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III

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Table des matières

il y avait à peine un an qu’on parlait à Florence de la Cène de S. Onofrio; l’opinion qui l’attribuait à Raphaël, d’abord accueillie avec défiance, prenait de jour en jour plus de poids et d’autorité ; le témoignage des juges les plus experts, confirmé par cette signature sans doute un peu hiéroglyphique, mais, aux yeux de bien des gens, suffisamment lisible, la parfaite concordance de plusieurs de ces figures d’apôtres avec les dessins Michellozzi, enfin, par-dessus tout, l’aspect du tableau lui-même, le caractère des physionomies, la sûreté du dessin, la perfection des accessoires, tout concourait à dissiper les derniers doutes, les dernières velléités de controverse, lorsque tout à coup on lut dans quelques feuilles d’Italie, puis aussitôt dans des journaux sérieux et accrédités de Paris et de Londres, qu’on venait de découvrir le véritable auteur de la prétendue fresque de Raphaël. C’en était fait, le mot de l’énigme était trouvé ; toutes les conjectures devaient tomber devant un document irrécusable.

Quel était ce document? Un archiviste paléographe, M. Galgano Garganetti, en fouillant de poudreux cartons, avait mis la main sur le journal d’un peintre du quinzième siècle, nommé Neri di Bicci. Dans ce journal, il avait lu que, le 20 mars 1461, les dames de Fuligno donnaient commission audit Neri di Bicci de peindre à fresque une Sainte Cène dans le fond de leur réfectoire. Les dimensions du tableau étaient indiquées dans la commande; c’étaient exactement celles de la fresque existant aujourd’hui. D’où M. Galgano Garganetti avait conclu, et s’était hâté de publier dans un savant opuscule, que Neri di Bicci était l’auteur du cénacle de S. Onofrio.

Pour ceux qui n’ont jamais ouï parler de ce peintre, la conclusion doit paraître plausible; mais à Florence, où ses œuvres sont connues, la trouvaille du paléographe fit pousser un grand éclat de rire. Il faut savoir quel homme est ce Neri di Bicci. On peut en juger à la galerie de l’académie des beaux-arts; d’autres échantillons de son savoir faire se voient aussi à San-Pancracio, et on en trouve enfin dans les anciennes dépendances du couvent même de S. Onofrio, car il paraît que dans cette maison il était vraiment en faveur. Toutes ces peintures, même les moins imparfaites, sont d’une telle roideur, d’une telle sécheresse, qu’on ne sait quelle date leur assigner. Elles ne remontent toutes qu’à la seconde moitié du quinzième siècle, puisque l’auteur a vécu de 1421 à 1486: d’après leur style, on les croirait d’au moins cent ans plus anciennes, sous cette réserve toutefois qu’elles reproduisent les défauts des vieux maîtres, mais pas une de leurs grandes qualités.

Vasari, qui consacre une de ses notices à Lorenzo di Bicci, artiste d’un certain talent ou tout au moins d’une certaine célébrité, s’est bien gardé de faire semblable honneur à Neri, son petit-fils. Il n’en parle qu’en passant et seulement pour le désigner comme le dernier imitateur de la manière de Giotto. Ce n’était, en effet, qu’un pâle reproducteur, non pas même d’un homme, mais d’une manière. De là ce dessin banal et routinier, ces formes anguleuses, ces draperies de bois, ces yeux à peine ouverts, ces bouches grimaçantes, ces mains dont les doigts collés les uns aux autres semblent symétriquement taillés par un procédé mécanique. Mettez en regard toutes les œuvres connues de Neri di Bicci et la fresque de S. Onofrio, puis demandez, non pas même à un connaisseur, mais au premier venu, pourvu qu’il y ait le sens commun, si ces manequins et ces figures vivantes peuvent avoir été conçus par le même esprit, créés par la même main, la question sera tranchée sur-le-champ: il serait en vérité moins absurde de faire honneur de Polyeucte ou du Cid au plus méchant rimailleur de la cour d’Henri III.

Cependant M. Galgano Garganetti, archiviste de son état, n’était pas homme à accepter un jugement ainsi rendu. Faire si bon marché d’un texte! préférer à un titre en règle le simple témoignage des sens et de la raison, quel sacrilége! Il prit aussitôt la plume pour soutenir sa découverte et faire, de par son journal, un grand peintre de Neri di Bicci. Si folle que fût la thèse, elle pouvait séduire bien des gens, car le public, sans être archiviste, a pour les preuves écrites une vieille superstition. Il fallut donc prendre au sérieux la querelle, et la polémique commença.

On demanda d’abord communication du journal, et, après en avoir attentivement feuilleté toutes les pages, on reconnut que la commande y était bien inscrite, mais que rien n’indiquait qu’elle eût été exécutée. Or, Neri di Bicci, s’il n’était pas bon peintre, était, à ce qu’il paraît, excellent teneur de livres. Il ne recevait aucune somme et n’en payait aucune, si faible qu’elle fût, sans l’inscrire aussitôt; pas une commande ne lui était faite sans qu’il en consignât sur son registre l’exacte description, ajoutant avec soin quel jour l’ouvrage avait été achevé et quel argent lui avait été remis soit comme à-compte, soit comme solde du prix. Or, s’il eût exécuté la Cène du réfectoire, le plus important travail assurément dont il eût jamais été chargé, comment comprendre qu’en cette occasion solennelle il eût manqué à ses constantes habitudes, et comment son registre serait-il muet sur les suites de cette grande affaire? Il est vrai que le 4 août, c’est-à-dire moins de cinq mois après avoir reçu la commande, on le voit toucher quelques florins des mains de Giovanni Aldobrandini pour le compte des religieuses de Fuligno. Pourquoi ce payement? Rien ne l’indique. Évidemment ce ne pouvait être le prix de la fresque, car il n’était pas possible que dès lors elle fût achevée, et la somme était d’ailleurs trop modique pour une œuvre aussi considérable: c’était donc très-probablement le prix de quelque autre ouvrage; mais supposons, si l’on veut que c’eût été un à-compte. Qu’en résulterait-il et qu’indiquerait cet à-compte? Que le travail était commencé, voilà tout. Resterait encore à justifier de son achèvement. Ainsi, pour procéder avec rigueur, une seule chose est prouvée, la commande; mais rien n’établit que Neri di Bicci ait effectivement peint la Sainte Cène du réfectoire de S. Onofrio.

Admettons maintenant qu’il l’ait peinte; supposons qu’on vienne à découvrir cette preuve qu’on ne peut fournir aujourd’hui, s’ensuivrait-il que la fresque retrouvée il y a sept ans fût nécessairement celle de Neri di Bicci? Pas le moins du monde. Serait-ce la première fois que sur la même muraille on verrait une fresque en recouvrir une autre? Pour citer des exemples de ces sortes de superposition, nous n’aurions que l’embarras du choix. Jules II, dans son Vatican, n’a-t-il pas fait détruire des fresques tout récemment achevées pour donner un champ plus vaste au pinceau de Raphaël? A Florence, la grande chapelle de Santa-Maria-Novella n’était-elle pas décorée du haut en bas par Orcagna avant que Ghirlandaïo la revêtît des peintures qu’on y voit aujourd’hui? Si donc, au lieu de peindre dans un lieu ouvert au public, au su de toute la ville, Ghirlandaïo eût travaillé en secret, sans témoins; si, par un hasard quelconque, tout souvenir de son nom se fût perdu, on viendrait nous dire aujourd’hui que ces fresques sont l’œuvre d’Orcagna, attendu que des preuves écrites, des pièces probantes établissent que ce grand maître a exécuté dans cette même chapelle, sur ces mêmes murailles, des fresques de même dimension que celles qui existent encore. Nous aurions beau nous récrier, faire appel au bon sens, invoquer la différence des styles, l’anachronisme des costumes, il y aurait des paléographes, des Galgano Garganetti, qui nous prendraient en pitié, et notez bien que, devant une partie du public, nous n’aurions pas raison, et que l’auteur des fresques finirait par être Orcagna.

C’est là le genre de service que peut rendre l’érudition chaque fois qu’avec ses seules lumières elle s’avise de trancher les questions d’art. Que de romans ainsi construits à grands renforts de science! C’est l’histoire de la cathédrale de Coutances et de tant d’autres églises dont on surfait l’antiquité, parce qu’on a rencontré dans un texte la date de leur construction primitive, tandis que la preuve écrite de leur reconstruction n’est pas venue jusqu’à nous. Vainement ces piliers, ces nervures démentent par leurs formes récentes la - vieillesse dont on les affuble; vainement vous protestez: le patriotisme local épouse la querelle, et toujours il survient quelque honnête savant qui, de la meilleure foi du monde, se dévoue à plaider ces absurbes procès. Certes, l’érudition est une belle chose, et les preuves écrites sont le fondement de toute certitude historique, mais à la condition que l’esprit les vivifie. Quand il s’agit surtout des arts et de leur histoire, les doctes, qui n’ont vu que des livres, ne valent pas le plus mince écolier, s’il a vu des monuments, s’il les a comparés et s’il les a compris.

Par malheur, les écoliers de cette sorte ne laissent pas que d’être assez rares, et le public, encore un coup, n’a de foi que pour ce qui est écrit. Aussi nous ne serions qu’à demi rassuré si pour réfuter M. Galgano Garganetti nous en étions réduit à dire et à redire que Neri di Bicci étant un mauvais peintre, il n’est pas permis de croire qu’il ait fait un chef-d’œuvre; mais, Dieu merci! on trouve quelquefois des armes à deux tranchants, et les preuves écrites vont venir à notre aide.

En effet, notre archiviste invoquait dans sa défense un ancien livre de notes ou mémorial du couvent de Fuligno; or, on s’est mis à fouiller ce livre, et on y a trouvé la preuve que, peu de temps après l’an 1500, les religieuses s’étaient fait construire un nouveau réfectoire, que l’ancien, celui ou Neri di Bicci avait dû peindre la Sainte Cène, avait été transformé en cuisine et en lavoir. Dans un titre daté de 1517, on le désigne sous le nom de vieux réfectoire (il vecchio).

Nous pouvons donc, à notre tour, démontrer par pièces authentiques que Neri di Bicci n’a jamais mis la main à la fresque de la rue Faenza, non-seulement parce qu’il en était incapable, mais, ce qui n’admet aucune réplique, parce que la muraille sur laquelle elle est peinte n’a été construite que quatorze ans au moins après sa mort.

On s’étonnera peut-être que cette muraille ait les mêmes dimensions que celle de l’ancien réfectoire; mais cela même est expliqué, car les religieuses en changeant de local, avaient voulu conserver leur mobilier et notamment leurs stalles. Or, pour loger ces stalles, il avait bien fallu s’astreindre, dans la nouvelle construction, aux proportions du vaisseau où elles étaient précédemment placées.

Nous n’aurions pas insisté sur cet épisode un peu puéril, si la soi-disant découverte de M. Garganetti n’avait obtenu, même en France, les honneurs d’une certaine publicité. Vue de loin, elle pouvait sembler quelque chose.

Cependant, parce qu’il est désormais incontestable que Neri di Bicci n’a pas fait la fresque de S. Onofrio, s’ensuit-il que Raphaël en soit l’auteur? C’est là une question d’un tout autre ordre, et qu’il nous tarde d’aborder, non plus sur la foi d’autrui, mais en nous plaçant nous-mêmes vis-à-vis du tableau.

Études sur l'histoire de l'art. Temps modernes : La peinture en Italie, en France et aux Pays-Bas

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