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(Vers et Crustacés)

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S’il y a, dans toute la faune, un groupe antipathique au premier chef, c’est bien celui de ces animaux qu’on nomme les Vers: Ils sont, pourrait-on dire, aux Invertébrés ce que sont, aux Vertébrés, les Reptiles. Ce qui frappe le plus, en effet, et ce qui dégoûte surtout en eux, c’est qu’étant privés de membres, et cependant libres de leur corps, ils ne progressent qu’en rampant. C’est pour accentuer ce trait de physionomie défectueux que je prends, pour les désigner, dans ma classification esthétique, le terme d’Apodes (c’est-à-dire sans pieds). Mais, remarquez-le bien, ce trait n’est pas nouveau; nous l’avons déjà vu, dès le groupe des Etoilés. Là, seulement, il se dissimulait sous l’aspect général rayonnant; et les couronnes tentaculaires du Corail, en se déployant comme des corolles de fleur, masquaient de leur grâce toute végétale le corps en forme de sac allongé, le corps vermiforme du polype. D’autre part, un grand nombre de vers, de ceux qui vivent dans l’Océan (vers marins) portent à l’extrémité de leur corps, également, une couronne de tentacules. Mais voici: les polypes du Corail sont fixés; le tube qui constitue leur corps reste court et comme engaîné dans l’arborisation totale; le Corail est une colonie d’aspect arborescent; il apparaît à nos regards tel un arbuste. Au lieu que le Ver (quand il n’est pas fixé) se pré sente comme un être libre, mobile et volontaire; il progresse et n’a pas de pieds, ce qui semble, en somme, paradoxal, et suscite une vague inquiétude... Il est vrai que les plantes volubiles s’enroulent, aussi, de tout leur corps en montant; elles font, en définitive, le geste du Lombric — ou du Serpent auquel on présente un bâton; et cependant, quel charme dans ce geste!... C’est qu’ici la locomotion ne se dégage pas encore, ne se sépare pas de la croissance; et celle-ci, grâce à son extrême lenteur, donne l’illusion d’une sereine immobilité. Vous savez quel est le privilège de beauté dans la flore.

Chez les Apodes marins, que nous avons cités, la symétrie rayonnante se combine avec la bilatérale, de manière à tempérer le type vermiforme par l’étoilé. La Serpule pourrait se définir: un tube couronné d’un soleil... Mais quand cet astre (aster en latin) disparaît, — comme, par exemple, chez le Ver de terre, il ne reste plus que le long tube monotone et mouvant. C’est comme une transition, un passage critique vers un nouvel ordre de choses, où la symétrie bilatérale, reprenant l’avantage, s’avantagera d’appendices latéraux, propices à la marche, ou au vol, tandis que la symétrie rayonnante, en quelque sorte refoulée, laissera des vestiges d’elle-même en certains détails de l’organisme.

Le classement des Vers, — des «Apodes», peut être dit «physiologique» ; c’est-à-dire que c’est le genre de vie qui, chez eux, détermine les différences de forme. Ainsi ceux qu’on nomme des Annélides sont des espèces libres et supérieures; tandis que ceux désignés sous le nom d’Helminthes sont parasites, et par conséquent dégradés.

Parmi les Apodes indépendants, il en est d’aquatiques, et d’autres terrestres. Les aquatiques habitent l’eau douce ou l’eau salée. Sur nos plages sablonneuses, l’Arénicole découvre un long corps cylindrique, garni sur les côtés de branchies en forme de houppes; la Serpule laisse émerger les siennes en étoile, à l’extrémité du fourreau calcaire qui l’abrite. Dans les mares, la Sangsue, toute plate, espèce de limace sanglante, attend qu’on vienne la pêcher pour servir d’aide aux médecins; et le Lombric, hôte de nos jardins, se tord sous la bêche, demi-nu, demi-couvert d’un manteau sordide d’humus.

D’où vient l’horreur, la répugnance instinctive qu’inspirent tous ces êtres? Mais, apparemment, de cette absence de membres dont nous avons parlé. Peut-être, s’ils étaient les seuls animaux offerts à nos regards, les verrions-nous d’un œil moins dégoûté... Mais nous les comparons, inévitablement, aux animaux pourvus de membres, et marcheurs; et les classer comme rampants, c’est leur décerner un brevet d’infériorité. — Toutefois, re marquez-le bien, c’est moins du mépris que nous ressentons à leur vue, que du dégoût. En effet, méprisons-nous les Polypes qui, eux, ne se meuvent même pas? Or c’est justement le mouvement qui, chez les Apodes, nous impressionne péniblement; leur mobilité n’ayant point d’appareil spécial, et s’opérant par tout le corps, prend quelque chose de terrible; elle est à la fois sournoise et gênée... Par cette tendance instinctive chez l’homme à répéter, virtuellement, en lui-même, un geste étranger, nous nous mettons, pour ainsi dire, en la peau du Ver (avec, bien entendu, notre mentalité d’homme); et ce mouvement qui le tord, lui, très naturellement, nous embarrasse comme un effort contraire à notre nature.



Ainsi ce premier pas de l’animal vers la liberté choque davantage notre esprit que son attitude captive; et ce commencement de progrès nous affecte comme un début de décadence. Celle-ci se fait plus manifeste encore, et d’ailleurs réelle, chez les espèces parasites. Là, la dégradation du corps suit celle de la vie; le milieu infime rend la forme infime; notre dégoût est ici justifié par une régression organique. Toutefois, on peut s’arrêter, non sans intérêt, aux variantes morphologiques; car, en cette famille de monstres, il est un type filiforme ou cylindrique (Nématodes), un type rubané (Cestodes); un type court et plat (Trématodes). Au premier appartient l’Ascaride; au second, le Ténia, qui vivent tous deux dans notre intestin; au troisième, la Douve du foie. Reconnaissez, à cette occasion, la justesse de ma formule: le beau latent, le laid latent.

Si la laideur se dissimule, comme ici, et semble fuir notre regard, c’est — je le redis encore un fois, — le résultat d’une adaptation au milieu infime.

Le milieu ne cache pas, évidemment, exprès, la déformation; mais la déformation naît elle-même du milieu. Le répugnant Apode parasite, qui nous répugne pour d’autres raisons que l’Apode libre, est fait ainsi pour vivre en la profondeur des viscères; de là ce fait qu’il nous épargne l’horreur de sa vue. Voilà comment, le but biologique atteint, le but esthétique se trouve atteint du même coup.

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