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LE TEMPS DES PANNES

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Somptueuse et miroitante, la limousine attendait au ras du trottoir. Ses panneaux semblaient taillés dans un sombre saphir. Belle encore, Mme Rosay parut sous le porche. Une femme de chambre, chargée de bagages à la main, en meubla l'intérieur de la voiture. Rosay, le célèbre peintre, les suivait, alourdi par l'embonpoint. Il dit simplement:

—Orléans. Grand-Hôtel.

Et, la portière refermée sur lui, l'auto partit.

Il était neuf heures d'un matin d'avril. Un de ces premiers jours où la terre ose se montrer toute claire et nue aux regards du soleil, sans s'envelopper de ces brumes que naguère sa pudeur coquette se laissait arracher. Affranchie de la banlieue, la voiture en pleine marche s'élançait comme à la conquête du printemps. Souple et discrète, on l'aurait crue immobile, si le paysage n'eût rayé les vitres. Coulés au creux des capitons épais, le peintre et sa femme rêvaient.

Ah! qu'il était loin, le temps des premières sorties, de leurs premières ferveurs automobiles... Il se trouvait que leur fortune avait coïncidé avec celle de l'auto. Même essor. Pour Rosay, les premiers rayons de la gloire—plus doux, a dit Vauvenargues, que les premiers feux de l'aurore—étaient contemporains de la fameuse course Paris-Bordeaux. Sur ses premiers succès d'argent, il s'était offert un tri-remorque. Une six-chevaux avait commémoré sa seconde médaille. Et maintenant qu'on payait ses toiles au poids des billets de banque, il roulait dans la plus irréprochable des limousines.

Ah! désormais plus de pannes, plus d'incidents, plus d'imprévu. On marchait avec la régularité d'un train. D'avance, on aurait pu tracer l'horaire: Arrivée à Orléans pour midi. Déjeuner jusqu'à deux heures. A quatre heures tapant, on serait chez soi, au château des Aubiers.

—Te souviens-tu, dit Rosay, de notre fameuse panne de tricycle, à Courlon? Il était onze heures du soir. Personne ne voulait nous ouvrir. Nous avons dû passer la nuit dans la gare. Tu as dormi dans un fauteuil de la salle d'attente des premières.

—Si je me rappelle! J'entends encore la petite sonnerie électrique qui grelottait au matin et qui avait l'air d'avoir si froid...

—Dis donc, et ce jour, dans le Jura, où nous avons poussé à nous deux la voiturette jusqu'au village, sous la radée? Ah! que l'omelette nous a paru bonne, après ce coup de chien-là!

—Oui, le carburateur était noyé, n'est-ce pas?

—Je te crois qu'il était noyé, l'animal. Mais quelle fierté de découvrir la panne et de repartir. A ces moments-là, on se sentait grand comme le monde, on trônait au volant comme un roi.

—Et la panne de différentiel, près du moulin?

—Où j'ai fait braser le pignon par un maréchal-ferrant? Sept heures. Un record. Tu te rappelles la jolie chambre qu'on nous avait prêtée, dans le vieux moulin, pour attendre que le forgeron eût brasé?...

Elle dut se souvenir, car elle rougit et soupira.

Rosay fit claquer ses doigts.

—Ah! sacrédié, c'était le bon temps, au fond. Tout ça jetait de la fantaisie dans le voyage. Tandis que maintenant, quoi? C'est le sleeping-car. On part, on arrive. Plus d'alertes, plus de hasard, plus de victoires sur la guigne. On en est à souhaiter qu'un pneu crève pour flanquer un peu d'imprévu en travers de la route...

Un instant, ils se turent. Leurs yeux erraient sur le site où, dans la blonde lumière, les branches gonflées de vie dardaient la petite flamme verte des jeunes feuilles.

—Oui, répéta lentement Mme Rosay, c'était le bon temps...

Midi. On arrivait à Orléans. A l'hôtel, un menu banal et nombreux défila vite, comme au buffet. Rosay s'agitait, travaillé de souvenirs et de printemps. Après le déjeuner, il fit un tour jusqu'au garage, le teint enflammé, le cigare aux dents. Quand la voiture repartit, il semblait plus calme.

Pourtant l'auto gardait son allure imperturbable. Nul pittoresque à l'horizon. A chaque tour de roue, le peintre devait regretter davantage les menus incidents qui, jadis, pavoisaient la route.

Tout à coup, le doux bruissement de soie du moteur cessa. L'auto parcourut encore quelques mètres, puis stoppa. Surpris, le mécanicien bondit sur sa manivelle, essaya de remettre en marche. Vains efforts. Alors, humilié, rageur, il souleva le capot. C'était bien la première fois que sa voiture lui jouait un tour pareil.

Quant au patron, il semblait joyeux. Il sauta sur la route, alluma son cigare, aida galamment sa femme à descendre:

—Eh bien, nous qui la regrettions... La voilà, la panne, la joyeuse panne de jadis. Ça nous rajeunit... pas vrai?

Mme Rosay refléta la mine épanouie de son mari:

—Oui, oui, ça nous rajeunit.

Elle ajouta, vaguement inquiète:

—La voiture est pourtant de marque. Qu'est-ce que tu crois qu'elle a?

Le peintre eut un geste insouciant:

—Bah! nous le verrons bien. L'important, pour le moment, c'est de savoir où nous sommes. Ça ne te paraît pas admirable, avec ces grandes vitesses, de tomber là comme du ciel, d'ignorer absolument où l'on se trouve?

—Si, si, dit-elle. En tous cas, ce n'est pas très habité.

En effet, de quelque côté qu'on tournât les yeux, c'était la plaine rase. On se serait cru en mer. Mais Rosay restait de belle humeur:

—Peut-être qu'un pli de terrain, un vallon, se dissimule à cent pas d'ici. Partons à la découverte, veux-tu? Qui sait? Nous découvrirons peut-être un vieux moulin... Hé! hé!

Mais elle hocha la tête, avec un sourire un peu mélancolique:

—C'est que je ne suis plus très habituée à la marche. Ni toi. Nous n'irions pas loin.

A son tour, il s'assombrit légèrement:

—Tu as raison, dit-il.

Alors, elle, pour le rasséréner:

—Cherchons plutôt la panne, comme au bon vieux temps. C'est ça qui nous rajeunira!

Il avoua:

—Évidemment, évidemment... Se baisser, ce n'est rien. Mais c'est qu'il faut se relever, ensuite. Je t'assure, jouissons de l'imprévu, allons à l'aventure. La voiture nous rejoindra.

—Si la panne est vite trouvée, répliqua-t-elle. Sans quoi, nous pouvons être pris par la nuit. Ah! nos domestiques n'y vont rien comprendre, au château. Et ce qu'ils clabauderont! Ce que nos voisins, les Dutin et les Marand, avec leurs malheureux tacots, vont se moquer de nous!...

Il semblait tout déconfit, le grand peintre:

—Ah! je t'ai connue plus vaillante... Et jadis, la panne ne t'inspirait pas ces réflexions-là...

—Que veux-tu, mon ami, il y a dix ans. Et dix ans, à nos âges...

D'un geste dépité, il jeta son cigare. Et décisif, il dit au mécanicien:

—Regardez vos tuyaux d'essence.

Cette voix singulière? Ce ton de certitude?... Est-ce que par hasard?...

Mme Rosay courut vers son mari. Et, lui prenant les bras, le regardant en face, elle balbutia, bouleversée:

—Écoute... c'est toi... n'est-ce pas?... qui t'es arrangé... pour que la voiture s'arrête... comme au temps des pannes?...

Eh bien, oui, c'était lui. Une pincée de gravier jetée dans le réservoir, pendant la halte d'Orléans. Ah! ce vain, ce ridicule, ce touchant effort de ressusciter sa jeunesse, de remonter le cours des ans... Et tout à coup, les yeux humides, ils se prirent les mains, bien fort:

—Ah! ma pauvre vieille...

—Mon pauvre vieux!

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