Читать книгу Mademoiselle de Scudéry, sa vie et sa correspondance, avec un choix de ses poésies - Madeleine De Scudéry - Страница 4

NOTICE
SUR
MADEMOISELLE DE SCUDÉRY.

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Table des matières

I

FAMILLE.—PREMIÈRES ANNÉES.—SÉJOUR EN PROVENCE.

1607-1647.

En donnant ici, d'après le vœu d'un éminent écrivain, un choix de la correspondance et des poésies de Mlle de Scudéry, nous avons cru nécessaire de le faire précéder d'une notice sur sa vie, qui embrasse la presque totalité du dix-septième siècle, et dont M. Cousin n'a retracé que le milieu, correspondant à la date de la publication du Grand Cyrus. Il a concentré sur ce point unique tout l'intérêt de son tableau, laissant dans l'ombre ou n'éclairant que par reflet les autres parties. Au milieu des plus grands succès littéraires de l'auteur, il n'a vu, il n'a voulu voir que le Cyrus, et, dans ce qu'il a dit de la personne même de l'écrivain, il a presque complétement passé sous silence ses dernières années, si bien remplies par les préceptes et les exemples de toutes les vertus d'un sexe dont, sauf la beauté physique, elle posséda tous les agréments, sans en avoir connu les faiblesses.

Mais, en racontant la vie de Mlle de Scudéry, il ne suffisait pas de retracer les événements d'une existence bien moins accidentée que celle de ses héros; il fallait la replacer au milieu du mouvement littéraire et social qui en constitue le principal intérêt. Ainsi donc, sa famille, ses amis, sa vie commune avec son frère, les sociétés polies qu'elle traversa ou qu'elle groupa autour d'elle, son individualité comme femme et comme écrivain, la vogue et le déclin des genres de littérature dont elle fut la personnification la plus complète, tels seront les principaux éléments de l'étude qui va suivre.

Scudéry, Escudéry, Escudier, Escuyer, Scutifer en latin, vieille famille d'Apt en Provence, y figure sous ces différents noms, au moins depuis le quatorzième siècle. Elle se disait d'origine italienne; on sait que c'était une manie assez commune chez les familles provençales. Pithon-Curt nous apprend qu'un Jean Scudéry épousa, par contrat passé à Lisle en 1360, Marguerite Isnard, dotée par son père Hugues de 1000 florins d'or, somme considérable pour le temps. Ce Jean Scudéry paraît être le même que mentionne Papon, dans son Histoire de Provence, parmi les partisans de Raymond IV, et dont les biens furent confisqués en 1367 par la reine Jeanne. Le premier de ces auteurs parle aussi d'un Sébastien Scudéry d'Apt qui se maria avec Lucrèce de Guast, suivant contrat du 7 avril 1480. A la même famille appartenaient Jacques Escudier, notaire à Apt en 1535, Jean Escudier, 3e consul d'Avignon en 1599 et en 1618, enfin Elzéar Escuyer ou Scudéry [2], qui porta les armes avec distinction et fut lieutenant de Simiane de la Coste, gouverneur de cette ville sous Charles IX. Vers la fin du seizième siècle, son fils Georges, après s'être fait une certaine réputation militaire dans son pays, quitta Apt, et, sous le nom, désormais adopté, de Scudéry [3], suivit la fortune du seigneur de Brancas-Villars, d'abord à Lyon, dont ce seigneur fut gouverneur pour la Ligue, puis à Rouen, qu'il défendit contre Henri IV et où Scudéry commandait le fort Sainte-Catherine [4], et enfin, lorsque son protecteur fut devenu amiral de Villars et gouverneur du Havre, dans cette dernière ville où Georges de Scudéry aurait été lieutenant ou plutôt capitaine des ports [5].

Quoi qu'il en soit de ces antécédents des Scudéry, qu'ils ne nous auraient pas pardonné d'omettre, eux qui se piquaient tant d'armes et de noblesse, notre Provençal transplanté en Normandie se maria en 1599 à Madeleine de Goustimesnil, d'une bonne famille de cette province, et en eut Georges et Madeleine, nés tous deux au Havre, le premier en 1601, et la seconde en 1607 [6]. Il est difficile de séparer la biographie du frère d'avec celle de la sœur, puisqu'ils vécurent ensemble jusqu'au mariage du premier, malgré la différence de leurs caractères, «la sœur, dit M. Cousin, étant aussi modeste qu'il était vain, et d'une humeur aussi douce et facile qu'il l'avait fanfaronne et querelleuse.» Tallemant des Réaux, moins indulgent, trace ainsi le même parallèle: «Sa sœur a plus d'esprit que lui et est tout autrement raisonnable, mais elle n'est guère moins vaine. Elle dit toujours: Depuis le renversement de notre maison; vous diriez qu'elle parle du renversement de l'Empire grec.» Si l'on en croit Conrart, «le duc de Villars ayant succédé à l'amiral son frère dans le gouvernement de Normandie, sa femme prit en telle haine ce lieutenant, après l'avoir trop aimé, qu'elle ruina toutes ses affaires.» Ici Conrart nous paraît être l'écho complaisant des fanfaronnades de Scudéry. Toujours est-il que le père en mourant, comme il le dit: «ne laissa pas ses affaires en bon état [7].» La mère, femme de mérite, donna ses soins à la première éducation de sa fille, mais elle ne tarda pas à suivre son mari [8], et la jeune Madeleine [9] fut recueillie par un de ses oncles qui avait l'esprit très-droit et très-cultivé, et qui avait vécu à la cour de trois de nos rois [10].

Ici nous ne pouvons mieux faire que de suivre, en l'abrégeant, Conrart évidemment renseigné par Mlle de Scudéry elle-même sur les détails de sa première éducation. «Son oncle, dit-il, lui fit apprendre les exercices convenables à une fille de son âge et de sa condition, l'écriture, l'orthographe, la danse, à dessiner, à peindre, à travailler en toutes sortes d'ouvrages. De plus, comme elle avoit une humeur vive et naturellement portée à savoir tout ce qu'elle voyoit faire de curieux et tout ce qu'elle entendoit dire de louable, elle apprit d'elle-même les choses qui dépendent de l'agriculture, du jardinage, du ménage de la campagne, de la cuisine; les causes et les effets des maladies, la composition d'une infinité de remèdes, de parfums, d'eaux de senteur et de distillations utiles ou galantes, pour la nécessité ou pour le plaisir. Elle eut envie de savoir jouer du luth, et elle en prit quelques leçons avec assez de succès; mais, comme elle tenoit son temps mieux employé aux occupations de l'esprit, entendant souvent parler des langues italienne et espagnole, et de plusieurs livres écrits en l'une et en l'autre, qui étoient dans le cabinet de son oncle et dont il faisoit grande estime, elle désira de les savoir, et elle y réussit admirablement. Dès lors, se trouvant un peu plus avancée en âge, elle donna tout son loisir à la lecture et à la conversation, tant de ceux de la maison qui étoient très-honnêtes gens et très-bien faits, que des bonnes compagnies qui y abondoient tous les jours de tous côtés [11].»

On devinerait sans peine que les romans tinrent une grande place dans ses lectures, quand même on n'aurait pas sur ce point le témoignage de Tallemant et le sien propre. Elle en recevait un peu de toutes mains, si l'on en croit ce que raconte le premier, comme le tenant de la bouche même de Mlle de Scudéry: «qu'un D. Gabriel, feuillant, qui étoit son confesseur, lui ôta un livre de ce genre, où elle prenoit beaucoup de plaisir,» mais pour lui en donner d'autres qui ne valoient guère mieux, et qu'il finit par lui laisser le tout, en disant à la mère «que sa fille avoit l'esprit trop bien fait pour se laisser gâter à de semblables lectures.» Il ajoute que le conseiller huguenot Claude Sarrau lui en prêta d'autres ensuite [12].

Enfin il faut rapprocher ces renseignements de ce qu'elle nous apprend elle-même à ce sujet dans une lettre adressée à Huet lors de la publication du Traité de ce dernier sur l'origine des Romans (1670). «Vous avez précisément choisi les romans qui ont fait les délices de ma première jeunesse et qui m'ont donné l'idée des romans raisonnables qui peuvent s'accommoder avec la décence et l'honnêteté, je veux dire Théagène et Chariclée, Théogène et Charide, ainsi que l'Astrée; voilà proprement les vraies sources où mon esprit a puisé les connoissances qui ont fait ses délices. J'ai seulement cru qu'il falloit un peu plus de morale, afin de les éloigner de ces romans ennemis des bonnes mœurs qui ne peuvent que faire perdre le temps.» Ajoutons que Mlle de Scudéry à l'âge de quatre-vingt-douze ans, s'intéressait encore à «ces romans qui avoient fait les délices de sa première jeunesse,» car c'est sur sa demande que Huet lui écrivait la Lettre du 15 décembre 1699 touchant Honoré d'Urfé et Diane de Chasteaumorand, insérée dans les Dissertations de Tilladet, t. II, p. 100.

Suivant une tradition locale difficile à concilier avec ces témoignages relatifs à la jeunesse et à l'éducation de Madeleine en Normandie, elle aurait, vers l'année 1620, accompagné son frère dans un pèlerinage en Provence au berceau de leur famille [13], et c'est lors de leur passage à Valence qu'aurait eu lieu l'aventure de l'auberge sur laquelle nous reviendrons. Ce qui paraît certain, c'est que Georges fit en effet le voyage d'Apt où il retrouva quelques parents, entre autres sa grand'mère paternelle qui vécut cent huit ans [14], et que, pendant ce séjour, il adressa à une demoiselle du pays, Catherine de Rouyère, ses hommages et ses premiers vers [15].

C'est aussi à cette époque, ou environ, qu'il faut rapporter ces fameuses campagnes dont Scudéry a tant parlé en prose et en vers:

Pour moi plus d'une fois le danger eut des charmes

Et dans mille combats je fus tout hazarder;

L'on me vit obéir, l'on me vit commander

Et mon poil tout poudreux a blanchi sous les armes [16].

Et dans la préface de son Ligdamon qu'il fit, dit-il, en sortant du régiment des Gardes (1631): «Je suis né d'un père qui, suivant l'exemple des miens, a passé tout son âge dans les charges militaires, et qui m'avoit destiné, dès le point de ma naissance, à pareille forme de vivre. Je l'ai suivie par obéissance et par inclination. Toutefois, ne pensant être que soldat, je me suis encore trouvé poëte. Ce sont deux métiers qui n'ont jamais été soupçonnés de bailler de l'argent à usure, et qui voient souvent ceux qui les pratiquent réduits à la même nudité où se trouvent la Vertu, l'Amour et les Grâces, dont ils sont les enfants.... Tu couleras aisément par dessus les fautes que je n'ai point remarquées, si tu daignes apprendre qu'on m'a vu employer la plus grande partie du peu d'âge que j'ai, à voir la plus belle et la plus grande Cour de l'Europe, et que j'ai passé plus d'années parmi les armes que d'heures dans mon cabinet, et usé beaucoup plus de mèches en arquebuse qu'en chandelle: de sorte que je sais mieux ranger les soldats que les paroles, et mieux quarrer les bataillons que les périodes, etc.»

Il rappelait avec complaisance la part qu'il avait prise aux guerres de Piémont sous les ordres du duc de Longueville et du prince de Carignan, sa retraite du Pas-de-Suze, ses quatre voyages à Rome, etc. [17] Mais, comme le dit Moréri, ses voyages et ses campagnes examinés dans le détail se réduisent à peu de choses. Ils ne lui avaient pas, dans tous les cas, donné la fortune, puisque Segrais nous le représente mangeant son morceau de pain sous son manteau dans le jardin du Luxembourg.

Les lettres furent pour lui une ressource. Nous le voyons, vers 1630, quitter le régiment des Gardes, et, de 1631 à 1644, faire représenter seize pièces de théâtre qui lui valurent, sinon toujours l'approbation du public, comme il s'en vante dans mainte préface, du moins la protection du cardinal de Richelieu. Les Observations sur le Cid furent suivies des Sentiments de l'Académie sur ce chef-d'œuvre (1637-1638), et, s'il se donna le double ridicule de se poser en rival littéraire et en provocateur du grand Corneille [18], il faut, pour l'excuser un peu, se rappeler qu'il eut parfois dans sa poésie quelque chose du souffle cornélien, au point qu'on lui a fait l'honneur de lui attribuer certains vers de l'auteur du Cid.

Assurément Corneille n'aurait pas désavoué ces vers qui terminent la belle description de la décadence de Rome sous l'Empire:

L'aigle qui fut longtemps plus craint que le tonnerre

N'osoit plus s'élever et voloit terre à terre,

Et ce superbe oiseau, loin des essors premiers,

Se cachoit tout craintif dessous ses vieux lauriers.

Il y a comme une réminiscence du sommeil de Condé à Rocroy dans ce passage d'Alaric, que Boileau déclarait «trop bon pour être de Scudéry»:

Il n'est rien de si doux pour les cœurs pleins de gloire

Que la paisible nuit qui suit une victoire;

Dormir sur un trophée est un charmant repos

Et le champ de bataille est le lit d'un héros.

On retrouve quelque chose de l'inspiration de Milton dans la peinture des gouffres infernaux, au chant VI du même poëme:

D'une éternelle nuit toujours enveloppés,

Noir séjour des méchants que la foudre a frappés.

Après avoir décrit les funèbres clartés de l'abîme, l'auteur ajoute:

Et ce mélange affreux qu'accompagne un grand bruit

Luit éternellement dans l'éternelle nuit,

Mais c'est d'une lumière à tant d'ombre mêlée

Qu'elle épouvante encor la troupe désolée.

Concluons donc que Scudéry eut moins de mérite qu'il ne s'en croyait, mais plus que ne lui en attribuaient ses adversaires. Il sut quelquefois remonter le pas glissant qui sépare le ridicule du sublime. Il y avait chez lui un certain fond chevaleresque qui prêtait aisément à la raillerie dans le domaine de la littérature, mais qui forçait l'estime quand il s'appliquait aux choses du cœur. On le vit afficher pour des amis attaqués ou persécutés, notamment pour Théophile, une fidélité hautaine [19] qui rachète bien des flatteries prodiguées aux puissances du jour.

Ce qui fait encore plus d'honneur à Scudéry, c'est l'anecdote suivante au sujet de laquelle Arckenholz (Mémoires sur Christine, t. I, p. 260) a voulu exprimer quelques doutes qui ne sauraient prévaloir contre le témoignage positif de Chevreau. «La reine Christine m'a répété cent fois qu'elle réservoit pour la dédicace que M. de Scudéry lui feroit de son Alaric une chaîne d'or de mille pistoles; mais comme M. le comte de la Gardie, dont il est parlé fort avantageusement dans ce poème, essuya la disgrâce de la Reine, qui souhaitoit que le nom du comte fust ôté de son ouvrage, et que je l'en informai par la même poste qui m'apporta en feuilles son Alaric déjà imprimé, il me répondit quinze jours après que, quand la chaîne d'or seroit aussi grosse que celle dont il est fait mention dans l'histoire des Incas, il ne détruiroit jamais l'autel où il avoit sacrifié [20].»

Cependant sa sœur était venue le rejoindre à Paris, et ce fut à partir de ce moment (1639 au plus tard) que commença entre eux cette vie commune et cette collaboration littéraire qui devait durer jusqu'en 1655. Dès lors aussi commença pour Madeleine ce rôle de providence qu'elle allait jouer auprès de lui, devenant, comme il le lui écrivait, «son seul réconfort dans le débris de toute sa maison [21],» corrigeant ses écarts de plume et de conduite [22], du reste abritant volontiers ses premiers essais littéraires sous la réputation plus ancienne et plus retentissante de son frère. Sans parler ici des romans sur lesquels nous reviendrons plus tard, voici ce que lui écrivait Chapelain à la date du 19 janvier 1645: «Vous envoyer des vers, Mademoiselle, c'est envoyer de l'eau à la mer, c'est vous donner ce que vous avez chez vous en abondance. Que si vous en faites la modeste pour votre regard, vous l'avouerez bien au moins pour celui de M. votre frère qui est un océan de poésie plus découvert que n'est le vôtre, et qui est si plein de ce côté là, qu'on ne sauroit l'accroître quelque chose que l'on y verse.»

Déjà presque vieille fille, sans beauté, mais «de très-bonne mine,» suivant Titon du Tillet qui avait dû la voir, telle était Mlle de Scudéry lorsqu'elle fut introduite par son frère à l'hôtel de Rambouillet, dans ce que Rœderer appelle la 4e période, s'étendant de 1630 à 1640, longtemps avant que le nom de Précieuse fût en usage, et alors qu'on pouvait rencontrer en ce lieu Corneille et Bossuet à côté de Voiture et de l'abbé Cotin. «Elle y fut accueillie, dit l'historien de la Société polie, sinon comme auteur (elle n'avait encore rien publié), du moins comme une fille d'esprit, bien élevée, sœur d'un homme de lettres très-connu, et aussi comme une personne peu favorisée de la fortune, dont la société, agréable à Julie, qui était du même âge, n'était point sans quelques avantages pour elle-même.» Les premières lettres d'elle ou à elle adressées vers cette époque nous la montrent déjà en commerce d'esprit, en relations personnelles, formées à l'hôtel de Rambouillet ou en dehors, avec Chapelain, Balzac, M. de Montausier, Godeau, Boissat, la Mesnardière, Mlle Robineau, Mlle Paulet, Mme Aragonnais, Mlle de Chalais et, par conséquent, Mme de Sablé, Mme et Mlle de Clermont, Mme de Motteville, etc., se tenant fort au courant, non-seulement des nouvelles littéraires et scientifiques, mais encore des événements politiques et militaires. Une de ces lettres, adressée à Mlle Robineau et datée du 5 septembre 1644, contient le récit d'un voyage qu'elle fit à Rouen avec son frère, et, avec un peu de manière dont elle ne se défera jamais complétement, révèle dans son talent un côté humoristique qui ne se retrouvera pas souvent sous sa plume. Le coche, les chevaux qui le traînent, la physionomie, le costume des voyageurs qui l'encombrent, appartenant aux diverses classes de la société bourgeoise, depuis l'épicière de la rue Saint-Antoine, «ayant plus de douze bagues à ses doigts, qui s'en va voir la mer en compagnie de sa tante, la chandelière de la rue Michel-le-Comte,» jusqu'au jeune écolier «revenant de Bourges et se préparant à prendre ses licences,» tout cela compose un petit tableau de genre achevé, qui rappelle sans trop de désavantage le coche de La Fontaine et le bateau de Mme de Sévigné.

Ce voyage du frère et de la sœur avait probablement pour objet le règlement de leurs affaires de famille, qui paraît s'être soldé pour elle par l'abandon à son frère, prodigue et dépensier, comme on l'a vu, de ce qui lui revenait, soit de ses père et mère, soit du parent dont nous avons parlé. Mais une perspective nouvelle venait de s'ouvrir devant eux.

En 1642, par l'intermédiaire de Philippe de Cospéau, évêque de Lisieux, la marquise de Rambouillet obtint pour Scudéry le gouvernement de Notre-Dame-de-la-Garde de Marseille. En vain le ministre de Brienne hasarda quelques objections tirées de l'inconvénient qu'il y avait à confier un pareil poste à un poëte. La marquise insista en disant qu'un homme comme celui-là ne voudrait pas d'un gouvernement dans une vallée, et elle ajoutait plaisamment: «Je m'imagine le voir sur son donjon, la tête dans les nues, regarder avec mépris tout ce qui est au-dessous de lui.» De si bonnes raisons l'emportèrent, et Scudéry fut nommé.

Pour se faire une idée de ce qu'était ce «gouvernement commode et beau,» qu'on a peine à prendre au sérieux depuis les vers de Chapelle et Bachaumont, peut-être faut-il garder un milieu entre ces vers fameux et la solennité voulue des lettres de provision [23]. Il est certain que la position de ce fort qui dominait toute la partie sud du vieux port de Marseille, lui avait fait jouer un rôle dans les troubles de cette ville au siècle précédent. Mais il était alors bien déchu de son importance. Il paraît que les gouverneurs, assez faiblement rétribués [24], n'étaient pas obligés à la résidence et qu'ils pouvaient se faire remplacer par des lieutenants.

A peine Scudéry avait-il obtenu sa nomination, qu'il adressait au cardinal de Richelieu des Stances où, tout en le remerciant de la faveur qu'il venait d'obtenir, il déclarait à son Éminence que «si elle ne faisoit pleuvoir la manne en ce désert, il mourroit de faim dans cette place importante [25].» Mais le cardinal avait alors bien d'autres affaires. Il conduisait à Lyon Cinq-Mars et de Thou, pour les faire exécuter. Bientôt il les suivait lui-même dans la tombe.

Cependant Scudéry, en attendant mieux, avait soin de mettre en tête de ses ouvrages le titre de Gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde. Quelquefois, à la suite de ce titre, il prit ou on lui donna celui de Capitaine entretenu sur les galères du Roi, et M. Jal nous apprend que, sur deux listes de capitaines de galère, gardées aux archives de la marine, il a lu: «De Scudéry, capitaine de galères de 1643 jusqu'à 1647.» Il ajoute que des brevets de cette espèce étaient souvent donnés à des hommes qui n'avaient rien de commun avec la marine.

Ce ne fut qu'en novembre 1644, après la mort de Louis XIII et de son ministre, que Scudéry songea enfin à prendre possession de son gouvernement. Tallemant des Réaux dit crûment: «Sa sœur le suivit; elle eût bien fait de le laisser aller; elle a dit pour ses raisons: je croyois que mon frère seroit bien payé. D'ailleurs le peu que j'avois, il l'avoit dépensé. J'ai eu tort de lui tout donner, mais on ne sait ces choses là que quand on les a expérimentées.» Disons à notre tour que ces choses là, c'est-à-dire celles du cœur, échappent complétement à notre conteur d'historiettes. Il prête ici à Mlle de Scudéry un langage que démentent et sa conduite et ses propres paroles toutes les fois qu'il s'agissait de dévouement et d'amitié. Nous en croyons davantage Tallemant, lorsque reprenant son rôle de chroniqueur, il ajoute: «Scudéry part donc pour aller à Marseille, et cela ne se put faire sans bien des frais, car il s'obstina à transporter bien des bagatelles, et tous les portraits des illustres en poésie, depuis le père de Marot jusqu'à Guillaume Colletet. Ces portraits lui avoient coûté: il s'amusoit à dépenser ainsi son argent en badineries.» Nous pardonnons plus volontiers à Scudéry ce genre de badineries que la manie des tulipes pour laquelle il dépensait aussi beaucoup d'argent, et, au risque de retarder à notre tour le voyage, nous dirons quelques mots de cette curiosité des portraits, qui lui était commune avec plusieurs de ses contemporains, Guy-Patin, Gaignières, Coulanges le chansonnier, etc. Ce dernier s'en est moqué agréablement, au risque de se chansonner lui-même, dans la pièce de son recueil intitulée:

SUR UN CABINET REMPLI DE PORTRAITS.

Air: Tout mortel doit ici paroître.

Tout portrait doit ici paroître,

Il y faut être

Grands et petits, etc. [26]

Nous voyons Chapelain, dans une lettre à Madeleine du 4 août 1639, se détendre—faiblement à la vérité—de donner au frère son portrait, comme «indigne de figurer parmi ces grands hommes qui parent un illustre réduit [27].»

Du reste Scudéry, dont un de nos poëtes les plus pittoresques [28] admire les descriptions, se piquait «d'employer dans ses ouvrages les termes exacts des arts et métiers,» et avait quelque droit de dire de lui-même:

Il est peu de beaux-arts où je ne fusse instruit.

Avec ses goûts de dépense et de représentation, on se figure ce que put être, pour notre nouveau gouverneur, ce voyage alors si long et si difficile. Sa sœur, dans une lettre du 27 novembre 1644, à l'une de ses premières et de ses plus intimes amies, Mlle Paulet, la Lionne de la rue Saint-Thomas du Louvre, celle qui sera l'Élise du Grand Cyrus et dont elle doit, moins de six ans après, pleurer si amèrement la perte prématurée, raconte que son frère et elle sont arrivés à Avignon, après avoir deux fois manqué de faire naufrage sur le Rhône. Le pèlerinage obligé au tombeau de Laure, et probablement à la Fontaine de Vaucluse [29], quelques épigrammes contre les religieux et les dames d'Avignon, tels sont les points qu'elle touche sur un ton libre et enjoué, en y mêlant quelques souvenirs de l'hôtel de Rambouillet et des sociétés de Paris. Une seconde lettre à la même, est datée du 13 décembre à Marseille, où notre voyageuse est arrivée «assez heureusement, quoiqu'elle ait encore plusieurs fois pensé faire naufrage.» Le même jour, elle écrivait à Mlle de Chalais, et déjà, malgré la réception pleine de courtoisie de Mme de Mirabeau et de Mme de Morge, sa sœur, malgré la beauté du climat, les fleurs et les fruits nouveaux pour nos voyageurs, l'animation du port et des promenades, la variété des costumes, les repas plantureux dont on les régale à l'envi, déjà, disons-nous, la nécessité d'attendre trois ou quatre jours, suivant l'usage, et de rendre ensuite, avec l'étiquette voulue, les visites de toute la ville, «depuis les gentilshommes jusqu'aux forçats,» les petitesses de la vie provinciale, la conversation des dames de Marseille parmi lesquelles il n'y en a pas plus de six ou sept qui parlent français, tout cela suggère à notre habituée des cercles les plus raffinés de la capitale certaines phrases peu flatteuses, telles que celle-ci: «Je n'ai point l'esprit assez stupide pour m'accoutumer facilement à ceux qui le sont;» et le mot d'exil vient plus d'une fois se placer sous sa plume.

Cependant il avait bien fallu, au milieu de toutes ces visites de politesse, en rendre une à Notre-Dame-de-la-Garde. Un des premiers soins de Scudéry avait été d'y installer un lieutenant «assez honnête et assez riche [30].» Il donna à dîner à M. le gouverneur et à Mlle sa sœur, qui avaient préalablement entendu la messe au prieuré. L'un et l'autre payèrent leur tribut poétique et littéraire à la beauté du lieu, le frère, en écrivant son Poëme de Notre-Dame-de-la-Garde, composé dans cette place [31], et la sœur par le passage suivant d'une de ses lettres à Mlle Paulet:

Après avoir décrit la réception qui leur fut faite, et qui fut accompagnée du bruit des canons de la place, elle ajoute: «En vérité Notre-Dame-de-la-Garde est le plus beau lieu de la nature par sa situation. De la façon dont la place est disposée, il y a quatre aspects différents qui sont admirables. D'un côté, l'on a le port et la ville de Marseille sous ses pieds, et si près, que l'on entend les hautbois de vingt-deux galères qui y sont; de l'autre, l'on découvre plus de douze mille bastides, pour parler en termes du pays; du troisième, on voit les îles et la mer à perte de vue, et du quatrième, sans rien voir de tout ce que je viens de dire, on n'aperçoit qu'un grand désert tout hérissé de pointes de rochers, et où la stérilité et la solitude sont aussi affreuses que l'abondance est agréable de tous les autres endroits.»

Une préoccupation plus prosaïque les porta à tâcher de faire mettre Notre-Dame-de-la-Garde sur le pays, c'est-à-dire à la charge de la province, quant à l'entretien, négociation dont on peut voir les détails dans la lettre à Mlle Paulet, du 27 décembre 1644. Il semble du reste que, satisfait de la prise de possession que nous avons décrite, Scudéry ne se soucia guère de revoir souvent le siége de son gouvernement pittoresque, mais peu logeable. Sa sœur y retournait de temps à autre, comme lorsqu'elle y conduisit des dames marseillaises, impatientes de voir arriver d'Italie le cardinal de Lyon avec les quatre chaloupes du Grand-Duc [32].

Quant à Georges, il affectait aussi de se considérer «comme un pauvre exilé»:

Pour moi, sur un rocher éloigné des humains

Je le suivrai des yeux et je battrai des mains,

écrivait il à ses amis de Paris, en leur recommandant l'une de ses nouvelles connaissances de Marseille, Mascaron (Pierre-Antoine), écrivain et jurisconsulte, père du célèbre prédicateur que nous retrouverons plus tard parmi les vieux amis de Madeleine.

Le frère et la sœur avaient changé de maison à Marseille, pour être plus près de Mme de Mirabeau. Aussitôt toutes les dames de la rue de recommencer leurs interminables visites. «Je les recevrai si mal, disait Mlle de Scudéry, que j'espère qu'elles n'y reviendront plus.» Elles y revinrent, et celle-ci se réconcilia avec quelques personnes des deux sexes à Marseille et dans les environs; citons entre autres: Toussaint de Forbin Janson, alors chevalier de Malte, depuis évêque, cardinal, ambassadeur, avec lequel elle entretint une correspondance qui se prolongea au moins jusqu'à l'année 1694 [33], et sa sœur Renée de Forbin, mariée depuis 1632 à Marc-Antoine de Vento, seigneur des Pennes et de Peiruis, premier consul de Marseille, dont elle s'est souvenue dans le Cyrus [34], et dont Mme de Sévigné écrivait le 13 mai 1671: «Mme de Pennes a été aimable comme un ange; Mlle de Scudéry l'adoroit: c'étoit la princesse Cléobuline; elle avoit un prince Thrasybule en ce temps-là; c'est la plus jolie histoire du Cyrus.» M. Cousin, qui connaissait son Cyrus mieux que Mme de Sévigné, nous apprend qu'il faut lire Cléonisbe, au lieu de Cléobuline; que celui qui parvient à toucher son cœur est Peranius, prince de Phocée, baron de Baume ou de la Baume, suivant la Clef, le même que Marc-Antoine, dont nous venons de parler, puisque la Baume était une seigneurie des Vento; qu'enfin Thrasybule est le héros d'une autre aventure également d'origine provençale, où un corsaire d'Alger s'abstient par vertu d'enlever sa maîtresse Alcionide, c'est-à-dire Mme de Courbon, femme du lieutenant de Roi à Monaco [35]. Il existe donc quelque confusion chez l'aimable marquise dans les souvenirs, déjà un peu éloignés pour elle, d'une lecture de sa jeunesse; mais ce qu'il nous importe de constater, c'est que, près de trente ans après le séjour de Mlle de Scudéry à Marseille, son souvenir y était encore présent. De son côté, elle n'avait pas oublié son séjour en Provence. Ainsi, dans la Clélie, en parlant de la liberté qu'il importe de laisser aux femmes et dont elles abusent quelquefois: «Je connois, dit l'auteur, en Massilie, une femme qui a fait cent extravagances en sa vie, qu'elle n'auroit pas faites si elle n'avoit pas eu un trop bon mari.» (T. X, p. 797.)

Parmi les dames que Mlle de Scudéry distingua tout d'abord dans cette ville, il en était une «belle, jeune et de bonne mine, l'un des plus beaux naturels de femme, dit-elle, que j'aie jamais remarqué en aucune femme de province. Elle parle françois comme si elle étoit née à Paris, et, naturellement, elle est fort éloquente; elle entend l'espagnol, l'italien, le latin et même le grec; elle est fort douce, fort civile et de fort bonne maison...... Malheureusement, cette demoiselle, dans ses conversations ordinaires, cite souvent, si j'ai bien retenu, Trismégiste, Zoroastre et autres semblables messieurs qui ne sont pas de ma connoissance.» Malgré cette petite épigramme, que n'auraient pas attendue ceux qui veulent absolument voir une Philaminte dans Mlle de Scudéry, il y avait là trop d'affinités naturelles pour qu'une liaison ne s'établît pas entre ces deux femmes. Mais elles avaient compté sans l'intolérance et la pruderie provinciales, comme le laisse entendre la phrase suivante: «L'injustice qu'on lui fait ici est si grande que je n'oserai la voir souvent, de peur de me charger de la haine publique [36].»

Quelle était donc cette fille que la lettre ne nomme pas, et que M. Cousin n'a pas soupçonnée? Si l'on veut lire, dans Tallemant (t. VIII, p. 327), l'historiette de Mlle Diodée, Provençale, qui citait à ses galants Aristote, Platon, Zoroastre et Mercure-Trismégiste, on ne doutera pas de son identité avec la demoiselle de la lettre, et l'on comprendra mieux ce que Mlle de Scudéry, dans son indulgence ordinaire, laisse à peine soupçonner, c'est qu'il y avait, dans la belle et savante Provençale, assez de l'aventurière et de la coquette pour compromettre, aux yeux des prudes marseillaises, une demoiselle respectable.

Cependant, elles ne pouvaient vivre l'une sans l'autre, et elles étaient presque tous les jours ensemble. La conversation de Mlle de Scudéry, dit Tallemant, guérit un peu Diodée de son langage pédantesque, et «ne lui voyant point parler de Zoroastre, etc., elle n'en osoit plus parler.» Enfin, au bout d'un an et demi, les deux amies se brouillèrent à la suite d'une aventure sur le récit de laquelle notre chroniqueur, peut être à dessein, laisse planer quelque obscurité. Certain baron, «qui avoit cajolé cette fille deux ans entiers,.... mais qui ne la cajoloit plus, dont elle enrageoit dans son petit cœur,» se trouvait à un bal masqué où celle-ci figurait en sultane, lorsqu'on lui apporta une lettre dans laquelle, sous des noms turcs, il était fait allusion à un esclave qui lui était échappé en se mettant sous la protection de la reine de Mauritanie. C'était, ajoute Tallemant, une dame très-brune dont le baron était amoureux. Or, la lettre venait de Mlle de Scudéry, dont le teint ne passait pas pour être d'une entière blancheur. La reine de Mauritanie, nous le croyons bien, n'était autre qu'elle-même, quoique Tallemant ne le dise pas. Dans tous les cas, Mlle Diodée se crut en droit d'être jalouse, puisqu'elle «se gendarma et ne vit plus Mlle de Scudéry.»

Ajoutons ici, toujours d'après Tallemant, pour ceux qui désireraient connaître la fin de l'historiette, que Mlle Diodée contracta un mariage tel quel avec un sieur Scarron de Vaure et vint à Paris. «Elle s'est bien façonnée ici. C'est une personne qui a grand soin de son ménage et de ses affaires, et qui n'a point fait parler d'elle.» Tout est bien qui finit bien.

Georges et sa sœur continuaient à partager leur temps entre le séjour de Marseille et des excursions aux environs, dont on retrouve la trace, soit dans la correspondance de celle-ci, soit dans les romans qui portent le nom du frère. Voici, par exemple, comment est décrite, dans le Grand Cyrus, la vieille ville de Phocée, ou plutôt de Marseille: «Vous pouvez aisément vous imaginer qu'elle n'est pas superbement bâtie comme Babylone ou comme on dit qu'est Ecbatane.... Elle est beaucoup plus longue que large, mais elle a aussi des fontaines et un port admirable; et quoique sa situation soit en penchant, et, par conséquent, un peu incommode, parce que les rues de traverse vont en montant, elle est pourtant très-agréable, bien que l'architecture grecque n'ait pas eu lieu d'y employer tous ses ornements.» Les principaux traits de ce tableau sont encore reconnaissables, malgré les métamorphoses que le percement d'une grande voie nouvelle a produites dans «ces vieilles rues de traverse qui vont en montant.»

Il est encore plus facile de reconnaître la côte de Provence et le pays de Marseille dans cette description des environs de Phocée: «Plus nous approchions du rivage, plus le pays où nous allions nous sembloit agréable; car parmi mille arbres différents dont le paysage est semé, on voit, à la droite, de grosses roches stériles qui font paroître davantage la fertilité des autres endroits....

«De l'autre côté est un pays plus uni, mais qui ne laisse pas d'être entremêlé de collines, de vallons, de rochers, de prairies, de fontaines et de ruisseaux, et de faire cent agréables inégalités qui rendent les maisons qu'on y a bâties tout à fait charmantes. De plus on y voit une si grande quantité d'oliviers, de grenadiers, de myrtes et lauriers, et tous les jardins y sont si pleins d'orangers, de jasmins, et mille autres belles et agréables choses, que je ne crois pas qu'il y ait un pays plus aimable que celui-là [37].» Ainsi que le remarque M. Cousin, Mlle de Scudéry n'oublie même pas ce qui gâte un peu le plaisir d'habiter ces belles contrées, le mistral, «ce vent impétueux qui abat souvent les plus grands arbres.»

Parmi les lieux que Georges et Madeleine durent aller voir aux environs, nous citerons le château de Pennes et celui de Forbin qui est décrit dans le Cyrus. J'ai peine à croire aussi qu'elle n'ait pas visité à Grasse, «dans son petit temple auprès de Sidon [38],» l'évêque Godeau, l'un de ses plus anciens amis, qu'elle attendait à Marseille en mars 1647. Le 2 septembre 1646, la présence de Georges et de Madeleine est signalée à Aix où M. de Monconys, le voyageur, rencontra le frère aux Capucins, dans l'allée des Lauriers, circonstance qui dut lui inspirer quelque allusion flatteuse, et alla dans l'après-dîner saluer la sœur, souvenir qu'il n'a pas jugé indigne d'être consigné à sa date dans le Journal de ses voyages [39].

A l'énumération des souvenirs de la Provence qui se retrouvèrent plus tard sous la plume de Mlle de Scudéry peut-être faut-il ajouter un épisode qui, après avoir figuré au t. IX, l. III du Cyrus, puis au t. II des Conversations sur divers sujets, Paris, 1680, ou Amsterdam, 1682, in-12, sous le titre de: Bains des Thermopyles, a été réimprimé à part, également sous ce dernier titre, en 1732. C'est la description d'une ville de bains près de la mer [40], où, sous des noms grecs, plusieurs personnes de la société qui s'y trouve réunie nous semblent désignées par des allusions assez transparentes. Eupolie, cette dame de Corinthe, «qui, avec mille grandes qualités qui la rendent admirable, craint la mort avec excès,» ne ressemble-t-elle pas singulièrement à Mme de Sablé [41]; et est-ce trop se hasarder que de reconnaître Ninon et Diodée dans Aspasie et Diodote, ces deux femmes qui «avoient donné lieu à la médisance de soupçonner leur vertu», que les hommes et même les femmes les plus vertueuses allaient voir, mais que l'auteur s'abstint de visiter?

Quoi qu'il en soit, ni Scudéry ni sa sœur n'avaient quitté la capitale sans esprit de retour. On a déjà pu voir que le gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde ne prenait pas très au sérieux le devoir de la résidence, et, quant à Madeleine, en supposant même «qu'elle se fût beaucoup plu à Marseille», comme le dit trop affirmativement M. Cousin, elle n'avait pas cessé, dès son arrivée en Provence, d'avoir un regard tourné vers Paris. Veut-elle vanter la beauté de l'hiver dans la première de ces villes, elle ne croit pouvoir mieux faire que de le comparer au printemps de la seconde. «Ce n'est pas que, si je pouvois dépeindre la beauté de l'hiver de Marseille, je ne vous fisse un tableau assez agréable, et que je ne vous fisse avouer qu'il fait honte au printemps de Paris. L'hiver qui, aux lieux où vous êtes, est tout hérissé de glaçons, est ici couronné de fleurs. Sincèrement, Mademoiselle, à l'heure même que je vous parle, l'on vient de m'envoyer des bouquets d'anémones, d'œillets, de narcisses, de jasmin, de fleurs d'orange, plus beaux que Mlle de Lorme n'en porte au mois de mai, et ce qu'il y a de commode ici, est que l'on fait des visites à la fin de décembre, sans avoir besoin de feu, que l'on se promène sur le port comme l'on se promène aux Tuileries en juillet, qu'il ne pleut qu'en deux mois une fois, et que le soleil y est toujours aussi pur et aussi clair que dans la saison où il fait naître les roses. Mais le mal est que, pour jouir de tous ces plaisirs innocents, il faut souffrir d'autres incommodités, et que l'on ne peut s'approcher de l'Orient sans s'éloigner de Paris [42].»

Du reste, toutes les lettres de Mlle de Scudéry à cette époque prouvent que ses amis et amies de Paris étaient sans cesse présents à sa pensée. «Souvenez vous, écrivait-elle à Chapelain (31 janvier 1645), que l'amitié a ses délicatesses aussi bien que l'amour.» Tantôt elle aime à se persuader que Chapelain n'est pas jaloux de Conrart; tantôt, dans une correspondance aigre-douce avec le premier, où le dépit tâche de prendre le masque de la plaisanterie, elle se montre elle-même piquée des attentions particulières qu'il témoigne pour Mlle Robineau. On plaisantait un peu de tout cela dans la rue Saint-Thomas du Louvre, car une lettre du 28 mars 1645 renferme une allusion à la guerre que Mlle de Rambouillet et Mlle Paulet avaient faite là-dessus à Chapelain, et Mlle de Scudéry ajoutait: «Vous savez mieux que vous ne dites qu'un galant n'est pas pour moi.» Du reste le héros de toutes ces picoteries, comme on disait alors, écrivait le 12 avril suivant à l'amie de Marseille une lettre conciliante et affectueuse qui remettait toute chose en sa place. Il lui adressait en même temps des éloges sur le style de ses lettres: «Je les ai fait voir non seulement à Mlle Robineau qui y étoit si agréablement grondée, et qui ne pouvoit mais du sujet que vous avez pris de m'y quereller si obligeamment, mais encore à tout l'hôtel de Clermont, à tout l'hôtel de Rambouillet, à Mme de Sablé et à Mlle de Chalais, à M. Conrart, à Mlle de Longueville, et à Mme de Longueville elle-même, qui tous leur ont fait justice en leur donnant des éloges qu'on ne donne qu'aux pièces achevées.»

On voit que si Madeleine pensait à ses amis de Paris, ceux-ci, de leur côté, ne l'oubliaient pas. Vers cette époque (1647), ils lui en donnaient une preuve en cherchant à la tirer de la position un peu précaire et dépendante où elle était auprès de son frère, pour la faire attacher à l'éducation de «trois importantes personnes», évidemment les trois plus jeunes nièces du cardinal Mazarin que celui-ci songeait alors à faire venir en France, ou tout au moins d'Olympe Mancini, l'une d'elles, que la duchesse d'Aiguillon destinait au fils du maréchal de la Porte, son neveu à la mode de Bretagne, devenu plus tard duc de Mazarin par son mariage avec Hortense. On avait aussi pensé, pour ces délicates fonctions, à Mlle de Chalais, amie et commensale de Mme de Sablé, et il y eut entre elle et Madeleine une lutte de générosité dont deux lettres de Mlle de Chalais nous ont conservé le souvenir. Ni l'une ni l'autre n'eut la place. Elle fut donnée, comme le prévoyait cette dernière [43], à une grande dame dont le nom répondait mieux aux vues ambitieuses du cardinal pour ses nièces, à la marquise de Senecey qui avait été gouvernante du jeune roi Louis XIV.

Le 21 août 1647, Madeleine de Scudéry écrivait de Marseille à Mlle Marie Dumoulin: «Je suis dans tout l'embarras que peut causer un voyage de 200 lieues que j'espère commencer dans une heure.» Soit que le départ ait été retardé, soit plutôt que le frère et la sœur,—car ils partaient ensemble—aient fait plusieurs stations en route, nous ne retrouvons leur trace que deux mois après, aux environs de Valence où le fait de leur passage semble résulter d'une nouvelle singulièrement racontée, et rectifiée plus singulièrement encore dans la Gazette de l'année 1647. On y lisait d'abord p. 978, sous la rubrique d'Avignon, 16 octobre:

«On a ici appris la mort du sieur de Scudéry, arrivée à une lieue et demie au dessus de Valence, au passage de la rivière de l'Isère, par l'ouverture du bateau qui se fendit, en venant de Paris avec une sienne sœur, pour se rendre à son gouvernement de Notre-Dame-de-la-Garde de Marseille, dont le Roi défunt l'avoit honoré depuis quelques années à la recommandation du feu cardinal duc de Richelieu, qui avoit en singulière estime son bel esprit et sa grande capacité dans la poésie.»

J'imagine que l'émotion fut grande dans la rue Saint-Thomas du Louvre et au quartier du Marais, à la lecture de cette feuille si mal informée. Heureusement que les nombreux amis de notre couple littéraire purent se rassurer en lisant quelques jours après, à la date du 23 octobre, p. 1014, cette rectification naïve du malencontreux correspondant:

«Le bruit du retour du sieur de Scudéry en son gouvernement, et la perte d'un bateau qui s'est ouvert au dessus de Valence, au passage de la rivière de l'Isère, dans lequel étoient quelques personnes de condition, avoient donné lieu à la nouvelle qu'il y étoit péri avec sa compagnie; mais il ne se trouve rien de vrai en ce que je vous en ai écrit, que les louanges qu'on lui a données

C'est aussi à l'époque de ce retour que doit se placer l'anecdote plus ou moins arrangée par Fléchier, et exploitée depuis par les dramaturges [44], à laquelle nous avons déjà fait allusion. «Nous parlâmes, dit-il dans ses Mémoires sur les grands jours [45],.... des Romans de Sapho et d'une aventure plaisante qui lui arriva à Lyon, lorsqu'elle revenoit à Paris avec M. de Scudéry, son frère. On leur avoit donné une chambre dans l'hôtellerie, qui n'étoit séparée que d'une petite cloison d'une autre chambre où l'on avoit logé un bon gentilhomme d'Auvergne, si bien qu'on pouvoit les entendre discourir. Ces deux illustres personnes n'avoient pas grand équipage, mais ils traînoient partout avec eux une suite de héros qui les suivoient dans leur imagination.... Dès qu'ils furent arrivés à Lyon et qu'ils eurent pris une chambre dans l'hôtellerie, ils reprirent leurs discours sérieux, et tinrent conseil s'ils devoient faire mourir un des héros de leur histoire; et, quoiqu'il n'y eût qu'un frère et une sœur à opiner, les avis furent partagés. Le frère, qui a l'humeur un peu plus guerrière, concluoit d'abord à la mort; et la sœur, comme d'une complexion plus tendre, prenoit le parti de la pitié et vouloit bien lui sauver la vie. Ils s'échauffèrent un peu sur ce différend, et Sapho étant revenue à l'autre avis, la difficulté ne fut plus qu'à choisir le genre de mort. L'un crioit qu'il falloit le faire mourir très-cruellement, l'autre lui demandoit par grâce de ne le faire mourir que par le poison. Ils parloient si sérieusement et si haut, que le gentilhomme d'Auvergne, logé dans la chambre voisine, crut qu'on délibéroit sur la vie du Roi.....; il s'en va faire sa plainte à l'hôte, qui ne prenant point ce fait pour une intrigue de roman, fit appeler les officiers de la justice pour informer sur la conjuration de ces deux inconnus. Ces Messieurs... se saisirent de leurs personnes et les interrogèrent sur le champ: s'ils n'avoient point eu dans l'esprit quelque grand dessein depuis leur arrivée? M. de Scudéry répondit que oui; s'ils n'avoient point menacé la vie du prince de mort cruelle ou de poison? Il l'avoua; s'ils n'avoient pas concerté ensemble le temps et le lieu? Il tomba d'accord; s'ils n'alloient point à Paris pour exécuter et pour mettre fin à leur dessein? Il ne le nia point. Là dessus, on leur demanda leur nom, et ayant ouï que c'étoient M. et Mlle de Scudéry, ils connurent bien qu'ils parloient plutôt de Cyrus et d'Ibrahim que de Louis, et qu'ils n'avoient d'autre dessein que de faire mourir en idée des princes morts depuis longtemps. Ainsi leur innocence fut reconnue, etc. [46]»

Nous avons raconté avec quelque développement les trois années que Scudéry et sa sœur passèrent en Provence, d'abord parce que des recherches faites sur les lieux mêmes nous ont permis d'éclaircir certains points mal connus jusqu'ici, ensuite parce que ce séjour ne fut pas sans influence, au point de vue social et littéraire, sur la suite de leur vie et de leurs ouvrages. Nous n'insisterons pas ici sur les vers, trop souvent médiocres, que l'aspect des lieux inspira à Scudéry, et nous ne citerons que pour en signaler le ridicule, un échantillon de sa prose daté pompeusement du Fort de Notre-Dame-de-la-Garde, auquel Tallemant a fait allusion [47]. «Ceux qui gouvernent cette monarchie y est-il dit dans l'Epître au lecteur, savent tenir les ennemis de la France si loin de notre royaume, que les Gouverneurs des places frontières ont loisir de faire des livres.... J'ai cru, lecteur, que puisque la Fortune n'a pas voulu que j'eusse aucune part aux affaires, il m'étoit du moins permis de faire voir que, si elle m'y eût appelé, je m'en serois peut-être acquitté sans honte, et que celui qui a fait parler Louis Quatrième et tant d'autres Rois auroit été capable de servir Louis Quatorze.... si, au lieu de le reléguer aux dernières extrémités de cet État, il avoit plu à cette Fortune de le retenir à la Cour et de lui donner quelqu'emploi.»

Cet ouvrage est le dernier de ceux que Scudéry ait datés du lieu de son gouvernement, quoiqu'il ait continué à prendre le titre de Gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde jusqu'en 1663 dans les derniers volumes du roman d'Almahide.

Dès 1656 [48], Chapelle et Bachaumont traçaient la fameuse description qui est restée dans toutes les mémoires:

Mademoiselle de Scudéry, sa vie et sa correspondance, avec un choix de ses poésies

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