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III
ОглавлениеParis, le 3 décembre 1859.
Mon cher Baille,
Je suis depuis huit jours à Paris; huit jours pendant lesquels, je ne sais pourquoi, j'ai été pris d'une grande mélancolie. Certes, ce n'est ni Aix, ni l'Aérienne que je regrette; j'ai si peu d'amis en Provence que je finirai par la détester. Je crois que c'est l'avenir qui me tourmente; j'ai vingt ans et je n'ai pas de profession. Bien plus, si par hasard il me fallait gagner ma vie, je m'en sens fort peu capable. J'ai rêvé jusqu'à présent, j'ai marché et je marche encore sur un sable mouvant: qui sait si je ne m'y enfoncerai pas? Tout cela n'est pas fait pour vous rendre gai.
J'ai appris des détails sur l'affaire de De Julienne et Abel. Il paraît que ces messieurs ne parlaient rien moins que d'un duel. Les témoins du blond étaient Seymard et Antic (voilà un nom que je dois écorcher) et ceux du brun étaient Ronchon et Paul Rigaud. Ils se sont réunis tous les quatre chez Seymard, et là, après un long débat, on a fait comparaître les parties adverses. Le blond accusait le brun de félonie; le brun se fondait sur le droit du premier occupant; après avoir dûment constaté qu'ils avaient tort tous les deux, les témoins ont érigé une réconciliation, ce que mes deux chevaliers ont accepté avec un empressement tout à fait belliqueux.
Et qu'en sort-il souvent?
Du vent.
Je me suis demandé qui pouvait pousser Abel à tout ce tintamarre, et il m'a semblé que c'était un ricochet de ton coup de canne sur le chapeau de Marguery. Nul doute pour moi qu'il n'ait été le conseiller du guerrier Abel dans cette affaire-là, et qu'il n'ait fait du courage à l'abri d'un autre. Tout cela est triste, comme dit Hamlet: nous avons été bien enfants au commencement de l'aventure et la fin en a été encore plus enfantine.—J'ai commencé le feuilleton sur ce sujet, mais je suis si abattu et la matière en est tellement peu morale et peu digne, qu'il n'est pas près d'être fini.
Je t'ai promis de te dire les nouvelles littéraires de Paris. Alexandre Dumas fils vient de faire représenter un drame intitulé: le Père prodigue. J'irai au premier jour voir ce que c'est. De plus, Michelet vient de faire paraître un volume: la Femme. Ce doit être un pendant à l'Amour, que tu n'as sans doute pas lu, et que je te conseille de lire.—J'ai acheté les œuvres d'Hégésippe Moreau, et voici mon sentiment sur cet auteur. Il y a deux hommes en lui: l'un doux, timide, d'une âme exquise et d'une délicatesse de sentiment peu commune; on le trouve tel dans les contes en prose, et dans quelques pièces de vers telles que: Un quart d'heure de dévotion, Élégie à la Voulzie, Romance de la Fermière. L'autre Hégésippe Moreau est un homme aigri par le malheur et l'indifférence; il crie après les riches, il se vante d'être un cynique, il se jette à corps perdu dans la politique: c'est un satirique moins cru que Barbier, mais aussi bien plus emporté que Boileau. Quant à ses chansons, les unes sont politiques, les autres badines, pleines d'espièglerie et quelquefois même de polissonnerie. Je t'en envoie une de ces dernières, qui m'a paru charmante comme toutes les autres, d'ailleurs. Comme dit Sainte-Beuve à qui j'emprunte cette appréciation littéraire. Moreau était un grand poète, mais il n'avait pas eu le temps de se débarrasser de l'imitation et il est mort au moment où il allait devenir véritablement original.
Puisque nous en sommes aux hommes de génie, je te dirai sous le sceau du secret, que Marguery! est devenu un des rédacteurs de la Provence. Il y prend ses ébats sous le pseudonyme de Ludovico. Prochainement paraîtra de lui un grand roman intitulé: Roman et Réalité. Hélas! hélas! il me l'a lu, et je m'abstiens de le juger, il y prouve tout le contraire de ce qu'il veut prouver. Hélas! hélas! habitants d'Aix, prenez garde que la Provence ne tombe sous les yeux de vos femmes; un Marguery doublé d'un Marguery ne peut produire que des monstres capables de faire avorter les quatre-vingt-six départements.
Réponds-moi quand tu en auras le temps. Pour moi, je t'écrirai souvent, soit pour me distraire, soit pour te dire les nouvelles.
Je te serre la main. Ton ami,
E. Zola.