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VI.

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Revenons, il en est temps à notre réfectoire. Replaçons-nous devant cette Sainte Cène, si naïve et si savante à la fois, devant cette œuvre pleine de contrastes et vraiment inexplicable, si nous ne savions qu’à Florence, en 1505, il y avait un homme qui, par un privilége unique, était en même temps le plus soumis disciple de l’école traditionnelle et l’esprit le plus libre, le plus ouvert à tous les progrès de son art; également apte à comprendre l’idéal et à étudier la nature; en un mot Masaccio et Angelico tout ensemble. Quand on s’est bien rendu compte, comme nous venons de l’essayer, de ce merveilleux assemblage des dons les plus contraires et qu’on regarde cette fresque, on s’aperçoit que les deux termes concordent; l’énigme disparaît, l’œuvre est expliquée par l’homme.

Ceci n’est point un jeu d’esprit, une thèse inventée pour la cause: c’est le moyen vraiment sûr de restituer à une œuvre anonyme son véritable auteur. Quand on peut montrer que cette œuvre est le reflet exact d’un homme, et qu’elle ne peut l’être d’aucun autre, l’anonyme n’existe plus. Il est vrai que toutes les œuvres ne se prêtent pas à cc genre de démonstration. Il y a certains tableaux de Raphaël lui-même, bien connus pour lui appartenir, qui, s’ils étaient perdus, puis retrouvés par hasard, ne porteraient pas un signalement assez clair pour qu’on osât s’écrier: Lui seul peut les avoir faits. Nous voulons parler de quelques-unes de ces œuvres qui datent de l’époque où, devenu puissant et entouré d’élèves qui l’aidaient, il abandonnait malgré lui quelque chose de sa propre originalité pour se conformer aux aptitudes diverses et inégales de ses auxiliaires. Ici rien de semblable; pas un trait qui ne soit caractéristique, rien de vague ni d’effacé. Non-seulement l’individualité perce sous chaque coup de pinceau, mais elle porte sa date pour ainsi dire; c’est lui à tel moment, à tel jour de sa vie et non à tel autre. Ainsi nous savons par Vasari que, vers les premiers temps de son séjour à Florence, il se plaisait à imiter la façon de peindre soit de ses compagnons, soit des maîtres les plus en renom dans la ville, et telle était l’exactitude de ses imitations, que tout le monde y était pris. Or, nous trouverons ici un exemple de ce jeu d’écolier: la tête et les draperies du saint Jean sont exactement traitées à la façon de Léonard, et, ce qui est plus frappant encore c’est le saint Barthélemy, qu’on dirait avoir été peint et dessiné par fra Bartolomeo lui-même, tant le style et le coloris du frate sont fidèlement reproduits dans cette belle figure. Le nom de l’apôtre et le souvenir de son ami se seront associés dans l’esprit de Raphaël, et lui auront suggéré l’idée de cette imitation.

Est-il besoin maintenant de rentrer dans la série des preuves de détail? A quoi bon, par exemple, prendre l’un après l’autre tous les peintres contemporains, et chercher s’il en est un qui puisse avoir fait cette fresque? La plupart, cela va sans dire, seront écartés du premier coup, et, pour ceux qui resteront, on s’apercevra bien vite que, si par quelque côté ils se rapprochent de ce style, ils s’en éloignent par tous les autres. Ainsi, à la rigueur, il ne serait pas impossible que Lorenzo di Credi ou Rodolfo Ghirlandaïo eussent fait quelques-unes de ces têtes suaves et rêveuses comme le saint Simon ou le saint Thadée; mais le Judas et surtout le saint Pierre, mais le saint André et le saint Barthélemy, mais ces draperies amples et vigoureuses cette ordonnance générale, ces fonds et tout le reste enfin, impossible d’avoir seulement l’idée de leur en faire honneur.

Quant aux preuves plus directes, aux preuves positives, nous en avons déjà beaucoup donné : qu’on nous permette seulement d’en citer encore une ou deux. Arrêtons-nous d’abord devant la plus admirable peut-être de toutes ces figures, le saint Pierre. Assis à la droite du Sauveur il a entendu ses paroles, et aussitôt un soupçon lui a traversé l’esprit: ses yeux se sont portés sur Judas. Il se contient, mais on sent la violence de son indignation. Son couteau était dans sa main au moment eû son maître a élevé la voix, sa main s’est crispée, et le couteau, la pointe en l’air, reste fortement serré dans ses doigts. Rien de plus vrai, de plus saisissant, que ce mouvement, cette main, ce couteau de saint Pierre. Eh bien, ouvrez l’œuvre de Marc-Antoine, voyez cette autre Sainte Cène que Raphaël, dix ans plus tard, confiait à son burin, cette Sainte Cène plus agitée, plus dramatique, mais moins vraie que celle de S. Onofrio; vous y retrouvez ce même mouvement de saint Pierre, cette même main, ce même couteau. Et ce n’est pas là le seul emprunt que Raphaël, dans ce dessin, ait fait à notre fresque: regardez la partie inférieure de la figure du Christ, au-dessous de la table; la draperie est exactement la même dans la fresque et dans la gravure; les pieds ont exactement la même pose, pieds admirables qui expriment le calme de la divinité, tandis qu’à côté, les pieds de saint Pierre indiquent par leur contraction la bouillante agitation de son âme. Cette observation du vrai porté dans les moindres détails, et jusque dans les parties les moins visibles d’un tableau, bien des peintres, même de premier ordre, s’en préoccupent assez peu; Raphaël, on le sait, ne la néglige jamais.

Parlerons-nous d’une autre ressemblance non moins frappante, et que nous n’avons fait qu’indiquer plus haut à propos des dessins Michelozzi? Voyez la tête du saint André, n’est-ce pas identiquement et trait pour trait la tête du David dans la Dispute du saint sacrement? Où trouver des pièces de conviction plus solides et de meilleur aloi que ces emprunts répétés? Et notez que ce sont là les plus saillants, mais non pas les seuls: il est une foule d’autres détails, trop subtils pour être indiqués de loin, faciles au contraire à signaler sur place, quand on suit des yeux cette vaste peinture, qui se retrouvent reproduits soit dans des fresques ou des tableaux, soit dans des cartons ou de simples dessins du maître. Quand on a fait d’un bout à l’autre cette minutieuse revue, quand on a examiné pas à pas cette muraille, quand on y a reconnu partout la trace de cette main magistrale qui ne peut pas avoir fait deux fois la même chose sans qu’on s’en aperçoive, parce qu’elle n’a rien fait dont le souvenir ait pu s’effacer, alors, fût-on sceptique jusqu’à la moelle des os, on laisse là son scepticisme. Aussi M. Jesi, qui, pendant près de deux années, en préparant le dessin de sa gravure, a cent fois passé et repassé les yeux sur cette fresque, comme sur une étoffe dont il aurait compté et recompté chaque fil, M. Jesi ne permettrait pas à Raphaël lui-même, s’il revenait au monde, de nier que ce soit là son œuvre. Vous avez vos raisons pour n’en pas convenir, répondrait-il à Raphaël; mais cette fresque est bien de vous. E pur si muove!

Quant à nous, sans aller aussi loin, sans nous inscrire d’avance en faux contre toute révélation imprévue qui restituerait ce chef-d’œuvre à un autre que Raphaël, nous n’hésitons pas à affirmer, sans crainte d’être jamais démenti, que ce peintre, quel qu’il fût, appartiendrait nécessairement à l’école ombrienne, serait élève du Pérugin, égal en talent et en savoir à l’auteur du Spozalizio, et que nécessairement aussi il serait mort sans avoir produit une autre œuvre connue que cette fresque de S. Onofrio. Ces points admis, peu nous importe qu’on nous découvre le nom qu’on voudra: nous n’aurons rien à rectifier de tout ce que l’on vient de lire; seulement nous saurons qu’il a existé un membre de plus dans l’immortelle famille des hommes de génie, et qu’au lieu d’un Raphaël la nature en avait produit deux.

Dans peu d’années, nous l’espérons, il ne sera plus nécessaire d’aller jusqu’à Florence pour contempler cette grande œuvre; M. Jesi en aura donné la plus exacte image, et chacun pourra chez soi s’en faire une juste idée . On verra quel trésor nous cachait ce vieux couvent, devenu pour la peinture moderne un véritable Herculanum. Quand la gravure s’en sera répandue en Europe, quand la Cène de S. Onofrio sera devenue populaire, il y aura plaisir à la mettre en regard de toutes les autres cènes que nous ont laissées les grands maîtres, depuis Giotto et Dominique Ghirlandaïo jusqu’à Andrea del Sarto et Poussin. Aujourd’hui cette comparaison serait prématurée: un des termes n’étant connu que de quelques personnes, on aurait peine à se faire comprendre; on ne parlerait, pour ainsi dire, que pour soi. Attendons la gravure. Ce sera surtout avec la plus célèbre de toutes ces saintes cènes, avec celle de Léonard, qu’un parallèle approfondi pourra devenir d’un sérieux intérêt. Dans l’examen comparé de ces deux œuvres, il y a tout un enseignement. Ce sont deux faces de l’art, deux méthodes mises en présence et sous leur aspect le plus accentué. Quant aux deux hommes, nous ne pensons pas qu’il y eût justice à les comparer sur ce terrain. La Cène de Milan, méditée pendant tant d’années, exécutée avec tant de soins et de labeur, c’est le dernier mot de Léonard; la Cène de Florence, c’est le début de Raphaël, c’est moins un tableau qu’une étude.

Selon toute apparence, il se sera mis à ce travail peu de temps après son arrivée, lorque les commandes ne lui venaient pas encore en foule; il aura cherché l’occasion de faire un sérieux essai de ses forces, de se recueillir, de se préparer silencieusement aux grands travaux qu’il méditait, sans se préoccuper du public, et acceptant sans trop de peine que son essai fût destiné à ne pas voir le jour. Ce qui confirme cette conjecture, c’est qu’on peut indiquer avec grande vraisemblance comment ce travail a dû lui être confié. Les archivés du couvent de Fuligno, nous l’avons déjà dit, n’ont pas été détruites, et contiennent, par ordre chronologique, les noms de toutes les abbesses qui ont régi la communauté. Or, on voit, vers l’an 1504, une Soderini faire place à une Doni. Si la parente du gonfalonier eût continué de vivre et de gouverner la maison, il est probable que Raphaël n’eût jamais peint ce réfectoire; mais Agnolo Doni, Agnolo le millionnaire, qui, comme le dit Vasari, aimait à protéger les arts sans fouiller à sa bourse, aura trouvé commode, l’abbesse de Fuligno étant de sa famille, de lui faire commander une fresque à son jeune protégé. L’abbesse n’aura consenti que par égard pour son parent, croyant faire une charitié, et de là peut-être le peu d’estime que le couvent aura d’abord conçu pour une œuvre probablement mal payée. Raphaël, de son côté, ne pouvant montrer sa fresque a personne, et la considérant comme un exercice et une préparation, en aura d’autant moins parlé, qu’il se proposait sans doute d’y puiser largement plus tard, comme dans un trésor dont il avait seul le secret, et nous venons de voir qu’il ne s’en fit pas faute.

Si quelque chose pouvait donner un attrait de plus à cette belle et austère création, ce serait cette façon tout intime et privée dont elle nous semble avoir été conçue. Des tableaux de Raphaël faits pour le public, Florence en possède d’admirables et en grand nombre; mais ce qu’on ne rencontre ni à Florence ni dans aucune galerie d’Europe, c’est un tableau fait par Raphaël en quelque sorte pour lui seul. On ne connaissait jusqu’ici d’autre moyen d’étudier sa pensée toute nue, de saisir sur le fait son travail intérieur et solitaire, que de consulter ses dessins: ici, dans cette fresque, nous trouvons réuni à l’intérêt et à l’éclat d’une grande peinture monumentale le charme confidentiel d’un livre de croquis.

Le gouvernement du grand-duc ne pouvait méconnaître combien il importait à Florence de conserver cette merveille. Dès 1846, le réfectoire fut acquis pour le compte de l’État et converti en monument public. Il fut en même temps décidé qu’on ferait de cette salle une sorte de sanctuaire en l’honneur de Raphaël, qu’on y placerait son buste et les dessins provenant de la collection Michelozzi, comme des témoins bons à consulter en face même du tableau. Faut-il le dire? tous ces plans ne sont encore qu’en projet. L’orage qui, en février, a éclaté sur l’Europe n’a pas épargné Florence, on s’en souvient Dans cette douce et aimable cité, où, peu de mois auparavant nous avions assisté à tant d’illusions généreuses si tôt et si cruellement déçues, l’esprit de désordre a secoué sa torche, et le culte des arts a été suspendu. Non-seulement le réfectoire de S. Onofrio n’est pas encore converti en musée, mais on n’a pas même abattu la cloison élevée provisoirement, après la découverte dé la fresque, pour l’isoler de l’atelier du peintre de voitures. Cette cloison, trop rapprochée intercepte la ventilation et augmente les causes d’humidité qui peuvent détériorer la muraille et son enduit. Ce n’est pas tout: on a logé, on loge encore derrière cette cloison trente soldats autrichiens et autant de chevaux. Faudra-t-il que ce chef-d’œuvre n’ait été sauvé de l’oubli que pour périr de main d’homme? Nous ne pouvons croire à tant de barbarie. Oublie-t-on que la Cène de Léonard n’est si profondément altérée que pour avoir subi un pareil voisinage? Et ne sait-on pas que cette fois on serait doublement coupable, puisqu’on est averti? Nous voulons espérer qu’en signalant le mal, nous aidons à le prévenir.

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