Читать книгу Voyage au pays des peintres - Mario Proth - Страница 6
AU LECTEUR
ОглавлениеEnfin!
Elle est venue, la grande Année, celle qu’ont rêvée, préparée, créée de toute leur sagesse prévoyante et de leur patience parfois héroïque tous nos patriotes, celle qu’ont attendue curieusement, anxieusement même, les esprits libres, les consciences éclairées du monde entier. Délivrée des tyrannicules ridicules du Seize-Mai, la France a parachevé son œuvre. Au jour dès longtemps fixé, à l’heure dite et redite, l’immense Exposition universelle a été ouverte coràm populis, car la plupart des peuples étaient au rendez-vous. Le Président a présidé, la cascade a débuté, le canon a tonné, les fanfares ont éclaté. Paris, pour la première fois depuis l’Année Terrible, Paris, le glorieux maudit, s’est réjoui, pavoisé, illuminé. Les veuillotins, sacristains et théatins ont écumé. La fête était complète.
Aussi bien le 1er mai 1878 s’inscrira-t-il parmi les dates les plus resplendissantes de l’histoire inaugurée en 1789. Le 1er mai 1878 est la préface éloquente de l’ouverture bien lointaine encore, mais moins peut-être qu’on ne le pense, des états généraux d’Europe. Au Champ-de-Mars, désormais si mal appelé, où fut proclamée, il y a un siècle, la Fédération des Français, le Mai nouveau a précipité la Fédération des peuples.
Écrasée, humiliée, abandonnée, bafouée, niée, tenue pour morte en 1871, la France a réussi en 1878 ce qu’ont manqué en 1873 la monarchie autrichienne, en 1876 la république américaine. Vaincue hier par le gigantesque effort d’une haine séculaire, la France aujourd’hui a vaincu par l’irrésistible élan de la fraternité. Elle a, d’un pas sûr et pressé, repris son rang officiel à l’avant-garde des nations. Et le nom que lui avait donné Michelet: Grande Amitié, le monde, repentant et charmé, le lui a rendu. Ayant gagné la bataille du progrès, elle dicte l’ultimatum de l’avenir: Travail et Paix. Par ce prodigieux relèvement, la Révolution française est justifiée, garantie. 1870 a vu son épreuve. 1878 a vu son apothéose.
Puissent nos artistes, ouvrant l’âme et les yeux, bien voir, eux aussi, et bien comprendre. Long sera cette fois notre Voyage au pays des Peintres, une manière de tour du monde. Nombreuses seront nos stations, et nous aurons de omni re artisticâ et quibusdam aliis toute occasion, comme tout loisir, de longuement deviser ensemble. Il nous sera une fois donné d’étudier à l’aise et de librement célébrer, dans sa plus haute manifestation, cette «idée internationale», consolation du présent, Évangile de l’humanité future. Puisqu’un tournoi unique nous est offert dans cette cité d’élection, asile de la critique lumineuse et loyale, nous pourrons, en toute connaissance de cause, à l’art étranger mesurer notre art national, et savoir à peu près ce qu’il tient de génie français dans le génie humain.
Il en tient beauçoup, la chose est sûre, mais pas tant que s’efforcent de le croire, ou de le faire croire, des chauvins naïfs et incorrigibles. L’idée française, ou, pour mieux dire, l’esprit de 89, a fait de par le monde un chemin rapide et indéniable. Son action universelle est manifeste. Il a provoqué, il a vivement aidé l’émancipation politique, industrielle, économique, sociale des peuples, et partant leur émancipation littéraire et artistique. Là est la vraie supériorité, l’inappréciable bienfait de la France, et là sera son éternelle gloire. Mais, précisément parce que son initiative généreuse et puissante a eu plein effet, la France ne doit point sommeiller sur ses lauriers glorieusement, longuement, et chèrement gagnés.
«Un peuple, quel qu’il soit,» écrivions-nous il y
«a vingt ans, «ne peut aspirer à conquérir ou à garder
«la direction du monde intellectuel qu’à la seule condition
«de s’assimiler tous les génies, toutes les
«intelligences, toutes les aspirations, tous les soleils que le
«dieu Nature a répandus sur la surface du globe. Le
«jour où tous les peuples conviés à son hospitalité
«retrouveront chez lui ce que l’Anglais appelle le at
«home, lui aussi alors il sera chez lui partout; il sera le
«peuple-roi sacré de la seule royauté désormais pos-
«sible, l’intelligence universelle.
«Et mieux encore, le progrès définitif et vraiment
«souhaitable ne s’accomplira que le jour où tous
«les peuples, chacun avec les moyens que lui assurent
«sa position et l’imagination que lui prête son soleil,
«auront conquis la même couronne.
«Après l’égalité des esclaves, celle des dieux.
«Chacun chantera et dansera à sa manière. La nature se
«chargera toujours de l’infinie variété des types, des
«aptitudes, des poèmes, des coutumes. Sur des bases
«partout les mêmes s’élèveront des édifices aussi
«différents qu’on voudra de formes et de couleurs,
«et la diversité sera belle alors, car elle sera l’harmonie.»
Or, depuis vingt ans, les choses ont singulièrement marché. De ces édifices, témoignages merveilleux de l’immense effort du XIXe siècle, les fondations partout sont jetées. Chez certains peuples même, leur construction s’élève à une hauteur déjà considérable. Chaque race aujourd’hui se développe librement, ou peu s’en faut, avec son énergie, sa virtualité, son enseignement propres, vers sa propre destinée.
Ce progrès général que nous avons presque partout constaté, nous croyons l’avoir suffisamment indiqué. Il nous a ravi, parce qu’il réalise le desideratum de la Révolution française, et parce qu’il excitera dans notre pays, revenu des jalousies bêtes et des orgueils mal placés, une ardente émulation. Dans l’art comme dans l’industrie, la France est, sinon dépassée encore, mais serrée de fort près. Caveant consules! Telle sera du moins notre conclusion, sur laquelle nous ne voulons point anticiper.
Sans doute nous aurons commis, dans nos appréciations des arts et des peuples divers, plus d’une erreur. Et dans nos vagations plus d’une divagation se sera glissée. Certaines critiques, ou certains éloges, paraîtront à ceux-ci ou à ceux-là mai fondés. D’avance nous acceptons, et instamment nous sollicitons, le redressement de nos erreurs. Mais aussi notre évident amour de l’humanité, notre enthousiasme facile, plaideront pour nous, et notre ignorance aura pour circonstance atténuante notre sincérité. Encore une fois, nous ne sommes qu’un simple voyageur, mais non un missionnaire, ni même un critique. Nous nous impressionnons, nous ne jugeons pas.
A la France appartiennent les premiers chapitres de ce livre et le dernier, le long exorde et la courte péroraison. Logiquement il débute par une étude, écourtée cette fois, de notre Salon annuel, et il se termine, non par une revue des salles françaises au Champ-de-Mars, fort inutile après les trois précédents volumes, mais par quelques menus propos sur l’art français comparé aux arts étrangers. Que ces premiers chapitres et ce dernier soient légers à nos susceptibles compatriotes! Parfois notre polémique leur doit sembler un peu bien vive contre les doctrines et les œuvres; mais volontiers nous insistons, comme dans notre premier volume, sur notre respect absolu des intentions et des personnes.
Nous ne parlerons guère, en 1878, que peinture et sculpture. L’aquarelle, les dessins, la gravure, toutes les gravures, la céramique, toutes les céramiques, l’architecture, toutes les architectures, l’art moderne et le Musée rétrospectif entraient dans notre premier projet. Nous voulions parler de tout, et autre chose encore, dans cette quatrième et probablement dernière année, synthèse et conclusion de notre Voyage au pays des Peintres. Bien vaste était notre ambition, bien plus étroit fut notre courage. Mais, en revanche, que de sottises et que d’ignorance nous nous sommes épargnées!
Qu’était-ce d’ailleurs qu’un semestre pour ce travail énorme et quasiment impraticable? L’Exposition a semblé longue aux exposants éloignés de leurs foyers, et aux Parisiens dérangés dans leurs petites habitudes. Pour les studieux, elle n’a fait que passer. Quand on la ferma, la moitié de ce livre à peine était écrite. Pour la gent exigeante et terrible des actualistes, il paraît un peu tard, c’est possible. Mais tant d’événements, et si considérables, ont depuis novembre détourné l’attention publique du Champ-de-Mars et de ses pompes dispersées! La vie moderne enfin est si compliquée! D’autres travaux plus pressants encombrèrent notre voie. Nous eûmes autre chose à écrire, et notre nouvel éditeur, le plus vivant aujourd’hui et le plus occupé de notre librairie d’art, M. Ludovic Baschet, eut autre chose à éditer. Nos collaborateurs enfin, les artistes, avaient aussi, je le parierais, autre chose en tète que nos dessins.
Bref, que ce livre, humble document de l’Exposition universelle de 1878, dure dans les recoins obscurs des bibliothèques autant que son souvenir, à elle, dans la mémoire des nations, et cela lui fera sur la planche une jolie petite éternité !
Paris, 2 Avril 1879.
MARIO PROTH
ALFRED ROLL
Portrait de M. Jules Simon