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II
ОглавлениеParis, 23 janvier 1859.
Mon cher ami,
Je t'annonçais dans ma dernière lettre mon intention d'entrer au plus tôt comme employé dans une administration; c'était une résolution désespérée, absurde. Mon avenir était brisé, j'étais destiné à pourrir sur la paille d'une chaise, à m'abrutir, à rester dans l'ornière. J'entrevoyais vaguement ces tristes conséquences, et j'avais ce frisson instinctif qui vous prend lorsque l'on va se plonger dans l'eau froide. Heureusement que l'on m'a retenu sur le bord de l'abîme; mes yeux se sont ouverts, et j'ai reculé d'épouvante en sondant la profondeur du gouffre, en voyant la fange et les roches qui m'attendaient au fond. Arrière cette vie de bureau! arrière cet égout! me suis-je écrié, puis j'ai regardé de tous côtés, demandant un conseil à grands cris. L'écho m'a seul répondu, cet écho railleur qui répète vos paroles, qui vous renvoie vos questions sans les satisfaire comme pour vous faire entendre que l'homme ne doit compter que sur lui. J'ai donc placé ma tête entre mes mains, et je me suis mis à réfléchir, à réfléchir sérieusement. «La vie est une lutte, me suis-je dit, acceptons la lutte et ne reculons pas devant la fatigue, ni devant les ennuis.» Je puis passer mon examen du baccalauréat ès sciences, me faire recevoir à l'École Centrale, devenir ingénieur. «Ne fais pas cela, m'a crié une voix dans l'espace; la tourterelle ne niche pas avec l'épervier, le papillon ne butine pas sur les orties. Pour que le travail ait de bons résultats, il faut que le travail plaise: pour faire un tableau, il faut d'abord des couleurs. Ton horizon, au lieu de s'élargir, se rétrécit; tu n'es pas plus né pour faire des sciences que tu n'es né pour être employé. Toujours ton esprit quittera l'algèbre pour aller voltiger ailleurs; ne fais pas cela, ne fais pas cela!» Et comme je demandais avec angoisse quel chemin je devais choisir... «Écoute, a repris la voix, mon avis va te paraître absurde, insensé: tu vas dire que tu reculerais au lieu d'avancer. Dans ce monde, mon enfant, il est des idoles auxquelles chacun sacrifie, il est des degrés que chacun monte en se fatiguant parfois bien inutilement. Crie à haute voix que tu es littérateur, on te demandera ton diplôme de bachelier ès lettres. Sans diplômes, point de salut; ce sont les portes de toutes les professions, on n'avance dans la vie qu'à coups de diplômes. Si vous êtes un sot portant cet engin formidable, vous avez de l'esprit; si vous êtes un homme de talent et que la Faculté ne vous ait pas donné un certificat de votre intelligence, vous êtes un sot. A l'œuvre, à l'œuvre, mon cher enfant! Recommençons nos études: rosa, la rose, rosæ, de la rose, etc. A l'assaut du précieux talisman! à la rescousse, Virgile et Cicéron! ce n'est qu'un an, six mois, peut-être d'un travail acharné; puis, un Homère et un Tite Live à la main, debout sur la brèche, entouré de versions et de thèmes domptés, tu pourras crier glorieux et en agitant le bienheureux parchemin: «Je suis littérateur, je suis littérateur!»
Et la voix de l'air se tut, en poussant un dernier cri de guerre.
Mon cher Baille, je quitte le ton épique, et je te répète en prose prosaïque que je vais faire mes lettres, une fois que je tiendrai mon diplôme, je veux faire mon droit: c'est une carrière (puisque carrière il y a) qui sympathise beaucoup avec mes idées. Je suis donc décidé à me faire avocat; tu peux être assuré que l'oreille de l'écrivain se montrera sous la toge. Or, j'en voulais venir à ceci: à te demander, à toi, qui as fait tes études littéraires tout seul, dans quelle mesure dois-je apprendre le grec et le latin, en un mot, le strict nécessaire pour passer mon examen. Ainsi par exemple, dois-je faire des vers latins, des thèmes grecs, etc.? Je travaillerai chez moi (ne ris pas, je veux travailler), et je ne prendrai qu'un maître répétiteur pour corriger mes devoirs. Tu vois donc parfaitement ma position et tu peux me tracer en quelques mots ce que j'aurai à faire; j'attends ta réponse avec impatience, quitte un instant ton livre, dis-moi ce que tu as fait toi-même de latin et de grec, et je t'en aimerai mieux.—Quant à mon baccalauréat ès sciences, je ne l'abandonne pas; dès que je serai reçu pour les lettres, je pense bien me livrer au second combat à la Sorbonne.
Tu m'approuveras, j'en suis certain. Il n'est qu'un moyen d'arriver, et je l'ai toujours dit, c'est le travail. Le ciel m'a envoyé mon bon ange pour me réveiller et je ne me rendormirai pas. C'est une tâche pénible, mais je dis adieu pour quelque temps à mes beaux rêves dorés, certain de les voir accourir en foule lorsque ma voix les rappellera dans une époque meilleure.
Je te souhaite un carnaval plus gai que le mien, qui sera, je le présume, des plus paisibles. Je me porte bien, ma pipe se culotte; je te souhaite une santé et une bouffarde qui jouissent des mêmes avantages.
Mes respects à tes parents. Je te serre la main.
Ton studieux ami,
Émile Zola.