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V
ОглавлениеParis, le 14 février 1860.
Mon cher ami,
Et d'abord quelques mots sur ta réponse à mes idées sur l'Amour.
Tu t'écries dans un beau mouvement: «Arrière les pensées charnelles!» Prends garde; ne va pas jouer le personnage d'Armande dans les Femmes savantes:
Ne concevez-vous point ce que, dès qu'on l'entend,
Un tel mot à l'esprit offre de dégoûtant,
De quelle étrange image on est par lui blessée,
Sur quelle sale vue il traîne la pensée?
Elle ne veut pas entendre parler de mariage; la chair est une chose immonde, l'esprit seul peut lui plaire; elle est parfaitement ridicule. Dans un sentiment tel que l'amour, où l'âme et le corps sont si intimement liés, on ne peut, sous peine de sottise, écarter ni l'un ni l'autre. Qui écarte l'âme est une brute, qui écarte le corps est un exalté, un poète que le caillou du chemin attend. Ceci étant posé, voyons si la société est bien comme tu me la dépeins. Je t'avouerai qu'au premier coup d'œil, elle paraît telle; mais ce que tu n'as pas voulu comprendre et ce que pourtant je tendais à te démontrer, c'est qu'au fond du cœur de chacun tu trouveras l'amour; c'est que même le plus dépravé a son heure d'aimer véritablement. En un mot, la plante a perdu ses feuilles les plus vertes, ses rameaux les plus robustes; tout ce qui était hors du sol, visible à l'œil, est mort, mais la racine est encore puissante et tôt ou tard on verra de nouvelles tiges s'élever, vigoureuse végétation. Oui, ce n'est que la surface qui est ainsi impure; oui, les germes de l'amour sont et seront toujours dans le cœur de l'homme. Que demandes-tu de plus? pourquoi pleurer et désespérer? Si le médecin que l'on appelle auprès d'un malade se mettait à sangloter, le guérirait-il? Qu'il gémisse, s'il le trouve mort; mais, s'il remarque en lui une étincelle de vie, qu'il garde son sang-froid et agisse au plus vite. Eh bien! l'amour chez l'homme est malade et non pas mort; chaque homme doit être pour soi un véritable médecin, et même pour les autres, s'il en a la volonté et le courage. Et sache bien que ce rôle te consolera; voyant la maladie de près, on ne la grandit plus, ayant trouvé un remède, on pense à la guérison et l'on se console. Mais pour Dieu! n'allez pas crier sur les toits que tout est perdu, que le monde n'est plus qu'un bourbier, où restent tous les jeunes cœurs. Pour ta propre tranquillité, je te conseille d'examiner, sans parti pris, l'état présent et ce que pourra être l'avenir. Notre siècle n'est pas plus mauvais qu'un autre, ce qui prouve qu'il n'y en a pas eu de bon et que le futur nous en garde sans doute. Mais revenons: puisque j'ai parlé de maladie, il faut bien que je précise et que je parle de remède. La maladie, à mon avis, dépend surtout de ceci: les jeunes gens mènent une vie polygamique. Je disais tantôt que, dans l'amour, le corps et l'âme sont intimement liés, le véritable amour ne peut exister sans ce mélange. C'est en vain que tu veux aimer avec l'esprit, il viendra un moment où tu aimeras avec le corps, et cela est juste, naturel. Or, la vie polygamique exclut entièrement l'amour avec l'âme, par conséquent l'amour. On ne possède pas une âme comme on possède un corps: la prostituée te vend son corps et non pas son âme, la jeune fille qui te cède le second jour ne peut t'aimer avec l'âme. Il faudrait pour cela qu'elle te connût depuis longtemps, qu'elle ait été frappée par une de tes bonnes qualités, et dès ce jour, je t'en réponds, elle t'aimera de tout son corps, de toute son âme. Tu vois que la vie polygamique ne peut s'accommoder avec l'amour: ce n'est pas en voltigeant de femmes en femmes, comme on le fait à cette époque, qu'on peut avoir le temps de se faire connaître et de se connaître soi-même. Les couples heureux sont rares: c'est vrai. Mais c'est alors que les époux n'ont connu l'amour qu'à sa surface; ils sont encore étrangers de cœur, et, s'ils le restent, ils seront toujours malheureux. Mais mettez ensemble un jeune homme et une jeune fille, les premiers venus. Ils sont beaux, ils s'aiment avec le corps; ce n'est pas encore l'amour. Bientôt ils découvrent réciproquement leurs qualités (et qui n'en a pas) et pour peu que les caractères ne soient pas opposés, pour peu qu'ils n'aient pas de gros défauts, ils s'aiment avec l'âme; ils s'aiment véritablement, entièrement. Comprendre celle que l'on aime et s'en faire comprendre, voilà le grand point; voilà pourquoi il faudrait s'attacher à une femme et non pas à toutes, l'étudier et s'en faire étudier, passer des années s'il le fallait pour arriver à ce bonheur qui, dis-tu, est si rare. A qui la faute si tu n'es pas heureux? à toi, qui connais la maladie, son remède, et qui ne veux pas guérir.—Ce n'est pas l'amour qui est rare, c'est le bon sens et la raison. Les eaux du ciel s'écoulaient, inutiles; mon père construisit un barrage, et maintenant toutes ces gouttes perdues se rassemblent et forment un lac qui féconde les prairies. Nous éparpillons notre amour: nous en jetons un lambeau à la première sultane de nos ignobles sérails, lorsque nous pourrions l'amasser et le verser dans un seul cœur où il germerait et produirait de beaux fruits. Et des hommes comme des femmes.—Je le répète encore, l'amour n'est pas rare; ce qui est rare, c'est la raison.
Tu m'écrivis jadis une lettre de sanglots où tu criais, désespéré: «J'ai perdu mon Eurydice, j'ai perdu mon idéal!»,—je me souviens même t'avoir adressé à ce sujet de bien méchants vers.—Je ne m'étonne plus de ces pleurs, en lisant ce que tu penses de la société. A la ville, tu ne vois que débauche, à la campagne qu'abrutissement. Partout le sexe, me dis-tu, nulle part la femme. Ainsi, l'âme n'existe pas. Pleurez, mes yeux, pleurez; j'ai senti le frisson dont parle Job courir sur mon épiderme; la terre n'est qu'une vallée de douleur, qu'on m'enterre, et n'en parlons plus... Et tu dis que c'est d'après tes observations que tu parles, tu as vécu à la campagne, dis-tu, et tu avances des certitudes. Permets-moi de te dire que tu te mens à toi-même; tu as vu bien des jeunes filles, tu n'en as pas connu une seule. Tu as fait comme le papillon qui va sur chaque fleur et qui, lorsqu'il voit leurs corolles se faner, ne comprenant pas le divin mystère qui s'accomplit dans leurs seins, s'enfuit et déclare qu'elles ne sont plus bonnes à rien. Lis Michelet, il te dira bien mieux que moi ce que je ne puis te dire ici; et, lorsque tu auras lu son livre consolateur, tu ne pousseras plus de hauts cris et tu jugeras moins sévèrement, moins injustement les femmes de ce temps-ci.—Deux mots encore, et j'abandonne ce sujet: je n'ai jamais su quel était ton idéal, celui que tu as perdu; mais maintenant je t'en connais un monstrueux, l'idéal du vice. Tu as retourné la lorgnette, et cette fange, qui te semblait si lointaine, à peine visible, se trouve tellement rapprochée, bien plus près qu'elle ne l'est réellement, que tu en distingues les plus effrayantes pourritures. Perds-toi dans la nue, mais ne descends pas plus bas que la terre; le mieux serait encore d'y rester, sur cette terre, et de ne pas exagérer, ni en bien, ni en mal.
Mais je me laisse emporter par mon sujet, et je ne vais plus pouvoir te parler d'autre chose. C'est que la question demanderait des volumes, et que je désirerais te dire tout à la fois. Il est possible que je viole la logique à chaque pas; j'avoue humblement que je ne l'ai jamais étudiée.
Tu m'annonces la mort de Toselli; je n'ai pas connu ce jeune homme, et cependant cette nouvelle m'a affecté. Toutes les fois qu'une âme jeune quitte le banquet avant la fin, je gémis, peut-être aurait-il été grand, et bon pour ses semblables. Il ne connaîtra pas les douleurs de la vie, mais il n'en connaîtra pas les joies. Maintenant, il sait le grand mot, le mystère insondable, le mystère qui vous fait reculer d'épouvante. Lorsque l'esprit pense à cela, les cheveux se dressent, et l'on ne sait si l'on doit plaindre ou envier les morts.
Je te remercie des conseils que tu me donnes. Je suis plus indécis que jamais. La vie se présente à moi avec son effrayante réalité, son avenir inconnu. Personne pour me soutenir, ni femme, ni ami auprès de moi. Et ce n'est pas ma faute, si je chancelle, si ma résolution du jour efface celle de la veille. Qui me donnera un chemin droit, sans trop d'épines, pour que mes pieds ne soient pas déchirés avant d'arriver au but? Toi, tu marches, les yeux fixés sur un point, sans te laisser distraire par la mouche qui passe; tu arriveras, j'en suis sûr. Mais moi, avec mon caractère, avec ma paresse (nommons les choses par leur nom)! mon intelligence se perd dans de vains rêves, et, lorsque je me réveillerai, je me trouverai sans métier, sans fortune, sans talent.—Un peu de courage, mon Dieu!
Tu me feras grand plaisir en me parlant de De Julienne et de Baptistine. Je veux connaître les folies du cher Edgard et les faits et gestes de la fillette. «Moi, je fais mon bas.»—O naïveté! où vas-tu te nicher.
Je t'ai déjà dit que cette intrigue me répugnait; mais ne nous faisons pas plus saints que nous ne le sommes. Nous sommes pleins de défauts et, pour mon compte, je confesse une grande curiosité.
Tu m'écriras tout de suite après le carnaval. Ce sera ton carême, puisque tu parais éprouver tant de fatigue à tenir une plume. Ne me néglige pas, ou je me fâcherai; et si tu le peux, écris-moi plus lisiblement, je te comprendrai et te répondrai mieux. Parle-moi d'Aix, de mes rares amis, de toi surtout.
Je te répète que je me fâche tout rouge si tu ne m'écris pas. Je fais double-six pour la binette de toi.
Ton ami,
E. Zola.