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VI

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Paris, 20 février 1860.

Mon cher ami,

Je t'ai écrit dernièrement une lettre qui a dû arriver à Marseille le mercredi des Cendres, lettre qui s'est croisée avec la tienne. J'espère que M. Maubert te l'a remise fidèlement; toutefois, je t'adresse celle-ci chez le nouvel intermédiaire que tu me désignes, et, pour plus de sûreté, je t'annonce de nouveau que j'ai changé de demeure, et que tu dois m'écrire désormais: rue Neuve-Saint-Étienne-du-Mont, n° 21.

Je ne puis que te donner peu de temps, et je m'attacherai surtout, d'abord à te convaincre que ma paresse est la seule cause de mon silence, et ensuite à me blanchir de l'accusation de discrétion outrée.

Tu sembles croire que tes lettres m'ennuient, et que c'est pour cette raison que je n'y réponds pas. Vraiment, c'est moi qui devrais me fâcher d'une telle supposition. Lorsque je t'écrivais lettre sur lettre, vers le printemps dernier, et que je recevais, tous les mois à peine, dix lignes de réponse, t'ai-je jamais dit une aussi grosse sottise? Depuis le jeudi de la Toussaint, je te le répète, un grand changement s'est opéré en moi. J'étais bien paresseux auparavant, mais paresseux, dirai-je, par rêverie, par sentiment artistique. Maintenant, ce n'est plus cela; je suis bêtement paresseux comme tout le monde, parce que le travail me fatigue, et que je lui préfère même l'ennui. Ce n'est pas que je n'aie mon soleil et ma pluie, mes bons et mes mauvais jours; mais, lorsque je suis gai, je ris et je cours, fuyant plume et papier; lorsque je suis triste, je boude, je fais l'ours, je m'enfonce en un coin, prenant plaisir à m'ennuyer et à ennuyer les autres. Ce n'est pas alors que je songe à vous, mes amis, ou, si j'y songe, c'est pour vous regretter, pour penser à nos parties qui peut-être, hélas! ne se renouvelleront plus. De telle sorte que je remets une lettre de jour en jour, ayant trop de choses à vous dire pour vous en dire une seule, et reculant devant une de ces banalités que je vous sers depuis trois ans. Voilà toute la raison de mon silence, et tu es fou de douter de mon amitié pour le retard de mes sottes maximes, de mes digressions plus ou moins puériles sur l'amour, sur l'idéal et la réalité. Toutes ces écritures commencent à me fatiguer. Je remarque de plus en plus que ma plume ne peut exprimer que bien imparfaitement mes idées et mes sensations. Je lui en veux de cette imperfection, et je la jette souvent avec colère. Je vous écris, et je trouve le moyen de vous parler de tout, excepté de ce dont je voudrais vous parler. Je désirerais vous ouvrir mon cœur, vous dire tout ce que j'y sens tressaillir de grand et de noble, l'amitié, l'amour, le sentiment du beau, et, par là même, augmenter votre estime à mon égard, et vous attacher pour toujours à moi par les liens d'une étroite sympathie. Je ne puis: la phrase cherchée glisse et, en son lieu, vient se placer quelque sottise; tantôt c'est l'amour de la forme qui l'emporte et me fait, pour une tournure aimée, omettre les mots partis du cœur; tantôt c'est le paradoxe, l'affectation d'une gaieté que je ne ressens pas. Alors, je maudis ce métier d'écrivassier; je me dis que ce qui est bon pour la foule ne peut me contenter avec vous. Je repousse le papier, je ne me soucie plus de vous écrire, et je pense qu'un long serrement de main à votre arrivée en dira plus que toutes les belles choses que je pourrais vous écrire jusque-là.

Quant à ma trop grande discrétion, elle n'est ni un faux orgueil, ni un manque de confiance. Lorsque nous nous sommes rencontrés au début de la vie et que, réunis par une force inconnue, nous nous sommes pris la main, jurant de ne jamais nous séparer, aucun de nous ne s'est enquis de la richesse ni de l'intérieur de ses nouveaux amis. Ce que nous cherchions, c'était la richesse du cœur et de l'esprit, c'était surtout cet avenir que notre jeunesse nous faisait entrevoir si brillant. En un mot, nous nous connaissions mutuellement, et cela nous suffisait. Puis, nous avons grandi et, ignorant toujours les besoins matériels, nous avons continué comme par le passé à échanger nos âmes, sans seulement penser que nous avions un corps. Enfin, aujourd'hui, voilà que nous nous apercevons qu'en nous il y a deux êtres: l'un qui est tout sentiment, l'autre, au contraire, qui n'est que matière; le premier, notre ami, celui que nous connaissons depuis longtemps; le second, qui n'a conscience de son être que d'hier, qui crie famine et nous pousse au travail pour avoir du pain. Cette partie de moi-même, qui était inconnue à mes amis, j'ai continué à la leur cacher plutôt par habitude que par toute autre raison. D'ailleurs, je comprends parfaitement ton désir de me connaître dans mon entier, et moi-même j'aurai cette curiosité lorsque tu commenceras à vivre par toi-même ta vie matérielle. Pour te mettre au courant de tout, je n'ai que deux mots à dire: j'ai vingt ans, et je suis encore à la charge de ma mère, qui peut à peine se suffire à elle-même. Je suis obligé de chercher un travail pour manger, et ce travail, je ne l'ai pas encore trouvé, seulement j'espère l'avoir bientôt. Telle est donc ma position: gagner mon pain n'importe comment et, si je ne veux pas dire adieu à mes rêves, m'occuper la nuit de mon avenir. La lutte sera longue, mais elle ne m'effraye pas; je sens en moi quelque chose et, si en réalité ce quelque chose existe, tôt ou tard il doit paraître au grand jour. Donc, point de châteaux en Espagne; une logique serrée, manger avant tout, puis voir ce qu'il y a en moi, peut-être beaucoup, peut-être rien, et si je me suis trompé, continuer à manger avec mon emploi obscur et passer comme tant d'autres, avec mes pleurs et mes rêves, sur cette pauvre terre.

Il est une question délicate que je veux cependant approfondir. A plusieurs reprises, et dans ta dernière lettre encore, tu sembles mettre ta bourse à ma disposition. Pauvre bourse, sans doute! bourse de lycéen servant à suffire à peine aux menus plaisirs! D'ailleurs, je trouve le nécessaire chez ma mère, et si ce n'était que le superflu est parfois une nécessité, je ne me plaindrais pas du manque d'argent. N'importe! je te le répète, j'ai cru que tu m'offrais de l'argent, et c'est ce qui me fait te répondre en toute franchise: si tu en as, non de trop, mais de manière à partager, si tu peux le partager sans pour cela pressurer tes parents, je l'accepte à titre de prêt.—Mon silence là-dessus aurait pu te peiner, et j'ai craint, d'autre part, que refuser après t'avoir fait connaître ma position ne te parût venir d'un orgueil mal placé.

Ma vie présente est celle-ci: je loge dans un hôtel garni, le logement qu'a pris ma mère étant trop petit. Là je m'ennuie beaucoup, je travaille un peu; et je lis parfois Montaigne dont je goûte fort la douce et tolérante philosophie.

Si tu tardes trop à m'écrire, je t'enverrai une nouvelle épître. J'attends Cézanne et j'espère recouvrer un peu de ma gaieté d'autrefois dès qu'il sera ici.

Mes respects à tes parents. Je te serre la main.

Ton ami,

Émile Zola.

Correspondance: Lettres de jeunesse

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