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LES MILLIARDAIRES

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Il s'est arrêté déjà pas mal de voitures, devant notre grille. Je ne parle pas, naturellement, de celles de nos amis qui veulent bien venir nous voir, mais de celles que la panne a obligées de faire escale à notre porte.

Je viens de conter l'histoire de ce couple de chauffeurs arrêtés dans nos parages et qui, laissant choir un collier de billes, en retrouvèrent plus qu'ils n'en avaient perdu, pour la bonne raison qu'ils ramassèrent en surplus quelques inconvenances de moutons roulées dans la poussière... Et ce gentilhomme qui, trompé par notre tenue champêtre, nous prit pour les jardiniers... Et cet autre qui nous emprunta le téléphone pendant une panne de pneu et qui attendit deux heures et demie la communication!...

Pourquoi tant d'autos ont-elles stoppé en vue de notre maison? J'ai souvent creusé le problème. Et j'ai trouvé plusieurs raisons. D'abord, nous avons un superbe caniveau dans notre voisinage. Pour l'écrou qui ne tient plus que par un filet, pour le clou qui déjà pousse sa pointe dans la chambre, la secousse est décisive. Autre raison: sans nous vanter, le site est hospitalier. Et peut-être décide-t-il à l'arrêt le chauffeur qu'un bruit insolite inquiétait déjà depuis quelque temps. Enfin, n'oublions pas qu'autour de nous tout est mystère. Qui sait si la machine ne vit pas complètement, une fois que nous l'avons mise en marche, si nous ne lui donnons pas la pensée en même temps que le mouvement, si les autos ne flairent pas ceux qui les aiment, si elles ne devinent pas, là, derrière cette grille, des gens qui les fêteront, qui les admireront, qui seront heureux de les entourer, et si elles ne décident pas: «Allons, un bon mouvement, arrêtons-nous!»

A vrai dire, nous ne les aimons pas seulement pour elles-mêmes, mais aussi pour leurs passagers. Ce qui nous excite, c'est de les identifier. Qui sont-ils? Que font-ils? Le policier qui sommeille en nous se réveille à chaque passage d'auto. Chaque voiture qui s'arrête, c'est une énigme qui se pose devant la porte.

Ah! quelquefois, la sagacité du chercheur de rébus est mise à rude épreuve. Un soir de cet hiver, une grosse limousine stoppa vers six heures à quelques pas de la grille. Elle venait de franchir le fameux caniveau en vitesse, et sa chambre arrière droite en avait profité pour se donner de l'air.

On réparait. Deux gros phares, posés sur le sol, éclairaient le mécanicien à l'ouvrage et les œuvres basses de l'imposante voiture. En contraste, au-dessus de cette zone lumineuse, la nuit apparaissait opaque, bien qu'elle fût en réalité assez claire. Peu à peu le regard s'accoutumait à l'obscurité. Autour de la limousine, quatre ombres veillaient. Deux larges silhouettes d'hommes, deux fines silhouettes de femmes, toutes quatre élégantes et comme découpées dans quelque catalogue de tailleur sportif.

Ces messieurs fumaient des cigares importants. Et chaque fois que s'embrasait la rosette de feu, elle éclairait leur face sévère, complètement rasée. De riches Américains, sans doute.

Ils restaient silencieux. En attendant que leurs propos vinssent confirmer mon hypothèse, je rôdai autour de la voiture. Une petite plaque de métal m'en révéla la marque, une très haute marque. D'ailleurs, dans ses moindres détails, s'affirmait le luxe le plus intelligent, le plus minutieux et le plus raffiné.

Certes, j'avais affaire à de très grands touristes. Pourtant, je ne pus me défendre d'une certaine surprise lorsque j'entendis celui des deux milliardaires qui semblait commander à bord dire au mécanicien:

—Tu y vois clair?

Après tout, ce tutoiement pouvait s'expliquer. Façons de grand seigneur. Napoléon tirait bien l'oreille à ses grenadiers.

Mais quelle ne fut pas ma stupeur quand, un instant après, le mécanicien—rigoureusement vêtu de cuir des pieds à la tête—interpella à son tour le patron:

—Édouard, passe-moi donc le gros levier...

Le chauffeur tutoyait le milliardaire! Loin de moi la pensée de blâmer en principe un tel langage, qu'au contraire bien des arguments pourraient justifier. Mais je suis contraint de reconnaître qu'il n'est pas encore passé dans nos mœurs. J'imaginai donc les diverses circonstances spéciales qui pouvaient l'expliquer.

Peut-être le mécanicien avait-il sauvé la vie de son maître, et cette familiarité était-elle autorisée par la gratitude? Peut-être était-ce un parent pauvre, un camarade de collège retrouvé, un ami dans le besoin, un frère de lait?

Mais le chauffeur grimpait sur le toit de la limousine, débouclait les courroies de la malle à pneus et s'apprêtait à lancer une enveloppe sur la banquette gazonnée de la route. Alors, interpellant les deux dames qui causaient à l'écart:

—Attention, là, les mômes, gare aux arpions!...

Comment? comment? Les femmes aussi étaient ses cousines, ses sœurs de lait, ses camarades de collège?

Pour un amateur de charades vivantes, j'étais bien servi... Et c'est que, non content de tutoyer ces grandes dames, il les rudoyait, il les menait à la baguette.

—Allez, Louise, aboule la tinette.

Ainsi dénommait-il l'étui à talc.

Et comme la seconde voyageuse lui masquait l'un des phares:

—Dis donc, Marie, ton père n'était pas vitrier...

Il entendait par là qu'elle n'était pas de verre.

J'en avais les jambes fauchées.

Cependant le mécanicien déléguait ses pouvoirs au milliardaire. Et, lui passant la pompe:

—Allez, turbine, c'est bien ton tour.

On se serait cru transporté en l'an 3000.

Ramassant la chambre à air et son sac, il les tendit à l'une des deux femmes:

—Tiens. Replie ça, et grouille-toi.

Et, pour stimuler son zèle, il lui allongea sur la partie la plus potelée de son anatomie—à en juger du moins par le son ferme et plein—une claque amicale.

Singuliers chauffeurs... Si encore le mécanicien n'avait pas été vêtu en professionnel, tandis que les autres affectaient des allures somptueuses de grands touristes, j'aurais pu croire à quelque bande joyeuse... Me mystifiaient-ils? Était-ce une gageure? Ou de ces voleurs mondains qui opèrent dans les villes d'eaux et raflent à l'occasion une automobile?

Mais ils n'auraient pas étalé une âme si tranquille. Eussent-ils dû rouler sur la jante, ils ne se seraient pas arrêtés devant une maison.

Et peut-être eussé-je balancé longtemps encore, si l'une des voyageuses n'avait pas essuyé, du revers fourré de son opulent manteau, la poussière du garde-crotte.

—Oh! dit la seconde, si Madame te voyait...

A quoi la première:

—Penses-tu qu'elle va me voir, d'Algérie!

Tout s'éclairait! Dans la tenue et l'auto des patrons en voyage, l'office s'offrait une balade...

Plaisirs d'auto

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