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IX – Sonate clair de lune

I

Plus que les fatigues du chemin, le souvenir et l’appréhension des exigences de mon père, de l’indifférence de Pia, de l’acharnement de mes ennemis, m’avaient épuisé. Pendant le jour, la compagnie d’Assunta, son chant, sa douceur avec moi qu’elle connaissait si peu, sa beauté blanche, brune et rose, son parfum persistant dans les rafales du vent de mer, la plume de son chapeau, les perles à son cou, m’avaient distrait. Mais, vers neuf heures du soir, me sentant accablé, je lui demandai de rentrer avec la voiture et de me laisser là me reposer un peu à l’air. Nous étions presque arrivés à Honfleur; l’endroit était bien choisi, contre un mur, à l’entrée d’une double avenue de grands arbres qui protégeaient du vent, l’air était doux; elle consentit et me quitta. Je me couchai sur le gazon, la figure tournée vers le ciel sombre; bercé par le bruit de la mer, que j’entendais derrière moi, sans bien la distinguer dans l’obscurité, je ne tardai pas à m’assoupir.

Bientôt je rêvai que devant moi, le coucher du soleil éclairait au loin le sable et la mer. Le crépuscule tombait, et il me semblait que c’était un coucher de soleil et un crépuscule comme tous les crépuscules et tous les couchers de soleil. Mais on vint m’apporter une lettre, je voulus la lire et je ne pus rien distinguer. Alors seulement je m’aperçus que malgré cette impression de lumière intense et épandue, il faisait très obscur.

Ce coucher de soleil était extraordinairement pâle, lumineux sans clarté, et sur le sable magiquement éclairé s’amassaient tant de ténèbres qu’un effort pénible m’était nécessaire pour reconnaître un coquillage. Dans ce crépuscule spécial aux rêves, c’était comme le coucher d’un soleil malade et décoloré, sur une grève polaire. Mes chagrins s’étaient soudain dissipés; les décisions de mon père, les sentiments de Pia, la mauvaise foi de mes ennemis me dominaient encore, mais sans plus m’écraser, comme une nécessité naturelle et devenue indifférente.

La contradiction de ce resplendissement obscur, le miracle de cette trêve enchantée à mes maux ne m’inspirait aucune défiance, aucune peur, mais j’étais enveloppé, baigné, noyé d’une douceur croissante dont l’intensité délicieuse finit par me réveiller. J’ouvris les yeux. Splendide et blême, mon rêve s’étendait autour de moi. Le mur auquel je m’étais adossé pour dormir était en pleine lumière, et l’ombre de son lierre s’y allongeait aussi vive qu’à quatre heures de l’après-midi. Le feuillage d’un peuplier de Hollande retourné par un souffle insensible étincelait. On voyait des vagues et des voiles blanches sur la mer, le ciel était clair, la lune s’était levée. Par moments, de légers nuages passaient sur elle, mais ils se coloraient alors de nuances bleues dont la pâleur était profonde comme la gelée d’une méduse ou le coeur d’une opale. La clarté pourtant qui brillait partout, mes yeux ne la pouvaient saisir nulle part.

Sur l’herbe même, qui resplendissait jusqu’au mirage, persistait l’obscurité. Les bois, un fossé, étaient absolument noirs. Tout d’un coup, un bruit léger s’éveilla longuement comme une inquiétude, rapidement grandit, sembla rouler sur le bois. C’était le frisson des feuilles froissées par la brise. Une à une je les entendais déferler comme des vagues sur le vaste silence de la nuit tout entière. Puis ce bruit même décrut et s’éteignit.

Dans l’étroite prairie allongée devant moi entre les deux épaisses avenues de chênes, semblait couler un fleuve de clarté, contenu par ces deux quais d’ombre. La lumière de la lune, en évoquant la maison du garde, les feuillages, une voile, de la nuit où ils étaient anéantis, ne les avait pas réveillés, Dans ce silence de sommeil, elle n’éclairait que le vague fantôme de leur forme, sans qu’on pût distinguer les contours qui me les rendaient pendant le jour si réels, qui m’opprimaient de la certitude de leur présence, et de la perpétuité de leur voisinage banal. La maison sans porte, le feuillage sans tronc, presque sans feuilles, la voile sans barque, semblaient, au lieu d’une réalité cruellement indéniable et monotonement habituelle, le rêve étrange, inconsistant et lumineux des aurores endormis qui plongeaient dans l’obscurité. Jamais, en effet, les bois n’avaient dormi si profondément, on sentait que la lune en avait profité pour mener sans bruit dans le ciel et dans la mer cette grande fête pâle et douce. Ma tristesse avait disparu.

J’entendais mon père me gronder, Pia se moquer de moi, mes ennemis tramer des complots et rien de tout cela ne me paraissait réel. La seule réalité était dans cette irréelle lumière, et je l’invoquais en souriant. Je ne comprenais pas quelle mystérieuse ressemblance unissait mes peines aux solennels mystères qui se célébraient dans les bois, au ciel et sur la mer, mais je sentais que leur explication, leur consolation, leur pardon était proféré, et qu’il était sans importance que mon intelligence ne fût pas dans le secret, puisque mon coeur l’entendait si bien. J’appelai par son nom ma sainte mère la nuit, ma tristesse avait reconnu dans la lune sa soeur immortelle, la lune brillait sur les douleurs transfigurées de la nuit et dans mon coeur, où s’étaient dissipés les nuages, s’était levée la mélancolie.

II

Alors j’entendis des pas. Assunta venait vers moi, sa tête blanche levée sur un vaste manteau sombre. Elle me dit un peu bas: «J’avais peur que vous n’ayez froid, mon frère était couché, je suis revenue.» Je m’approchai d’elle; je frissonnais, elle me prit sous son manteau et pour en retenir le pan, passa sa main autour de mon cou.

Nous fîmes quelques pas sous les arbres, dans l’obscurité profonde. Quelque chose brilla devant nous, je n’eus pas le temps de reculer et fis un écart, croyant que nous butions contre un tronc, mais l’obstacle se déroba sous nos pieds, nous avions marché dans de la lune. Je rapprochai sa tête de la mienne. Elle sourit, je me mis à pleurer, je vis qu’elle pleurait aussi. Alors nous comprîmes que la lune pleurait et que sa tristesse était à l’unisson de la nôtre. Les accents poignants et doux de sa lumière nous allaient au coeur. Comme nous, elle pleurait, et comme nous faisons presque toujours, elle pleurait sans savoir pourquoi, mais en le sentant si profondément qu’elle entraînait dans son doux désespoir irrésistible les bois, les champs, le ciel, qui de nouveau se mirait dans la mer, et mon coeur qui voyait enfin clair dans son coeur.

Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel

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