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LE PETIT CARNET

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Table des matières

Penchée sur la barre d'appui de la fenêtre, Mme Evry, déjà vêtue et voilée pour la route, attend son fils René. Oh! elle est bien tranquille: à l'heure convenue, l'auto tournera le coin de la rue. René, minutieux et ponctuel, ne sera pas en retard. C'est elle qui est en avance, dans l'impatience de la bonne journée.

C'est une telle joie pour elle, ces sorties dans la voiture de son René! Depuis deux ans qu'elle est veuve, il s'est montré le plus tendre, le plus dévoué des fils. Et aussi le plus vaillant, puisqu'il a repris, dès vingt-quatre ans, l'usine de Saint-Denis, fondée par son père. Mais elle lui sait gré surtout de ces promenades. Elles lui apparaissent comme le symbole même des attentions dont il l'entoure.

La veille, ils en étudient ensemble l'itinéraire sur la carte. Et, au matin, il accourt de Saint-Denis, où il habite et où la voiture est remisée. De Compiègne à Fontainebleau, de Mantes à Ferrières, ils ont parcouru la douce Ile-de-France. Souvent, lorsqu'ils s'arrêtaient pour déjeuner, dans quelque ville, lorsqu'elle descendait de voiture, elle surprenait un furtif sourire sur le visage des hôtes accourus. Elle s'expliquait la méprise, sachant qu'elle a gardé une surprenante jeunesse de lignes; mais quand, le voile enlevé, apparaissait le diadème dédoré de sa chevelure, le sourire s'attendrissait. On avait compris. Elle ne s'offensait pas de la brève erreur, flattée dans une obscure coquetterie, heureuse que son fils ne parût pas emmener une trop vieille maman.

Un coup de trompe, qu'elle reconnaît au son. La voiture débouche au prochain tournant. René conduit, à côté de son mécanicien. Il stoppe et, selon son habitude, lève la tête, envoie de la main un heureux bonjour. Mme Evry le cueille au vol. Comme son fils est beau! Comme elle en est fière... Vite, elle se précipite dans l'escalier, monte à l'arrière du phaéton. La portière claque. En route...

Est-il rien de meilleur, après le vacarme de la rue, la marche énervante parmi la foule des voitures, les cahots sur le sol écorché des sorties de Paris, les lèpres de la banlieue, est-il rien de meilleur que de bondir sur le velours de la route dans le bruissement frais du moteur, d'aspirer la senteur vive des arbres, de reposer ses yeux sur le vaste horizon, enfin de s'épanouir à mesure que le site s'élargit et se pare?

Ces fines voluptés, Mme Evry les goûte avidement. Elle veut jouir de l'heure présente. Ce bon temps-là ne durera pas toujours. Il faudra bien, un jour ou l'autre, que son René se marie, fasse son nid. Mais à quoi bon se forger des soucis d'avance, se gâter son plaisir? Elle devrait, au contraire, s'estimer bien heureuse. Car René a des amis, des relations, toute une vie à lui, qu'elle ignore. Et il aurait pu lui faire la part moins belle...

Une autre vie... Elle n'y songe jamais, à ce pan caché d'existence, sans un sursaut ombrageux qui la blesse. Mais quoi? Ne doit-elle pas s'incliner devant une loi fatale? Elle sait bien qu'elle ne peut pas avoir son fils tout entier à elle seule.

Allons! Encore ces idées sombres. Elle en oublie la promenade. Où est-on? Elle tire la carte de la pochette. Mais voilà qu'elle entraîne en même temps un carnet couvert en toile cirée noire, un carnet qu'elle ne connaît pas. Il s'ouvre tout seul à la dernière page écrite. Mme Evry y jette un regard. Ah! c'est bien de ce ponctuel, de ce minutieux René, d'avoir tenu registre de toutes ses sorties, d'en avoir marqué les dates, le but, sans oublier le nombre de kilomètres parcourus, et même la quantité d'essence consommée.

L'étonnant, c'est qu'il ne lui en ait jamais parlé, et surtout qu'elle ne l'ait pas trouvé plus tôt. Tiens... Il y a même une colonne, la dernière, réservée aux noms des passagers. Un moment, Mme Evry est tentée de refermer le petit carnet. Une sorte de pudeur, de la discrétion, de la crainte, luttent en elle contre le besoin de savoir. Mais c'est lui qui l'emporte.

Elle revient aux feuillets du début, court tout de suite à la dernière colonne de chaque page. Au premier regard, un mot la frappe, fréquemment répété: «Maman, Maman...» Le cher enfant! C'est elle qu'il a le plus souvent emmenée. Puis d'autres noms qui lui sont familiers: Petit, Radenain, Martinet, Gabiraud... Des amis intimes, dont il lui a souvent parlé, qu'elle a vus même, des ingénieurs de l'usine. D'autres encore, plus rares, qu'elle ne connaît pas.

Soudain, c'est comme une pointe fine qui lui traverse le cœur... Elle a découvert, de-ci, de-là, une initiale, une H... Et désormais elle ne voit plus sur le petit carnet que cette lettre-là.

D'instinct, elle cherche toutes les lignes où la seule initiale figure à la colonne des passagers. Car nul autre n'accompagne René, le jour où il sort avec H... Naturellement!

Et elle lit:

«Pierrefonds, 201 kilomètres, 29 litres. H.»

Plus loin:

«Barbizon, 132 kilomètres. 21 litres. H.»

Et tout récemment:

«Dieppe, 398 kilomètres. 55 litres. H.»

Mme Evry soupire. Ah! on ne l'a jamais emmenée jusqu'au bord de la mer, elle. Son record, comme dit René, c'est Rouen...

Mme Evry a refermé le petit carnet. Comment est-elle faite, cette H, cette rivale inconnue dont elle ne sait rien, sauf la première lettre de son prénom? Est-elle jolie? Évidemment. Qui est-ce? Pourvu qu'elle ne soit pas trop méchante...

Et songer qu'elle s'est assise là, dans cette voiture, sur ses coussins, à cette même place. Une affreuse amertume, jaillie du fond de l'être, envahit la pauvre maman. Vainement elle essaye de dompter le flot qui l'étouffe. Elle le sent lui déchirer la gorge, monter jusqu'à ses paupières et lui ternir les yeux.

Pourtant, ne la prévoyait-elle pas, tout à l'heure même, cette existence cachée? Elle reconnaissait bien que son enfant ne pouvait plus lui appartenir tout entier. Il faut partager son cœur... et sa voiture. C'est la vie. Allons, du courage, et tâchons de montrer belle mine. Et, relevant son voile d'un geste résolu, Mme Evry tendit son visage au vent de la course. Rien de tel pour sécher les larmes.

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