme, par ses confidences, par ses demi-mots, avait entr’ouvert les portes de l’espérance; Eve triomphait une fois de plus.

La nuit ne dégrisa pas M. de Lansac, au contraire. Il revit Mme de Lesrel, elle lui lança deux ou trois regards qui achevèrent de le captiver. Avoir été distingué, choisi par cette adorable femme dans la foule d’hommes supérieurs au milieu desquels elle vivait, quelle victoire! L’officier, si expérimenté en stratégie, se laissait prendre aux pièges de l’ennemi avec une naïveté qu’un seul mot suffit à expliquer: il aimait.

Louis, à sa grande surprise, trouva de nouveau chaque soir la chambre de son maître jonchée de linge déplié. Toutefois, il le voyait de si belle humeur, qu’il en prit son parti. L’encre de Chine sécha dans les godets, les crayons restèrent émoussés, et M. de Lansac, qui résumait la campagne d’Autriche de1805, la délaissa complètement. Ce n’étaient plus les manœuvres dont le résultat fut la capitulation d’Ulm qui le préoccupaient, mais la tactique d’un général vieux comme le monde: Eros.

Sans se souvenir qu’il l’avait fui, il redevint l’assidu visiteur du salon de la rue de Courcelles. Deux ou trois fois, les jours de migraine, il fut invité à venir causer au coin du feu. Il voyait alors l’idole en soi-disant négligé, les cheveux dénoués, les épaules couvertes d’une pelisse de cachemire brodée d’or qui s’obstinait à glisser, qu’il fallait sans cesse remettre en place. Peu à peu M. de Lansac sortit de sa réserve et risqua de loin en loin un compliment.

–Oh, oh! disait alors la jolie femme avec une moue délicieuse, voilà, ce me semble, qui dépasse les justes bornes de l’amitié.

En même temps, son regard semblait remercier, encourager le complimenteur; elle lui souriait, ses paupières s’abaissaient palpitantes. Elle se taisait, écoutait, rêvait.

Les allures de Mme de Lesrel ne ressemblaient en rien aux manœuvres ordinaires des coquettes; elle séduisait sans provocation apparente, par le charme de sa beauté, par la vive sympathie qu’inspirait son caractère. Bien que le colonel ne péchât ni par excès d’audace ni par fatuité, il fut frappé, certain soir, des inflexions caressantes que prenait la voix de la jeune femme lorsqu’elle s’adressait à lui, et il se dit avec conviction:

–Elle m’aime.

Il n’en devint pas plus entreprenant, mais, à dater de cette heure, qui eût dû le rendre heureux, il souffrit.

Il souffrit de voir Mme de Lesrel s’appuyer sur le bras de son mari, il souffrit de la voir distribuer à chacun des amis qui la visitaient des poignées de main, des sourires, une part de cette grâce qu’il eût voulu tout entière. Ildevint jaloux et, à plusieurs reprises, se montra maussade en face de la jolie femme, dont les grands yeux profonds le regardaient alors avec une candeur à le rendre fou.

En dépit de cette jalousie, l’amour du colonel, comme il devait arriver étant donné son caractère loyal et droit, se maintenait dans les hauteurs les plus éthérées. Certes il souhaitait voir sa passion devenir contagieuse; mais il estimait trop la jeune femme pour admettre qu’elle pût jamais faillir. L’aimer, en être aimé, ses rêves n’allaient pas au delà.

Tout à coup, à l’abandon familier de Mme de Lesrel avec lui, succéda une sorte de contrainte, d’embarras qui n’échappa pas au colonel. Elle se montra capricieuse, fébrile, et parut prendre à tâche de le contredire. Elle si bonne, d’une égalité d’humeur si parfaite, eut pour lui des railleries et des mots cruels. Il ne répliquait pas; mais, en le voyant sombre, attristé, la jeune femme pansait la blessure qu’elle venait de lui infliger par une caresse de son regard, et le remède était peut-être plus troublant encore que le mal.

Lorsqu’elle devait dîner en ville, Mme de Lesrel, afin de ne perdre aucun des instants que lui consacraient ses amis, apparaissait souvent dès six heures en grande toilette. Un soir qu’admirablement parée elle semblait plus belle encore que de coutume, M. de Lansac demeura le dernier dans le salon. Il mordillait la pomme de sa badine et, l’œil ardent, il regardait la jolie femme marcher, tourner autour de lui, cambrer sa taille, rajuster une dentelle de sa jupe, une fleur de son corsage, un diamant dans ses cheveux. La discrète lumière filtrée par les abat-jour teintait de rose ses épaules satinées. L’air, doucement agité par ses mouvements félins, arrivait parfumé aux narines dilatées de M. de Lansac et l’enivrait. Avant de se draper dans un riche burnous, l’irrésistible charmeuse se posa devant l’officier.

–Suis-je à votre goût? lui demanda-t-elle.

M. de Lansac se leva brusquement.

–Qu’avez-vous donc? dit la jeune femme en l’inondant des rayons de son regard azuré.

Il fit un effort et dit d’une voix étranglée:

–Je vous aime.

–Je le sais, répliqua Mme de Lesrel, et votre amitié est un de mes bonheurs.

–Je vous aime d’amour.

Elle recula comme un oiseau effarouché.

–Bon, une plaisanterie, n’est-ce pas? dit-elle d’un air inquiet.

–Une plaisanterie! répéta douloureusement M. de Lansac. Je vous aime, madame, et depuis longtemps; vous le savez!

–Vous vous trompez, monsieur, répondit-elle; je l’apprends à l’instant, parce que vous me le dites. Mais reprenez vos paroles, et je l’oublierai.

Il répéta:

–Je vous aime.

–Quoi! vous aussi, dit la jeune femme, vous que… ? Adieu, monsieur de Lansac, votre indiscrétion me navre, car elle me prive d’un ami. Dans trois mois, dans six…

–Vous me chassez? s’écria le colonel.

–Non; je vous exile. Je ne veux pas entendre une seconde fois ce que vous venez de dire.

La voix de Mme de Lesrel, devenue soudain sèche, brève, frappa M. de Lansac de stupeur. La jeune femme sortit sans se retourner, sans prendre garde au geste suppliant qu’il lui adressa. Il arpenta un instant le salon, fou de rage et de douleur, décidé à saisir la coquette entre ses bras et à l’étouffer, si elle reparaissait.

Vers onze heures du soir, lorsque Louis pénétra dans la chambre de son maître, il le vit le front appuyé sur une console, le visage caché. Le premier mouvement du brave garçon fut de s’élancer vers son frère de lait; mais il avait ses heures de tact: il se retint et sortit sans bruit.

–Tonnerre de femmes! s’écria-t-il aussitôt dehors et en homme qui le sait par expérience, avec elles, ça finit toujours comme ça!

Les ailes brûlées

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