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Enquête sur l’enfant

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Table des matières

La conclusion qu’on doit tirer, c’est qu’à l’histoire esthétique de la faune, vue du dehors, nous devons ajouter celle des facultés, grâce auxquelles nous l’apprécions, nous la réflétons au-dedans de nous, — des puissances mentales qui font, de ces vies étrangères, un instrument de peine — ou de plaisir, pour notre pensée. Dès lors, c’est moins les animaux qu’il faut interroger — que nous-mêmes; il ne s’agit plus, strictement, d’expressions animales, mais plutôt d’impressions humaines. La morphologie des bêtes se taira, laissant parler notre psychologie; comme on l’a dit, naguère, du paysage, la faune, au chapitre qui vient, pourra se définir: un état d’âme.

Notre première enquête doit porter sur l’enfant, et sur l’enfant vierge encore de toute suggestion, sur le nouveau-né. Essayons de reconstituer cette page initiale effacée dans notre propre exemplaire, et dont nous pouvons à peine, en les autres, déchiffrer la lettre. Ce petit être si fragile, encore mal réveillé de son long sommeil de neuf mois, ne reçoit évidemment presque rien du monde extérieur: aveugle et sourd, ou peu s’en faut, le sens du toucher paraît même en lui bien obtus; le seul contact auquel il se montre sensible est celui du sein de sa nourrice. Admirable instinct du mammifère usant de la mamelle d’emblée, sans la connaître... Mais n’insistons pas. La sensibilité la plus développée chez l’habitant de ce berceau, — comme chez l’habitant d’une coquille, c’est la sensibilité des viscères. Les premiers jours, l’enfant ne crie pas parce qu’il aperçoit des figures, ou qu’il saisit des sons, au dehors, qui l’effarouchent, mais parce qu’il entend, au profond de son, être, cette voix qu’on appelle la faim, besoin ou douleur. Tout notre univers, pendant les huit premières journées que nous vécûmes là, ce fut notre propre organisme. Et toute notre histoire d’alors tient dans quelques vagues besoins de sucer, de dormir, dans les incidents, heureux ou pénibles, de la digestion, de la circulation, de la respiration, dans les péripéties du sens musculaire... Sommes-nous assez loin, alors, de l’existence esthétique!... Pas tant, au fond, que vous croyez. En effet, — et nous l’avons indiqué, déjà, pour la Terre, pour le paysage, — l’aliment qui s’incorpore à nous, aisément — ou péniblement, le sang qui s’accélère — ou se ralentit dans nos veines, l’air qui vient rafraîchir nos poumons, abondant ou rare, pur ou suspect, — toutes ces fonctions si basses ne jouent pas, dans le drame supérieur de la pensée, du sentiment, un rôle négligeable. Pour le moment, c’est vrai, chez ce nouveau-né dont nous entourons le berceau, les sensations internes, organiques, ne servent absolument qu’à la vie: les petites oppressions de poitrine, les ralentissements ou précipitations du cœur tout momentanés, les frissons ou chaleurs fiévreuses, les orages nerveux, qui se traduisent par des vagissements, des soupirs, des contractions de la face, des mouvements convulsifs des membres, — tout cela ne sert pas encore de véhicule à des idées de grâce ou de majesté, à des sentiments sublimes ou comiques.

Mais le moment est proche, où cela sera. Voici que le baby, que nous admirions dormir en sa barcelonnette de bois nu, ou dans son nid coquet de dentelles, voici qu’il sort de son sommeil, de son rêve, peut-être; il se retourne d’un geste brusque, agite ses petits pieds, ses menottes; et, s’il a huit jours d’existence, jette un regard autour de lui. — Ce premier regard, qu’est-ce qu’il apprend au nouveau-né ? Quelles nouvelles lui donne-t-il de l’extérieur?... — Cela dépend de mille choses: du jour qui filtre, clair ou blafard, de la fenêtre, — des murs nus ou capitonnés qui le reçoivent, — et surtout de l’âge, du sexe, de la physionomie des personnes penchées sur sa vie frêle et touchante. Non certes qu’il y ait, si tôt, pour cette flamme d’intelligence à peine allumée, des différences d’âge, de sexe, de caractère; mais s’il n’y a pas encore, à ses yeux, d’espèces, il y a déjà des figures. Sa mère, qui vient de suite à l’appel de ses bras tendus et l’enlève, enthousiaste, en ses propres bras, n’est pas une mère, sans doute, pour son cerveau, — pas plus que sa nourrice n’est une femme; est-ce que le premier mot qui lui vient aux lèvres, le mot universel de mamma, ne désigne pas la mamelle, avant la nourrice?... Un être aussi neuf au monde que celui-ci n’a pu percevoir d’abord autour de lui que des contours, et que des teintes; vaguement, il a senti le contraste optique des cheveux dorés de la jeune sœur, des cheveux d’argent de l’aïeule, — le contraste sonore des voix jeunes et des vieilles voix; la barbe, qui gêne son père pour l’embrasser, lui donne un signal, non de paternité, mais d’épouvanté ; plus tard, il apprendra que le mot «rébarbatif» vient de là ; plus tard encore, s’il tombe sur ce livre, — que ce mot renferme tout le secret de l’hypnose, et par suite, du sentiment esthétique immédiat. L’hypnose, c’est-à-dire la suggestion directe, «foudroyante», des formes, des couleurs, des gestes, agissant par soi, sans idée de personnalité, ni d’espèce, tel est effectivement le premier degré d’une échelle qui monte jusqu’à l’extase d’art la plus consciente. Avant d’admirer, on s’étonne, et ce verbe admirer lui-même porte encore la trace latine de l’idée primitive d’étonnement. La transition peut être suivie d’ailleurs chez l’enfant, qui là, dans l’instant où je parle, explorant l’univers de son berceau, s’agite ou s’apaise, pleure ou sourit, — moins des acteurs qu’il voit en scène, à l’entour de lui, que du spectacle; moins de la signification expressive des accessoires que de leur aspect. — Et voici qu’un beau jour, — on ne sait pas quand, — cette sorte de mollusque sans test, qui mesurait l’espace de sa chambre comme un Océan, jouissait ou s’effrayait des menus courants, des remous, voyait les gestes humains comme des vagues, caressantes ou menaçantes, — voilà qu’il connaît des personnes, et des fonctions. — Hier sa sensibilité faisait la différence des tons, lumineux ou sonores: il y avait pour lui des éclats de rouge et des douceurs de bleu, des gaîtés presque comiques de jaune, et des tristesses quasi-mystérieuses de violet: il y avait des frôlements secs de soie, des moiteurs de laine, des saveurs de lait, ou de pain sucré, des odeurs fines ou des odeurs fortes, des notes grondeuses ou berceuses... Aujourd’ hui, son discernement, en progrès, connaît une mère, une nourrice, sait faire le départ entre frères et sœurs, entre les aïeux, plus lointains, — et les descendants, plus proches de lui. Cette science fut longue à venir: il a fallu d’abord distinguer les êtres des choses; puis les hommes des animaux. Cette faune, dont nous poursuivons justement, ici, les enquêtes, elle s’est, en quelque sorte, détachée du reste, s’imposant comme un petit monde à part, dont il convient de s’amuser ou de s’épouvanter, — mais pas de la même manière que des humains. Et dans ce microcosme animal, l’enfant a fait ses classifications: les deux commensaux favoris de notre foyer sont vite baptisés: minet et toutou. Le sybaritisme défiant du premier, la bonhomie brusque du second, ont été reconnus dans leurs traits essentiels, et les noms puérils qu’ils reçoivent, sortes d’onomatopées laconiques, demeurent comme la trace de ces synthèses enfantines. Car l’enfant, sans s’en aviser, opère déjà des synthèses: de la combinaison optique (ou tactile) d’un pelage lustré, d’une tête arrondie, de deux prunelles luisantes à pupille linéaire, il recrée le chat. De même, un plumage vert, un bec crochu, de petits yeux ronds, cerclés de blanc, une caricature de voix humaine, recomposent le perroquet. Chaque type vivant grave ainsi son image, — son schéma, plutôt, dans cette jeune tête. De sorte qu’après avoir fondu les traits solidaires en la notion d’individu, son esprit, toujours inconscient, fond les individus distincts dans une espèce. On sait qu’au premier âge, le mot papa désigne tous les hommes, — tous les êtres qui, comparés au père, sont trouvés similaires d’aspect; c’est un mot naïvement spécifique. De même, tous les chats que l’entant croisera sur sa route, indistinctement, seront des «minets». Cette terminologie fait sourire; et pourtant, c’est la base des classifications les plus avancées; nos savants, lorsqu’ils groupent les plantes, ou les animaux, en espèces, genres, familles, ne suivent pas d’autre méthode.

Extrait des Livres roses (Larousse)


La prescience enfantine, d’ailleurs, va presqu’aussi loin: de la notion du genre, elle s’élève aux groupes de plus en plus supérieurs. — Par exemple, elle juxtapose, assez tôt, l’image du perroquet et celle du pigeon: le perroquet a le plumage vert, le bec fort et crochu, la voix criarde; — le pigeon a les plumes grises et changeantes, un petit bec pointu, murmure doucement ou roucoule... Mais tous deux, perroquet et pigeon, possèdent ce don merveilleux de voler, ont des ailes. L’enfant, secondé d’ailleurs par les leçons de choses officieuses, a tôt fait de grouper tous les porteurs d’ailes sous le nom générique d’oiseaux; — d’ailes plumeuses, dois-je dire, — car d’autres êtres, plus menus, ayant des ailes membraneuses, se dirigent aussi dans l’atmosphère et, sains beaucoup d’effort, sont rassemblés dans un nouveau groupe: les insectes. Il est à noter, toutefois, que le classement esthétique, prenant pour base l’adaptation aux milieux, infimes ou sublimes, ne concorde pas toujours, tant s’en faut, avec le classement technique et savant: celui-ci se fonde, plutôt, sur les affinités profondes, viscérales; — et justement, il se trouve que les traits superficiels, épanouis au-dehors, et qui nous parlent un langage expressif, sont les plus exposés à la variation, — donc, les moins essentiels à la vie, ceux qui, pour le naturaliste, offrent le moins de prise aux taxinomies. Un enfant à l’imagination poëtique pourra donc s’étonner, le jour où son maître lui fera séparer les insectes ailés des oiseaux; car peut-être rassemblait-il, en sa jolie pensée primesautière, les oiseaux, les papillons, même les chauves-souris; en un mot, tous les porteurs d’ailes.

Ailes comparées d’insecte, d’oiseau, de chauve-souris


Sur ces entrefaites, un nouvel élément d’appréciation se fait jour, chez le petit que voilà, sorti du berceau; le sens de sa personnalité, de son moi, s’éveille et grandit. Après avoir longtemps comparé les objets, les êtres, entre eux, c’est à lui-même, maintenant, qu’il compare ces êtres et ces objets; sa mignonne classification embrasse, désormais, un monde dont il fait partie; naguère, il abordait les hommes de trente ans, les appelant papas; ce sont les enfantelets de deux ans qu’il aborde aujourd’ hui, les nommant, de son propre diminutif, des bébés. Dès lors, sa petite personne se hausse, et devient point central de comparaison. Bébé prend l’habitude de tout rapporter à lui-même; et cette tendance, dont l’excès, chez d’enfant gâté, se fait fâcheux, et le rend insupportable aux autres, — nous en saluons ici l’essor discret; car, sous le nom d’anthropomorphisme, elle se révèle une des sources maîtresses de l’expression. En mettant, pour ainsi dire, «dans sa propre peau» tous les êtres qu’il aperçoit, ou bien prêtant à ces êtres bien troubles encore, son âme d’enfant déjà claire, il puise là des frayeurs — ou des bonheurs nouveaux, se crée des attractions — ou des répugnances de goût invincibles; bref, il nourrit le germe de son esthétique future.

Vous pressentez, n’est-ce pas? que ce temps passé devant un berceau, n’est point du temps perdu pour la haute Esthétique. Résumant, en effet, nos observations puériles, nous pouvons marquer, dans l’évolution du sens de beauté, cinq phases: l’enfant ne perçoit tout d’abord que ses propres états intérieurs; — puis le monde extérieur s’entr’ouvre à ses sens: il y distingue des figures, et bientôt, — par un progrès important, des personnes. Enfin, il prend conscience de son moi, qui devient désormais un centre actif de comparaisons. — Or, ce qui, dans le premier âge, était successif, devient plus tard simultané. Ces cinq jalons du sentiment esthétique futur sont comme les arbres d’une route que l’œil aperçoit d’abord un à un, et dont il embrasse ensuite la perspective d’un seul coup. Ainsi la faune, qui, pour l’instant, nous occupe, impressionne notre esprit agréablement — ou péniblement, en éveillant en nous, adultes, tout à la fois, des mouvements organiques — et des images. Par son pelage bien lustré, fourré richement, sa tête ronde aux oreilles pointues, écartées, ses prunelles luisantes, obliques, et le panache de sa queue, le chat, dont nous parlions plus haut, se présente comme un tableau.; mais il s’offre, aussi bien, comme une sensation de tiédeur et de velouté. Le contempler ne suffit pas à notre plaisir; il faut qu’on passe la main sur ce poil soyeux, qu’on le caresse avec lenteur. Par antithèse, en le crapaud, ce n’est pas seulement la vue d’un corps rampant, pustuleux, de globes oculaires ternes et fixes, et d’une bouche dilatée, qui nous répugne; mais également, — et peut-être par dessus tout, la sensation du toucher à distance, la révolte de l’organisme à l’idée d’un contact froid et rugueux. Ainsi nous voyons moins, dans le poisson, l’être écailleux — que nous ne subissons l’être visqueux. L’araignée, noire étoile sinistre, nous fait fuir, instinctivement, parce que nous sentons déjà le piétinement de ses pattes crochues sur notre épiderme.

. Toutefois, le fait capital, ici, n’en est pas moins l’obsession de l’image. Mais cette image, encore, elle s’offre à notre intelligence sous deux aspects: ensemble plus ou moins harmonieux — ou discord, de points, de lignes, de surfaces, de tons; — et représentation d’un être défini, auquel on donne un nom; c’est-à-dire, en un mot, d’une espèce. Je vous arrête sur cette distinction qui, faute d’être nettement opérée, fait disputer les philosophes et brouille les idées du profane. Que d’inutiles dissertations nous seraient épargnées, si l’on séparait, une bonne fois, ces deux aspects de toute chose: l’harmonique et le spécifique! Dès la matière inerte, on les trouve, mêlés, confondus dans une unité sans doute opportune, mais trompeuse. Et qui donc sait, dans un fronton, dégager le triangle, et voir, dans une roue, le schéma d’une étoile géométrique?... Mais ne nous préoccupons que des êtres, et plus particulièrement des animaux. Or, notre esprit est ainsi tourné, qu’il peut y voir, à volonté, des figures — ou des personnes. C’est, la plupart du temps, ce dernier point de vue qui domine, — et cela, grâce à la longue habitude que nous avons de mettre des noms sur les visages. Le chat, comme le chien, le cheval, l’insecte et l’oiseau, — sont trop familiers, pour que nous puissions faire abstraction de leur personnalité, ne voir en eux que des partis de lignes et de couleurs. Seuls, les professionnels de la Peinture sont capables d’un tel effort. Ecoutez-les: ils ne parlent que de tonalités, de galbes, de silhouettes; même l’artiste vrai, qui se pique d’interpréter son modèle, sans servilité, qui le «stylise», comme on dit, est bien forcé de réduire l’espèce zoologique à des traits fort simples, et qui la font devenir espèce artistique. Pour nous, esthéticiens, qui ne créons pas, et dont la mission est de bien juger, il nous faut tenir un compte égal de ces deux tendances psychiques: celle qui figure, simplement, — et celle qui personnifie. Chacune d’elles, en effet, joue dans le sentiment du beau — ou du laid, un rôle important, bien déterminé. Observons d’abord la première de ces tendances. Comme l’a merveilleusement détaillé Sully Prud’homme, en son livre sur l’ «Expression dans les Beaux-Arts», un facteur premier de notre impression devant tout objet, tout être vivant, est l’hypnose. La définirai-je savamment? — Non, je préfère donner un exemple. Vous vous souvenez que, plus haut, j’employai le terme de «rébarbatif»... Eh bien! ce simple mot contient toute une explication. Au nouveau-né qui vient de s’épanouir devant le visage imberbe, et rassurant, de sa mère — ou de sa nourrice, vous savez l’effet que produit un visage barbu. L’effarouchement subit d’un être si neuf, et qui ne connaît pas encore de personnes, pourrait-il s’expliquer autrement que par la figure?... Or, c’est un effet tout semblable qui cause aux «grandes personnes» tant de répugnance à l’aspect d’un ver, d’une chenille, ou d’une araignée. A part l’ «horripilation» d’épiderme, le schéma spécial à ces êtres influence directement notre système nerveux; il atteint, du premier coup, la sphère inconsciente de notre esprit. Chez tous les animaux que nous qualifions de laids, de repoussants, il existe, à coup sûr, une combinaison de lignes et de teintes, et j’ajoute: de mouvements, qui, par elle-même, a le don fâcheux de nous dégoûter, ou de susciter en nous l’épouvante. — Inversement, les êtres gracieux, attrayants, offrent un ensemble de traits qui nous captivent d’emblée, sans réflexion. Voilà l’hypnose esthétique, qui ne diffère, semble-t-il, de l’hypnose physiologique que par le degré hiérarchique. La fixation d’un point éblouissant endort tel sujet préparé ; — mais, sur tout homme un peu sensible, la fixité d’un regard clair et scrutateur, arrête l’essor de la pensée. On dit, alors, qu’on est «fasciné ». C’est, en somme, mais en plus fin, l’action qu’exerce le serpent sur l’oiseau. Dans mon ouvrage intitulé :: les Eléments du Beau», j’ai précisé cet ordre de faits, et démontré comment il se hausse du terrain médical et clinique au domaine du sentiment idéal; j’ai tâché d’établir nettement la symétrie de ces deux états: le charme et la fascination. J’opposais vivement à la fascination de l’être gracieux par l’être sinistre, l’effet obtenu sur ce dernier, en retour, par l’Indien charmeur de serpents. Or, ces effets croisés se retrouvent dans l’expression pure et simple. Si les figures sont expressives, c’est qu’elles orientent notre appareil sensitif en tel ou tel sens. Elles sont pour nous des espèces de sémaphores, indiquant le flux ou le reflux de vie; et, — correspondance admirable, notre propre figure, à son tour, répond à leurs signaux par d’autres signaux. C’est ce qu’on appelle, en psychologie, la double et réciproque suggestion de l’idée par le geste, et du geste par l’idée. La tête plate du reptile, sa gueule béante, sa langue bifide et dardée, son long corps apode et sinistrement volubile, — autant de signes, avec le sifflement, qui communiquent l’épouvante. Celle-ci se traduit, sans tarder, sur le visage humain par des signes qui nous impressionnent, à notre tour: ce sont les yeux qui se dilatent, la face qui pâlit, le corps qui se met à trembler. A notre tour, nous faisons l’office de sémaphores vivants, expressifs. — Mais laissons ces cas dramatiques, exceptionnels d’ailleurs. En l’ordinaire de la vie, l’animal, par sa seule physionomie, nous attire, ou bien nous repousse, — à moins qu’il ne nous arrête sur place. Il faut distinguer ici deux catégoriels d’effets favorables. La grandeur, ou l’éclat, d’une part, nous en imposent; et nous en sommes plus intimidés que charmés. C’est l’émerveillement du sublime; il se traduit par une attitude de surprise respectueuse, et quelquefois un geste de recul; le mot de monstre, qui nous vient devant les très grands mammifères, tels que l’éléphant, la baleine, — ce mot n’est pas toujours péjoratif; son étymologie ne fait-elle pas surtout allusion à la curiosité qu’excite l’extraordinaire? — Ainsi le «monstre», primitivement tout au moins, n’est point l’être qu’on cache, mais l’être, au contraire, qu’on produit au jour.

L’Indien charmeur de serpents (d’après une ancienne image d’Epinal).


Un effet non moins favorable, et qui s’oppose à l’émerveillement, est l’enchantement. C’est un résultat du gracieux. Des animaux comme la gazelle, la colombe ou le papillon, ne nous étonnent pas, ne nous tiennent pas à distance; ils nous charment, d’emblée, nous attirent vers eux. On ne remarque pas assez ce besoin, à priori bizarre, qui nous porte, irrésistiblement, à caresser les êtres charmeurs, à les embrasser, les flatter longtemps de la main, comme de la voix. La douceur moite des pelages et des plumages, ou le velouté de la peau, ne suffisent pas, je pense, à justifier ce geste d’amour. L’œil est flatté par le coloris, par l’harmonie des formes; l’oreille, par le son de voix autant que la main, du contact. Et plus profondément que l’œil, ou que l’oreille, notre âme est subjuguée par cet ensemble de traits, devenus, par enchantement, des attraits. Alors, ce sémaphore animé qui traduit à l’extérieur, pour ainsi dire, ses marées latentes, se met en branle; il révèle à tous, par son jeu, l’état de cette mer si mobile, et, permettez-moi l’expression, l’étiage des états d’âme. On reconnaît, au sourire d’un homme, que tel spectacle lui «sourit» ; et la seule vue d’un enfant qui lève ses regards en battant des mains, m’avertit qu’un oiseau superbe, et que je n’ai pas vu, vient de traverser le ciel à l’instant. De même, avant d’apercevoir l’araignée courant sur le mur, je suis averti de son existence par la mine effarée de la ménagère, son recul instinctif, son geste de dégoût...

Mais l’homme ne voit pas, dans la faune, que des figures: il y reconnaît, aussi, des personnes. Ces monstres, terrestres ou marins, qui nous tiennent en respect, on les détermine: c’est l’éléphant, ou c’est la baleine; ces créatures qui nous ravissent, on peut les nommer: c’est la gazelle, ou la colombe, ou le papillon; la créature ailée qui se fait suivre du regard, c’est un oiseau; l’étoile coureuse et sinistre qui nous fait reculer d’horreur, c’est un insecte, une araignée. Même en reprenant son sang-froid, l’homme peut persister dans sa répugnance première, ou dans son extase; mais il juge ces animaux comme ils doivent être jugés, équitablement, d’après leur espèce. Et sous cet angle défini, son jugement peut corriger l’impression première, en réformer la promptitude. Vous le surprendrez peut-être à dire: «la belle araignée!»... Les formes si massives de l’éléphant ne l’intimideront plus à ce point; s’habituant à voir, en ce lourd colosse, un type zoologique rationnel aux parties bien coordonnées, adaptées aux fonctions de vie, — toute répulsion pourra disparaître. Ainsi l’éléphant, à ses yeux, aura «son genre de beauté ». Il y aura une beauté proprement éléphantine, comme une grâce «arachnéenne». Il suffit, pour opérer ce revirement, d’observer la douceur de ces petits yeux, la puissance paisible de ce grand corps, la souplesse intelligente de cette trompe si singulière. Il suffira de voir, en l’insecte troublant, la tisseuse habile et patiente. Ainsi la réflexion viendra tempérer l’instinct qui d’abord s’insurgeait. Dominant ses nerfs, le spectateur, devant l’animal, mettra son diaphragme; le champ de sa vision mentale se restreindra. Sa mémoire ne l’embarrassera plus de comparaisons ambitieuses et compromettantes. Perdant de vue, momentanément, la gazelle, au galbe élégant, l’amoureuse et séduisante colombe, ou le papillon désinvolte, toute son attention se concentrera sur l’insecte endeuillé, sur le quadrupède fauve et sévère. L’éléphant sera rapproché, dans son esprit, de ses congénères; l’araignée, de ses sœurs ou proches-parentes. Alors, le vice de ces êtres ne sera plus dans leur structure, jugée légitime et conforme; il surgira d’une dérogation, justement, à cette forme typique, ancestrale; on saisira la différence qui sépare la laideur saine, transmissible, de la monstruosité, de l’infirmité. Bref, tout en demeurant impressionné par les figures, le spectateur du monde animal tiendra compte, intelligemment, des «personnes ».


Il faut bien l’avouer, toutefois, cette façon de voir est peu populaire, étant déjà systématique, au fond, et déjà savante. Le vulgaire s’en tient, d’habitude, à l’impression prime-sautière; on peut l’observer au Jardin-des-Plantes, en cette ménagerie créée pour l’étude, et qui se transforme, le dimanche, en théâtre... Oui, théâtre de drame ou de comédie, dont les acteurs sont les grands fauves, les ruminants, les reptiles, les volatiles, et ces singes qui paraissent une charge du type humain.

Le type humain! Voilà le critérium, au fond, de cette foule. C’est à lui qu’on rapporte, en définitive, tous les traits, plus ou moins singuliers, excessifs et paradoxaux de la faune. Le public populaire juge l’animal d’après lui-même; il part du genre humain pour apprécier les genres zoologiques: ce qui le frappe, en la gazelle, ce sont, surtout, ses yeux de femme; le lion lui apparaît comme un monarque chevelu, solennel et terrible; c’est «le seigneur à la grosse tête» des Arabes; l’éléphant? — il se présente en philosophe pacifique et négligé de mise; l’ours, en butor grossièrement fourré, qui marche lourdement, avec un balancement ridicule. On a peine à s’empêcher de voir, dans le paon, une demoiselle parée, vaniteuse de sa figure, et coquette; — dans le vautour, un misanthrope chauve et renfrogné ; un couple de hérons nous semble un vieux ménage, et nous voyons de jeunes amoureux dans une paire de pigeons. Sur son perchoir, le perroquet, à la mine caduque, et jaseur, amuse la galerie comme ferait un pitre; le singe a le succès d’un clown, ou d’un gymnaste; le serpent fait l’effet d’un traître, et le hibou, d’un conspirateur. Voilà, sans rien outrer, l’histoire naturelle du peuple, et son esthétique; elles se résument en ce seul mot: l’anthropomorphisme. On le verra plus tard: cette vision naïve est la source d’où découlent à la fois la Mythologie et l’Art, source abondante et féconde, dont le premier filet, on l’a vu, dérive du berceau de l’enfant.

Chez l’enfant, en effet, comme chez l’homme simple, l’hypnose des figures se confond avec la détermination des personnes, — l’aspect pittoresque, harmonique, avec l’aspect spécifique et, pour ainsi parler, «professionnel». Mais le départ s’opère, ultérieurement, par les progrès de l’âge, et de la culture. Même, une divergence encore plus marquée sépare les hommes, au moment où, conduits par la destinée, ils prennent des chemins de vie différents. Alors la faune revêt, chez les uns, un aspect plutôt positif, — un aspect plutôt idéal chez les autres. Le plébéïen, surtout paysan, voit de préférence, dans les animaux, la fonction utile et sociale: le bœuf est traîneur de charrue; — la vache, laitière; la chèvre, fromagère; le chien est apprécié comme gardien modèle, et le cheval, comme porteur; le chat lui-même, ce commensal oisif, et désœuvré, n’est-il pas le bon génie des greniers? Et tout va de même; la poule est la pondeuse indispensable et ponctuelle; le coq est le reproducteur, et de plus, un réveille-matin. Ici, la classification qui fait loi, c’est celle des bêtes domestiques — et sauvages, des espèces utiles — et nuisibles. L’homme des champs n’a pas le loi sir d’admirer; s’il admirait, aurait-il le courage de sacrifier tant de jolies, d’innocentes bêtes? Un éleveur ne peut être à la fois un artiste; et la fable du «Cygne et du Cuisinier» reste invraisemblable. Voyez-vous le fermier s’attendrir sur le cou duveteux d’un ramier, sur sa voix si tendre et plaintive?... Mais son couteau s’arrêterait en route, et rien de ce qu’il faut faire, en définitive, ne se ferait.

Et cependant cette impassibilité demeure un sujet de stupéfaction pour l’artiste; que dis-je? même pour l’amateur. Oui, vous entendez? l’ «amateur», c’est-à-dire celui qui aime, qui ressent de l’amour pour l’être beau, pour l’être vivant, et qui jouit de ces choses utiles comme si c’étaient des objets d’art. Cet homme ne peut s’accoutumer, en le séjour qu’il fait à la campagne, c’est-à-dire dans la Nature, — à voir tailler les arbres et mutiler les bêtes. A ses yeux, c’est un décor qu’on abîme; il nomme cela «vandalisme»...

C’est que, dans cette âme d’élite, — ou délivrée, par privilège, du joug de la nécessité, l’intelligence et l’affection du beau ont eu tout le loisir de s’accroître. L’hypnose originelle des figures, en vigueur dans chaque tête enfantine, a persisté, chez elle, exceptionnellement; la tyrannie du gagne-pain ne l’a pas étouffée, comme chez tant d’autres, au berceau. L’artiste, — ou l’amateur, est donc un grand enfant; son imagination n’est pas déflorée; son cœur est resté tendre. Mais avant tout il est esthète, il tient surtout à la beauté ; la fin tragique d’un pourceau le troublera moins que là chute d’un arbre qu’on sacrifie. Lui classe les êtres en beaux et en laids, en espèces nobles — et roturières. Et il montre presqu’autant de dédain pour la classification du savant que pour celle du campagnard.

Et cependant, ce savant est un idéaliste, encore, à sa manière. Ses enthousiasmes sont aussi prompts, aussi ju véniles. Seulement, c’est moins l’animal vivant et jouant — que l’animal mort, — ou bien travaillant, qui l’attire. En effet, privé de la vie, l’être organisé laisse pénétrer ses rouages; il trahit le secret de la vie. Or, de l’approfondissement des choses cachées, émane une beauté spéciale, plus abstraite et de beaucoup plus austère. Tandis que l’artiste s’arrête, complaisamment, aux surfaces, — lui, le savant, explore avec passion les profondeurs. Et puis, sort-il de son laboratoire, son œil n’embrasse pas l’ensemble de la faune comme l’œil de l’artiste; il ne classe point les êtres tels qu’il les voit, mais tels qu’il les pense. Irait bien remarquable: l’âme plus idéale de l’artiste se trouve être, ici, plus proche du réel; j’avais fait ailleurs cette observation que la Nature groupait les plantes, et les distribuait sur la terre, dans un ordre tout différent de celui qui régla leur évolution. Ainsi, dans un paysage moderne, vivent côte-à-côte les fougères préhistoriques et les aubépines, beaucoup plus récentes en date; les prêles frustes très anciens, voisinent, au bord des étangs, avec ces végétaux délicats, si perfectionnés, les nénuphars et les vallisnéries. Or il en est de même, à peu de différences près, pour les animaux: la même forêt brésilienne sert d’habitation aux perroquets et aux tortues terrestres; ses frondaisons abritent, fraternellement, les insectes et les oiseaux; ses ruisseaux cachent aussi bien des écrevisses que des poissons. Or ce groupement, réalisé sous nos yeux par les nécessités de l’Adaptation, nous apparaît harmonieux, et pittoresque; logique en soi, purement rationnel, il s’offre, du même coup, esthétique; la distribution des espèces en les milieux conformes semble opérée par la main d’un artiste, être une œuvre d’art. Aussi plaît-elle, directement, aux artistes, qui trouvent déjà dans la Nature le tableau tout fait.

Mais ce tableau de réalité ne s’est formé qu’après-coup, et l’ordre d’adaptation, qui l’a composé, fut précédé d’une ordonnance à la fois plus stricte et plus abstraite; celle-ci n’est pas fonction de l’espace, mais du temps; c’est l’ordre de filiation des espèces, — ou, pour parler la langue darwinienne, d’évolution. Il n’est pas apparent, celui-là, et ne se manifeste qu’aux yeux de l’esprit; on ne l’aperçoit pas, — on l’apprend dans les livres; sa connaissance exacte est laborieuse, et ne dispense que des joies austères. Or le savant les connaît, des joies; il ne les échangerait pas contre les plus beaux spectacles. Après tout, n’est-ce pas un spectacle digne d’admiration, que l’agencement des organes, ces «rouages de la vie», que leur variation suivant des thèmes définis, divergents, — et que la diversification, méthodiquement opérée, des formes extérieures du corps? Cette unité dans la variété, déjà constatée dans la flore, elle reparaît, moins radieuse peut-être, mais aussi grandiose, en la faune. Lorsque le naturaliste embrasse d’un coup d’œil le système si compliqué des espèces, des genres, des familles, des embranchements, — c’est pour lui comme un panorama prodigieux, dont les divers plans s’étagent harmonieusement à sa vue, dont les détails s’ordonnent et se fondent en tout homogène.

Et peut-être cette vue tout abstraite nuit-elle, bien souvent, à l’autre vision, celle du monde animal dans sa liberté, sa beauté de vie, son charme d’expression physionomique. La tendance du savant est de voir, dams les deux règnes vivants, comme deux armées bien disciplinées, rangées en bataille, et dont il passe en revue les pelotons, les bataillons et les régiments. Celle de l’artiste, au contraire, est de surprendre, en le règne animal, l’ordre dispersé, — un darwiniste eût dit: l’ordre de combat, de lutte pour l’existence. Si le savant suit, scrupuleusement, sa chronologie, dans ce qu’on nomme «histoire naturelle », — lui ne s’en tient qu’aux épisodes. Une vache paît dans un pré. Pas un instant il ne songe à la rattacher à l’ordre des Ruminants; mais il la relie, plutôt, au pâturage qu’elle complète, et qu’elle anime.

De l’artiste ou du savant, qui donc a raison, ou tort? — Tous les deux, — ou ni l’un ni l’autre. Chacun d’eux, pour ainsi dire, accapare un aspect de la grande Nature, — de la Nature une, indivisible; et pour chacun, l’autre aspect est comme s’il n’était pas. — Je sais bien que «la Science est longue, et la Vie, brève» ; l’humanité doit se partager une tâche que l’homme serait impuissant, tout seul, à fournir; c’est la loi de division du travail; loi tyrannique, mais fatale; il faut s’y plier... Mais n’a-t-on pas le droit d’espérer que l’artiste, de plus en plus, deviendra curieux de science; et que, pour sa part, le savant daignera, de temps à autre, promener sur le monde un regard ému? — Vous le savez, depuis le début même de ce livre: notre Esthétique a pour objet, surtout, la réconciliation des deux points de vue: Science et Poësie, tel est son mot d’ordre. Mais elle vise bien moins, en somme, à promouvoir une poësie scientifique, d’une part, et de l’autre, une science poëtique, — qu’à préparer pour l’avenir un état d’âme généreux, capable de s’éprendre, sans distinction, des profondeurs et des surfaces. Il n’y a pas, en définitive, deux faunes, l’une à usage des savants, l’autre à l’usage des artistes. Et c’est pourquoi, dans chacun des chapitres qui vont suivre, je vais tenter de fondre en un seul tout l’histoire scientifique des animaux et leur histoire pittoresque.


Histoire esthétique de la nature

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