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Les Polypodes (Crustacés)

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Immédiatement après les Apodes, et au-dessus, viennent se ranger ces animaux bizarres, quoique très familiers à tous, qu’on appelle les Crustacés. Pour moi, je les baptiserai «Polypodes», afin de souligner plus nettement leur trait — à mon avis le plus caractéristique: c’est à savoir la multiplicité presque déconcertante de leurs appendices. Chez eux, en effet, tout, à peu près, est de nature appendiculaire, et prend la forme de membre, — jusqu’aux mâchoires (que les naturalistes désignent sous le nom de «pattes-mâchoires»), — jusqu’aux globes oculaires eux-mêmes, très saillants, et portés sur un pédicule allongé. C’est, en résumé, l’exacte contre-partie de l’Apode. Et, remarquez-le bien, ce luxe d’appendices marcheurs et nageurs, masticateurs et sensitifs, peut être, au sens organique, un progrès; il n’en paraît pas un au sens esthétique. Si le ver de terre, à part la teinte terreuse de son corps, nous choque par sa nudité, sa pénurie de membres, — l’Ecrevisse ne nous produit guère un meilleur effet, et eela par la réunion de causes justement contraires. Ce gros corps, tout encroûté d’une carapace rigide, dont les pièces postérieures, en anneaux, se tordent gauchement, et qui projette, d’avant en arrière, un attirail compliqué d’instruments, d’allure mécanique et menaçante, a quelque chose de terrible et de comique tout à la fois; c’est comme la caricature d’un chevalier d’antan, empêtré dans ses armes et son armure.

Qu’est-ce à dire? Allons-nous donc commettre ce sacrilège, de dénigrer l’œuvre du Créateur? — Oh! certes, non. Nous prenons, seulement, la création telle qu’elle est — teille qu’elle apparaît, du moins, manifestement, à l’esprit le plus droit, le plus religieux. Je sais bien que les savants, qui ne sont guères religieux, d’ailleurs, sont disposés à trouver tout beau, à ne rien voir de laid dans la Nature. — Mais c’est un point de vue, chez eux, tout artificiel: ce qu’ils appellent du nom de beauté, bien à tort, c’est l’intérêt que prend leur intelligence à des combinaisons ingénieuses; c’est une beauté, si l’on veut, mais beauté tout abstraite, et purement technique. Si le savant veut bien se dépouiller de cette admiration professionnelle, il s’écriera, comme le profane, à la vue d’un homard agitant ses 19 paires d’appendices: «Quelle étrange et peu gracieuse créature!»

A ces naturalistes trop éclectiques, qui ne se choquent d’aucune discordance, je dirais: vous vous montrez «plus royalistes que le roi». L’esprit religieux, hélas! ne vous étouffe pais; et pourtant, vous semblez avoir le scrupule de découvrir une infériorité dans la Création. Mais d’abord, n’êtes-vous pas les premiers à reconnaître des animaux «inférieurs» ? Il est vrai, c’est purement au sens organique, et je sais bien que le Chevreuil, supérieur au Singe en beauté, lui reste, évidemment, en organisation, bien inférieur. — Toujours est-il qu’il existe, en dehors de la classification hiérarchique, des différences qu’on pourrait qualifier d’harmoniques, et qui nous autorisent pleinement à classer les animaux en beaux et en laids. — Notez que le second de ces termes n’a rien, vis-à-vis du Créateur, de blasphématoire, puisqu’en définitive, c’est par la volonté divine que ces créatures sont disgraciées, — ou du moins le paraissent à nos regards.

Et d’ailleurs, il convient de rappeler ici cette loi d’Adaptation presque automatique, en vertu de laquelle le Laid se dissimule, en l’univers, d’une façon ou de l’autre; il échappe à notre regard habituel. Autrement, dirions-nous couramment, en face du paysage: la belle Nature?... — Ces Crustacés, dont le spectacle est presque grotesque, à l’étalage d’un restaurant, — ne vivent-ils point discrètement à l’ombre des pierres, ou sous le voile glauque des eaux? Ainsi, pour les voir, l’homme doit leur faire la chasse, et forcer leur retraite. Ils sont peut-être faits pour être mangés; ils ne sont pas faits pour être contemplés.

J’ai très abondamment expliqué, dans un autre ouvrage , les raisons de ce que nous appelons laideur dans la faune; j’ai montré, dans cette laideur, comme une crise de l’Adaptation, crise nécessaire toutes les fois que l’organisme, en général, doit franchir un nouveau stade de complication. Tout bénéfice, en la Nature, exige un sacrifice. Déjà, lorsqu’on s’élève du règne végétal au règne animal, les grâces du contour, on l’a vu, sont sacrifiées, d’abord, à ce double progrès: la sensibilité, le mouvement autonome et libre. Et cependant, le type organique de la plante persistait quelque temps, comme instrument de vie, chez la bête; c’est ce qui produisit les animaux à forme de plantes, les Zoophytes. Mais à l’état fixé, état définitif pour la flore, devait succéder, pour la faune, un état supérieur, mobile et voyageur; à la pêche expectative, sur place, la chasse active, quêteuse, acharnée. Ce fut comme l’âge héroïque, succédant au pastoral, à l’idyllique. Or ce genre de vie si nouveau commandait, nécessairement, un changement dans l’outillage. J’ai dit ailleurs comment la Nature s’y était prise pour cela; j’ai montré son doigt, ingénieux autant qu’économe, intervertissant le rôle des appendices, refoulant les instruments de la vie végétative au-dedans, et faisant épanouir au dehors ceux de la vie sensitive et locomotrice. C’est ainsi que les verticilles bien apparents de la fleur se firent latents, devinrent les viscères. Et, lorsque le plan de symétrie rayonné fit place au plan bilatéral, des appendices locomoteurs vinrent se grouper, par paires, aux deux côtés de l”axe du corps; simples touffes de poil chez les Vers, les «Apodes», puis membres articulés chez ceux dont nous nous occupons, les Polypodes. On verra tout-à l’heure, chez les Insectes, cette multiplicité trop encombrante d’appendices se réduire au strict nécessaire; la Nature ouvrière va se montrer artiste: par un effort de concentration et de mise au point, elle abrégera la longue et prolixe série d’articles, éliminera les organes de natation, devenus oiseux, réduira considérablement ces mandibules fantastiques, affinant, du même coup d’ébauchoir, ces membres lourds, paresseux, maladroits, pour en faire des pattes déliées, agiles, faites pour courir allègrement.

J’ai dit, à l’instant, ce mot: la Nature ouvrière.... Eh oui! la Nature l’est, très simplement, avant tout, avant d’être artiste. Ce qui la préoccupe d’abord, c’est de réaliser l’outillage de vie; puis, cette vie se compliquant toujours davantage, il arrive un moment où le travail de simplification s’impose; alors l’organisme s’allège, ses formes se dégagent de leur primitive lourdeur; il gagne en sveltesse, en beauté ; tel le soldat qu’on arme à la légère pour des campagnes plus lointaines et plus savantes.

Avant de quitter ces espèces d’hoplites que sont les Polypodes ou Crustacés, ayons soin de dire que ce corps d’armée ne compte pas seulement dans ses rangs le Crabe, la Crevette, le Homard, l’Ecrevisse et la Langouste, ni même le Bernard l’Ermite, types bien connus, types populaires. Deux autres groupes, aux uniformes assez différents, forment, en quelque sorte, les ailes; et, par ces ailes, l’armée des Crustacés en rejoint deux autres, alliées. Autrement dit, ces Crustacés bien francs se relient, par des formes ambiguës, d’une part aux Insectes, et de l’autre aux Mollusques. Examinez plutôt, fixés aux rochers, à marée basse, ou bien aux bordages des navires, ces curieux animaux que sont lies Balanes, les Anatifes. A voir la coquille bivalve de ces derniers, vous les prendriez pour des Mollusques; mais leurs pieds, en forme de houppe (d’où leur nom commun de Cirripèdes, et d’autres caractères, encore, les font rentrer plutôt dans le groupe des Crustacés. Ce ne sont, en réalité, ni Mollusques, ni Crustacés, mais des formes de transition entre ceux-ci et ceux-là. — De même, le Cloporte, cet inoffensif et discret insecte, voudrait-on dire, est enrégimenté par les naturalistes parmi les Crustacés; c’est, en définitive, semble-t-il, le trait d’union qui relie ceux-ci aux Insectes. «Natura non facit saltus».

Je ne m’attarderai pas à décrire ces formes simplifiées, vraies miniatures de la tribu: les Apus, les Cypris et les Daphnis, — miniatures peu séduisantes, et dont les noms seuls (au moins pour les deux derniers) sont poëtiques; — ni cette hydre minuscule de la Lernée, que sa petite taille empêche d”être effroyable; — et je renvoie le lecteur aux traités de paléontologie pour les formes fossiles, telles que les Trilobites, étranges prédécesseurs de nos Crustacés, qui s’enroulaient sur eux-mêmes en boule, à la manière des Cloportes.


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