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VIII
ОглавлениеParis, 2 mai 1860.
Mon bon vieux,
Je trouve que les poètes, les romanciers ont un peu beaucoup abusé du drame dans l'amour. Ils ne semblent s'occuper que de l'instant critique, que de l'instant ou la passion éclate, sauvage, échevelée. On dirait une montagne à deux versants, l'un, pente douce et fleurie, n'a que vallons délicieux, que ruisseaux murmurant sous l'herbe, que fauvettes babillant dans les buissons; on le gravit sans fatigue aucune, bien au contraire en sentant sa poitrine se dilater de se rapprocher ainsi du ciel. On va, on va toujours, pressé de se perdre dans les nuages; mais lorsqu'on est au sommet, lorsqu'on croit se sentir pousser des ailes, voilà je ne sais quelle fatalité qui vous entraîne à descendre l'autre versant. Et quelle descente, bon Dieu! celui-là n'est que ronces, qu'abîmes sans fond; la pente est roide, et l'on roule plutôt qu'on ne marche. Messieurs les romanciers font gravir cette montagne à chacun de leurs héros, qui la monte plus ou moins vite, qui la descend plus ou moins rapidement. Mais tous doivent la subir, c'est la règle commune. Ils me diront: c'est la réalité qui le veut; nous ne faisons que peindre les hommes, et tant pis pour eux, s'ils se ressemblent tous, si tous ont la folie de trop aimer avant pour ne plus aimer ensuite. Et ils auront quelque raison, les braves gens. Il est certain que ce sont nos rêves insensés, nos désirs impossibles à satisfaire qui font le plus souvent notre malheur, quand nous nous heurtons à la vie réelle. Mais le roman n'a pas que le but de peindre, il doit aussi corriger, et c'est une pauvre correction que celle de peindre un peu pour corriger un jour. Il est beaucoup de gens, je l'affirme, qui s'estimeraient heureux d'avoir les qualités d'un héros de roman, quittes à avoir ses défauts. Moi, je crois que ce n'est pas en montrant brutalement son mal à un homme qu'on le guérit; mais, au contraire, en lui faisant voir le bonheur qu'il goûterait s'il avait suivi la bonne voie. Donc point de montagne à gravir, point de montagne à descendre; une grande plaine bien unie, bien fertile, moins agréable, il est vrai, que le premier versant, mais ne présentant pas les gouffres horribles du second. C'est-à-dire que l'amour ne sera plus la félicité d'un instant détruite par la désolation du reste de la vie; que ce sera, en un mot, un bonheur paisible, ne demandant pas trop pour obtenir beaucoup, une amitié passionnée, si je puis m'exprimer ainsi. Une telle étude manquerait-elle d'intérêt? certes non, Paul et Virginie est là pour le prouver; il est vrai que l'auteur finit par faire mourir Virginie; c'est un tort à mes yeux, et je ne vois pas pourquoi ces frères amants n'auraient pas continué leur idylle dans le mariage; ce n'eût plus été de l'amour ingénu—et c'est là ce qui a déterminé l'auteur à noyer son héroïne,—mais c'eût été un amour tout aussi plaisant. On me criera de nouveau: «Vous ne peignez pas, vous êtes dans le faux; cet amour-là n'existe pas.» O bons auteurs, de quoi vous inquiétez-vous? Vous pensez donc ne dire que des vérités, ne rien inventer et nous montrer le cœur humain à nu. Vraiment! j'ai moins d'orgueil que vous, et j'avoue même que je n'ai jamais réussi à bien comprendre un seul exemplaire de la race humaine. D'ailleurs, vous m'accorderez que, dans vos livres, vous faites la part de l'invention; eh bien, moi, cette part, je vais l'employer à faire, non pas du terrible dans la passion, mais du simple, du terre à terre, du tous les jours. Et croyez-vous que si tous les hommes ressemblaient à mon héros, à cet être qui, dites-vous, n'existe pas, et qui aime bonnement, sans trop rêver, sans trop pleurnicher, croyez-vous que le monde irait plus mal? Sûrement non. Qu'importe alors que je fasse la peinture de ce qui n'existe pas, si je le puis faire exister? Mon héros sera-t-il plus mauvais et moins utile que le vôtre, si mon héros fait naître des sages, lorsque le vôtre n'est que le calque des fous? Non, dix fois encore non! J'ai donc raison et vous avez tort.
Je taisais ces réflexions hier au soir, en lisant Lucrezia Floriani, de George Sand; non pas pour critiquer cet écrivain, plutôt pour me révolter contre une mode si générale qu'on ne peut lire au premier chapitre sans deviner le dernier. Critiquer George Sand! à Dieu ne plaise! Ses romans champêtres sont de trop délicieuses idylles pour qu'on l'accuse de rechercher le terrible. Il est vrai cependant que presque tous les amours qu'elle raconte sont malheureux; et j'avouerai que je préfère son roman rustique, la Mare au Diable, à Lucrezia Floriani, dont je te parlais tantôt. La Mare au Diable, quelle perle! voilà réellement qui vous fait souhaiter d'aimer une femme; point de sanglots d'amour, point de sanglots de tristesse, un bonheur souriant et calme. Cela plaît bien plus qu'une passion exaltée; on pose la brochure, le cœur paisible et léger, rempli de tendresse et de charité. Bien au contraire, cet autre livre, où l'on vous montre un de ces amours dévorants, trouble, éveille le plus souvent des pensées charnelles, et donne toujours le cauchemar pour plusieurs nuits.—Loin de moi la pensée de vouloir restreindre l'art à l'églogue seule; j'exprime mon goût et rien de plus.
Revenons au roman de George Sand, que je t'ai promis, dans ma dernière lettre, d'apprécier d'après mes faibles mérites. Je me hâte de te dire que ce n'est pas une analyse en règle que je vais le donner, mais seulement quelques observations générales.—J'entendais s'élever autour de moi un concert de louanges sur cet écrivain, et je l'admirais sur la foi des autres, n'ayant pas encore eu le temps de la juger moi-même. Enfin, sorti des bancs du lycée, je me suis décidé à lire ses œuvres; trois de ses ouvrages m'ont déjà passé par les mains, la Mare au Diable, André, Lucrezia Floriani: ce n'est donc que sur ces romans seuls que porte mon appréciation. Je crois, d'ailleurs, avoir eu la main heureuse. Une certaine gradation dans le style, les situations, les sentiments, se fait remarquer dans ces trois écrits; entre la Mare au Diable, idylle simple et gracieuse, et Lucrezia Floriani, drame où l'amour éclate, échevelé, André sert comme de transition par son heureux mélange de passion et de poésie champêtre. D'ailleurs, dans tous, l'amant et l'amante, quel que soit leur entourage, quel que soit leur caractère propre, sont, quant au fond, toujours à peu près les mêmes, l'amant n'ayant pour faire excuser ses gros et nombreux défauts qu'une seule qualité, celle d'aimer, de trop aimer; l'amante moins passionnée, moins ardente, mais plus raisonnable, plus parfaite. Chez elle l'amour n'est jamais, dans les commencements, un délire; elle aime de toute son âme, simplement, sans rêver les étoiles, ni leur adresser des exclamations. Ce n'est qu'au contact de son amant, qu'en écoutant ses divagations plus ou moins poétiques, qu'en recevant ses baisers muets et terribles, qu'elle devient folle de lui. Mais elle ne s'aventure qu'avec crainte sur cette mer inconnue; elle agit comme malgré elle, sans bien se rendre compte de ses nouvelles sensations, étonnée, emportée par une force fatale. On dirait qu'elle pressent que ce délire n'est qu'une crise, une maladie morale, âpre et voluptueuse, un état anormal, comme un flambeau qui éblouit soudain pour s'éteindre ensuite. Et ce n'est pas là un vain pressentiment. Bientôt l'amant, l'ange des cieux, redevient homme; sa faiblesse, son égoïsme, son défaut, quel qu'il soit, reposait, et la pauvre malheureuse pleure des larmes de sang, regrettant ce moment d'ivresse étrange. Elle se réveille comme d'un mauvais songe dont on se souvient confusément, elle se demande ce qu'elle a fait de sa raison; elle n'a plus pour celui qu'elle aimait tant que de la haine ou du mépris. Son rêve, à elle, était une vie heureuse, un amour paisible; dans la droiture de son esprit, elle s'était dit que rien n'est plus fatal au bonheur que le tumulte de la passion. Son seul crime est d'avoir joué avec le feu, de s'être trop confiée; sa seule punition est de souffrir, grande et belle. Mais lui, comme il est petit, comme il fait pitié; ce qui cachait toutes ses misères, son exaltation est tombée; il aime peut-être encore son amante, mais le charme est rompu; il n'est plus pour elle qu'un être comme les autres, inférieur peut-être. Elle le domine; elle se voit meilleure, plus courageuse, plus aimante que lui; je l'ai dit, elle ne l'aime plus, elle le méprise parfois.
Ainsi donc, en résumant, tous deux sont malheureux pour s'être laissé emporter par un rêve insensé. Mais dans cette faute commune, combien la femme est moins coupable. Elle n'a cédé qu'à une sorte de fascination, et son penchant, sa pensée n'y ont été pour rien. L'homme, au contraire, a tout fait; c'est lui le tentateur, c'est Adam présentant la pomme à Eve. Elle rêvait une mer paisible, une Méditerranée, bleue et embaumée; et c'est lui qui l'a fait monter dans une frêle nacelle, sur un Océan rugissant, soulevé par un vent terrible. Tous deux ont péri: mais la justice de Dieu les a frappés selon leur faute. La femme qui, avant la tourmente, n'était que qualités, reste après parfaite, plus sublime dans sa douleur: l'homme, au contraire, dont le seul mérite était son exaltation, se traîne avec ses mille défauts, n'est plus qu'un sujet de larmes, et pour lui, et pour les autres.
Ce que je viens de dire s'applique surtout à André et à Lucrezia. Quant à la Mare au Diable, malgré son titre, rien n'est moins tragique. Mais l'amante y est encore bien supérieure à l'amant; et, au fond, toujours la même pensée: «L'homme est un grand fou qui n'a jamais compris la femme, et qui, s'il veut marcher droit, doit se laisser conduire par elle». Sans doute, l'écrivain étant une femme, on dira que chacun prêche pour son saint. Cependant, si je suis à te donner une idée du héros et de l'héroïne de George Sand, ils le sembleront vivants comme ils le semblaient à mes yeux, lorsque je les suivais dans leurs aventures et leurs passions. Ce sont, je le crois, de véritables portraits dont les originaux ne sont pas rares dans ce bas monde.
Tu le vois, George Sand, elle aussi rêve un amour paisible, et si elle décrit une passion délirante, ce n'est que pour en faire voir les suites inévitables et terribles. C'est sans doute pour cela qu'on l'a accusée d'avoir un esprit positif; comme si ce qu'elle rêve, un bonheur tranquille, n'était pas jusqu'à présent à l'état d'idéal.—Elle est peut-être un peu trop longue dans les descriptions, surtout dans la peinture des caractères. J'aime mieux voir un héros agir, que d'entendre l'écrivain me dire: il était ceci, il était cela. George Sand fait trois chapitres pour m'expliquer l'homme qu'elle met en scène; je me perds, et pour bien comprendre, je suis obligé de résumer ce que je viens de lire. Pourquoi diable alors, l'auteur ne se contente-t-il pas de me donner ce résumé. D'ailleurs, l'auteur de la Mare au Diable possède un style clair, simple et vif. On la comprend toujours, et jamais on n'y rencontre de ces mots prétentieux, de ces phrases torturées. J'ai lu quelque part que George Sand pèche par sa philosophie. Jusqu'à présent, dans les livres que j'ai lus, je n'ai découvert qu'une douce tolérance, qu'un grand esprit de charité. Elle relève, ainsi que Jésus, la femme coupable, la vierge folle, lorsque cette pécheresse a beaucoup aimé. Elle voudrait que le monde entier fût peuplé de riches et de joyeux, que tous soient frères, s'aiment et s'entr'aident. De plus, ce n'est pas un de ces esprits qui se consument en de vaines larmes. Elle a, si je puis parler ainsi, une charité militante. Elle propose de marcher au-devant des maux, d'aller trouver le misérable en sa mansarde, et là de lutter corps à corps avec la misère; point de larmes inutiles, point de vains attendrissements sur les pauvres, mais une lutte patiente, un combat de chaque jour, d'où tous les hommes sortiront frères, formant une seule république riche et forte. Hélas! ce n'est peut-être qu'un rêve, et pourtant cela serait bien.—Je m'arrête; pardonne-moi ce long bavardage qui ne prouve pas grand'chose, si ce n'est, peut-être, que j'ai lu George Sand sans la comprendre. J'aurais voulu t'en dire plus long, mais je me suis embrouillé, et n'ai pu trouver une transition convenable.
Je te disais dans ma dernière lettre que mon bonheur à moi était une immense tranquillité, et au dehors, et dans mon être. Comme ce rêve pourrait te paraître en désaccord avec mon autre rêve, celui d'une gloire littéraire, j'ajoutais que je reviendrais sur ce sujet. C'est que, sans doute, tu ne sais pas les idées qu'éveille en moi le nom d'auteur. Ce n'est pas la tribune de l'homme politique, les haines et les applaudissements qui grondent autour d'un chef d'école. C'est la mansarde de la grande ville, le chalet de la montagne; une vie douce peuplée de mes rêves; aucun souci matériel; deux ou trois amis pour rêver et divaguer avec moi, une tâche non imposée, un travail d'inspiration. Puis, il est vrai, le murmure flatteur de la foule, non tant pour contenter mon orgueil, que pour faire grincer mes ennemis—(hélas! j'en ai). L'estime de tous, l'aisance pour me moquer de la richesse.—Je sais bien que cela n'arrivera jamais, que si même je me faisais un nom, il y aurait bien des sifflets parmi les applaudissements, bien du vacarme, bien du trouble. Je sais que je ne serai peut-être pas heureux, que je m'éloignerai d'autant plus du bonheur que je rêve.—Mais quel est celui qui peut se vanter de marcher plus droit que moi, d'avoir si bien déchiré le voile de l'avenir, qu'il tende à son but sans craindre les bornes du chemin. Toi-même, qui a mis ton espoir dans le travail, qui crois parvenir au bonheur avec ce puissant levier, sais-tu si une paille, une plume, un rien, ne le fera pas voler en éclats, t'écrasant sous l'énorme bloc que tu tâchais de soulever.—Crois-moi, nous marchons en aveugles; nous jurons dix ans que nous agissons avec sagesse, puis un jour nous nous apercevons que nous sommes de grands fous. Tu auras l'aisance, l'estime, j'aurais peut-être un peu de renom; est-ce assez pour être assuré de vivre heureux, lorsqu'un caprice enfantin nous plonge dans la douleur, si nous ne pouvons le satisfaire? En vérité, je le le dis, ne vendons pas la peau de l'ours avant de l'avoir tué; ne rions pas avant d'éprouver une cause de joie. Ou plutôt, morbleu! rions, rions à perdre haleine, rions des autres, rions de nous, rions de l'univers entier. Au moins, on s'étourdit.
Cézanne me parle de toi. Il confesse son tort et m'assure qu'il va changer de caractère. Puisqu'il a entamé ce chapitre, je compte lui dire mon avis sur sa manière d'agir; je n'aurais pas commencé, mais je crois qu'il est inutile à présent d'attendre le mois d'août pour tenter votre rapprochement
J'attends chaque jour une lettre de toi. Voici plus de quinze jours que tu me fis la promesse d'être plus exact; j'en attends les effets. Quant à moi, si je suis en retard, ce n'est nullement de ma faute; je me suis trouvé indisposé, et pour ne pas te faire attendre j'achève cette lettre à mon bureau; on fait un tapage épouvantable autour de moi, sois donc indulgent pour la seconde partie de cette missive.—Le temps se remet. Dimanche, je suis allé m'égarer dans le bois de Vincennes, le rossignol chantait, le ciel était bleu, sans nuage. Hélas! ce n'était pas là pourtant ma belle Provence,—beau pays, sales habitants. Ne va pas te fâcher, au moins. Mes respects à tes parents.
Je le serre la main. Ton ami,
E. Zola.