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Dix secondes, vingt secondes s’écoulèrent, vingt secondes formidables, éternelles…

Le corps avait eu deux ou trois convulsions. Les jambes avaient instinctivement cherché un point d’appui. Plus rien maintenant ne bougeait…

Quelques secondes encore… La petite porte vitrée s’ouvrit.

Sernine entra.

Sans la moindre hâte, il saisit la feuille de papier où le jeune homme avait apposé sa signature et il lut :

« Las de la vie, malade, sans argent, sans espoir, je me tue. Qu’on n’accuse personne de ma mort.

« 30 avril. – Gérard Baupré. »

Il remit la feuille sur la table, bien en vue, approcha la chaise et la posa sous les pieds du jeune homme. Lui-même il escalada la table, et, tout en tenant le corps serré contre lui, il le souleva, élargit le nœud coulant et dépassa la tête.

Le corps fléchit entre ses bras. Il le laissa glisser sur le long de la table, et, sautant à terre, il l’étendit sur le lit.

Puis, toujours avec le même flegme, il entrebâilla la porte de sortie.

– Vous êtes là tous les trois ? murmura-t-il.

Près de lui, au pied de l’escalier de bois, quelqu’un répondit :

– Nous sommes là. Faut-il hisser notre paquet ?

– Allez-y !

Il prit le bougeoir et les éclaira.

Péniblement les trois hommes montèrent l’escalier en portant le sac où était ficelé l’individu.

– Déposez-le ici, dit-il en montrant la table.

À l’aide d’un canif il coupa les ficelles qui entouraient le sac. Un drap blanc apparut qu’il écarta.

Dans ce drap, il y avait un cadavre, le cadavre de Pierre Leduc.

– Pauvre Pierre Leduc, dit Sernine, tu ne sauras jamais ce que tu as perdu en mourant si jeune ! Je t’aurais mené loin, mon bonhomme. Enfin, on se passera de tes services… Allons, Philippe, grimpe sur la table, et toi, Octave, sur la chaise. Soulevez-lui la tête et engagez le nœud coulant.

Deux minutes plus tard le corps de Pierre Leduc se balançait au bout de la corde.

– Parfait, ce n’est pas plus difficile que cela, une substitution de cadavres. Maintenant vous pouvez vous retirer tous. Toi, Docteur, tu repasseras ici demain matin, tu apprendras le suicide du sieur Gérard Baupré, tu entends, de Gérard Baupré – voici sa lettre d’adieu – tu feras appeler le médecin légiste et le commissaire, tu t’arrangeras pour que ni l’un ni l’autre ne constatent que le défunt a un doigt coupé et une cicatrice à la joue…

– Facile.

– Et tu feras en sorte que le procès-verbal soit écrit aussitôt et sous ta dictée.

– Facile.

– Enfin, évite l’envoi à la Morgue et qu’on donne le permis d’inhumer séance tenante.

– Moins facile.

– Essaie. Tu as examiné celui-là ?

Il désignait le jeune homme qui gisait inerte sur le lit.

– Oui, affirma le Docteur. La respiration redevient normale. Mais on risquait gros… la carotide eût pu…

– Qui ne risque rien… Dans combien de temps reprendra-t-il connaissance ?

– D’ici quelques minutes.

– Bien. Ah ! Ne pars pas encore. Docteur. Reste en bas. Ton rôle n’est pas fini ce soir.

Demeuré seul, le prince alluma une cigarette et fuma tranquillement, en lançant vers le plafond de petits anneaux de fumée bleue.

Un soupir le tira de sa rêverie. Il s’approcha du lit. Le jeune homme commençait à s’agiter, et sa poitrine se soulevait et s’abaissait violemment, ainsi qu’un dormeur sous l’influence d’un cauchemar.

Il porta ses mains à sa gorge comme s’il éprouvait une douleur, et ce geste le dressa d’un coup, terrifié, pantelant

Alors, il aperçut, en face de lui, Sernine.

– Vous ! murmura-t-il sans comprendre… Vous !…

Il le contemplait d’un regard stupide, comme il eût contemplé un fantôme.

De nouveau il toucha sa gorge, palpa son cou, sa nuque… Et soudain il eut un cri rauque, une folie d’épouvante agrandit ses yeux, hérissa le poil de son crâne, le secoua tout entier comme une feuille ! Le prince s’était effacé, et il avait vu, il voyait au bout de la corde, le pendu !

Il recula jusqu’au mur. Cet homme, ce pendu, c’était lui ! C’était lui-même. Il était mort, et il se voyait mort ! Rêve atroce qui suit le trépas ? Hallucination de ceux qui ne sont plus, et dont le cerveau bouleversé palpite encore d’un reste de vie ?…

Ses bras battirent l’air. Un moment il parut se défendre contre l’ignoble vision. Puis, exténué, vaincu une seconde fois, il s’évanouit.

– À merveille, ricana le prince… Nature sensible… impressionnable… Actuellement, le cerveau est désorbité… Allons, l’instant est propice… Mais si je n’enlève pas l’affaire en vingt minutes, il m’échappe…

Il poussa la porte qui séparait les deux mansardes, revint vers le lit, enleva le jeune homme, et le transporta sur le lit de l’autre pièce.

Puis il lui bassina les tempes avec de l’eau fraîche et lui fit respirer des sels.

La défaillance, cette fois, ne fut pas longue.

Timidement, Gérard entrouvrit les paupières et leva les yeux vers le plafond. La vision était finie.

Mais la disposition des meubles, l’emplacement de la table et de la cheminée, certains détails encore, tout le surprenait – et puis le souvenir de son acte… la douleur qu’il ressentait à la gorge…

Il dit au prince :

– J’ai fait un rêve, n’est-ce pas ?

– Non.

– Comment, non ?

Et soudain, se rappelant :

– Ah ! C’est vrai, je me souviens… j’ai voulu mourir et même…

Il se pencha anxieusement :

– Mais le reste ? La vision ?

– Quelle vision ?

– L’homme… la corde… cela, c’est un rêve ?…

– Non, affirma Sernine, cela aussi, c’est la réalité.

– Que dites-vous ? Que dites-vous ? Oh ! Non… non… je vous en prie… éveillez-moi si je dors ou bien que je meure !… Mais je suis mort, n’est-ce pas ? Et c’est le cauchemar d’un cadavre… Ah ! Je sens ma raison qui s’en va… Je vous en prie…

Sernine posa doucement sa main sur les cheveux du jeune homme, et s’inclinant vers lui :

– écoute-moi… écoute-moi bien, et comprends. Tu es vivant. Ta substance et ta pensée sont identiques et vivent. Mais Gérard Baupré est mort. Tu me comprends, n’est-ce pas ? L’être social qui avait nom Gérard Baupré n’existe plus. Tu l’as supprimé, celui-là. Demain, sur les registres de l’état civil, en face de ce nom que tu portais, on inscrira la mention : « décédé » – et la date de ton décès.

– Mensonge ! balbutia le jeune homme terrifié, mensonge ! Puisque me voilà, moi, Gérard Baupré !…

– Tu n’es pas Gérard Baupré, déclara Sernine.

Et désignant la porte ouverte :

– Gérard Baupré est là, dans la chambre voisine. Veux-tu le voir ? Il est suspendu au clou où tu l’as accroché. Sur la table se trouve la lettre par laquelle tu as signé sa mort. Tout cela est bien régulier, tout cela est définitif. Il n’y a plus à revenir sur ce fait irrévocable et brutal : Gérard Baupré n’existe plus !

Le jeune homme écoutait éperdument. Plus calme, maintenant que les faits prenaient une signification moins tragique, il commençait à comprendre.

– Et alors ?

– Et alors, causons…

– Oui… oui… causons…

– Une cigarette ? dit le prince. Tu acceptes ? Ah ! Je vois que tu te rattaches à la vie. Tant mieux, nous nous entendrons, et cela rapidement.

Il alluma la cigarette du jeune homme, la sienne, et, tout de suite, en quelques mots, d’une voix sèche, il s’expliqua :

– Feu Gérard Baupré, tu étais las de vivre, malade, sans argent, sans espoir Veux-tu être bien portant, riche, puissant ?

– Je ne saisis pas.

– C’est bien simple. Le hasard t’a mis sur mon chemin, tu es jeune, joli garçon, poète, tu es intelligent, et – ton acte de désespoir le prouve – d’une belle honnêteté. Ce sont là des qualités que l’on trouve rarement réunies. Je les estime… et je les prends à mon compte.

– Elles ne sont pas à vendre.

– Imbécile ! Qui te parle de vente ou d’achat ? Garde ta conscience. C’est un joyau trop précieux pour que je t’en délivre.

– Alors qu’est-ce que vous me demandez ?

– Ta vie !

Et, désignant la gorge encore meurtrie du jeune homme :

– Ta vie ! Ta vie que tu n’as pas su employer ! Ta vie que tu as gâchée, perdue, détruite, et que je prétends refaire, moi, et suivant un idéal de beauté, de grandeur et de noblesse qui te donnerait le vertige, mon petit, si tu entrevoyais le gouffre où plonge ma pensée secrète…

Il avait saisi entre ses mains la tête de Gérard, et il continuait avec une emphase ironique :

– Tu es libre ! Pas d’entraves ! Tu n’as plus à subir le poids de ton nom ! Tu as effacé ce numéro matricule que la société avait imprimé sur toi comme un fer rouge sur l’épaule. Tu es libre ! Dans ce monde d’esclaves où chacun porte son étiquette, toi tu peux, ou bien aller et venir inconnu, invisible, comme si tu possédais l’anneau de Gygès ou bien choisir ton étiquette, celle qui te plaît ! Comprends-tu ? Comprends-tu le trésor magnifique que tu représentes pour un artiste, pour toi si tu le veux ? Une vie vierge, toute neuve ! Ta vie, c’est de la cire que tu as le droit de modeler à ta guise, selon les fantaisies de ton imagination ou les conseils de ta raison.

Le jeune homme eut un geste de lassitude.

– Eh ! Que voulezvous que je fasse de ce trésor ? Qu’en ai-je fait jusqu’ici ? Rien.

– Donne-le-moi.

– Qu’en pourrez-vous faire ?

– Tout. Si tu n’es pas un artiste, j’en suis un, moi ! Et enthousiaste, inépuisable, indomptable, débordant. Si tu n’as pas le feu sacré, je l’ai, moi ! Où tu as échoué, je réussirai, moi ! Donne-moi ta vie.

– Des mots, des promesses !… s’écria le jeune homme dont le visage s’animait… Des songes creux ! Je sais bien ce que je vaux !… Je connais ma lâcheté, mon découragement, mes efforts qui avortent, toute ma misère. Pour recommencer ma vie, il me faudrait une volonté que je n’ai pas…

– J’ai la mienne…

– Des amis…

– Tu en auras !

– Des ressources…

– Je t’en apporte, et quelles ressources ! Tu n’auras qu’à puiser, comme on puiserait dans un coffre magique.

– Mais qui êtes-vous donc ? s’écria le jeune homme avec égarement.

– Pour les autres, le prince Sernine… Pour toi… qu’importe ! Je suis plus que prince, plus que roi, plus qu’empereur.

– Qui êtes-vous ?… qui êtes-vous ? balbutia Baupré.

– Le Maître… celui qui veut et qui peut… celui qui agit… Il n’y a pas de limites à ma volonté, il n’y en a pas à mon pouvoir. Je suis plus riche que le plus riche, car sa fortune m’appartient… Je suis plus puissant que les plus forts, car leur force est à mon service.

Il lui saisit de nouveau la tête, et le pénétrant de son regard :

– Sois riche aussi… sois fort… c’est le bonheur que je t’offre… c’est la douceur de vivre… la paix pour ton cerveau de poète… c’est la gloire aussi. Acceptes-tu ?

– Oui… oui… murmura Gérard, ébloui et dominé. Que faut-il faire ?

– Rien.

– Cependant…

– Rien, te dis-je. Tout l’échafaudage de mes projets repose sur toi, mais tu ne comptes pas. Tu n’as pas à jouer de rôle actif. Tu n’es, pour l’instant, qu’un figurant… même pas ! Un pion que je pousse.

– Que ferai-je ?

– Rien… des vers ! Tu vivras à ta guise. Tu auras de l’argent. Tu jouiras de la vie. Je ne m’occuperai même pas de toi. Je te le répète, tu ne joues pas de rôle dans mon aventure.

– Et qui serai-je ?

Sernine tendit le bras et montra la chambre voisine :

– Tu prendras la place de celui-là. Tu es celui-là. Gérard tressaillit de révolte et de dégoût.

– Oh non ! Celui-là est mort… et puis c’est un crime… non, je veux une vie nouvelle, faite pour moi… imaginée pour moi… un nom inconnu…

– Celui-là, te dis-je, s’écria Sernine, irrésistible d’énergie et d’autorité… tu seras celui-là et pas un autre ! Celui-là, parce que son destin est magnifique, parce que son nom est illustre et qu’il te transmet un héritage dix fois séculaire de noblesse et d’orgueil.

– C’est un crime, gémit Baupré, tout défaillant…

– Tu seras celui-là, proféra Sernine avec une violence inouïe… celui-là ! Sinon tu redeviens Baupré, et sur Baupré, j’ai droit de vie ou de mort.

Choisis. Il tira son revolver, l’arma et le braqua sur le jeune homme.

– Choisis ! répéta-t-il.

L’expression de son visage était implacable. Gérard eut peur et s’abattit sur le lit en sanglotant.

– Je veux vivre !

– Tu le veux fermement, irrévocablement ?

– Oui, mille fois oui ! Après la chose affreuse que j’ai tentée, la mort m’épouvante… Tout… tout plutôt que la mort !… Tout !… la souffrance… la faim… la maladie… toutes les tortures, toutes les infamies… le crime même, s’il le faut… mais pas la mort.

Il frissonnait de fièvre et d’angoisse, comme si la grande ennemie rôdait encore autour de lui et qu’il se sentît impuissant à fuir l’étreinte de ses griffes.

Le prince redoubla d’efforts, et d’une voix ardente, le tenant sous lui comme une proie :

– Je ne te demande rien d’impossible, rien de mal… S’il y a quelque chose, j’en suis responsable… Non, pas de crime… un peu de souffrance, tout au plus… un peu de ton sang qui coulera. Mais qu’est-ce que c’est, auprès de l’effroi de mourir ?

– La souffrance m’est indifférente.

– Alors, tout de suite ! clama Sernine. Tout de suite ! Dix secondes de souffrance, et ce sera tout… dix secondes, et la vie de l’autre t’appartiendra…

Il l’avait empoigné à bras-le-corps, et, courbé sur une chaise, il lui tenait la main gauche à plat sur la table, les cinq doigts écartés. Rapidement il sortit de sa poche un couteau, en appuya le tranchant contre le petit doigt, entre la première et la deuxième jointure, et ordonna :

– Frappe ! Frappe toi-même ! Un coup de poing et c’est tout ! Il lui avait pris la main droite et cherchait à l’abattre sur l’autre comme un marteau. Gérard se tordit, convulsé d’horreur. Il comprenait.

– Jamais ! bégaya-t-il, jamais !

– Frappe ! Un seul coup et c’est fait, un seul coup, et tu seras pareil à cet homme, nul ne te reconnaîtra.

– Son nom…

– Frappe d’abord…

– Jamais ! Oh ! Quel supplice… Je vous en prie plus tard…

– Maintenant… je le veux… il le faut…

– Non… non… je ne peux pas…

– Mais frappe donc, imbécile, c’est la fortune, la gloire, l’amour.

Gérard leva le poing, dans un élan…

– L’amour, dit-il… oui… pour cela, oui…

– Tu aimeras et tu seras aimé, proféra Sernine. Ta fiancée t’attend. C’est moi qui l’ai choisie. Elle est plus pure que les plus pures, plus belle que les plus belles. Mais il faut la conquérir. Frappe !

Le bras se raidit pour le mouvement fatal, mais l’instinct fut plus fort.

Une énergie surhumaine convulsa le jeune homme. Brusquement il rompit l’étreinte de Sernine et s’enfuit.

Il courut comme un fou vers l’autre pièce. Un hurlement de terreur lui échappa, à la vue de l’abominable spectacle, et il revint tomber auprès de la table, à genoux devant Sernine.

– Frappe ! dit celui-ci en étalant de nouveau les cinq doigts et en disposant la lame du couteau.

Ce fut mécanique. D’un geste d’automate, les yeux hagards, la face livide, le jeune homme leva son poing et frappa.

– Ah ! fit-il, dans un gémissement de douleur. Le petit bout de chair avait sauté. Du sang coulait. Pour la troisième fois, il s’était évanoui.

Sernine le regarda quelques secondes et prononça doucement :

– Pauvre gosse !… Va, je te revaudrai ça, et au centuple. Je paie toujours royalement.

Il descendit et retrouva le docteur en bas :

– C’est fini. À ton tour… Monte et fais-lui une incision dans la joue droite, pareille à celle de Pierre Leduc. Il faut que les deux cicatrices soient identiques. Dans une heure, je viens le rechercher.

– Où allez-vous ?

– Prendre l’air. J’ai le cœur qui chavire.

Dehors il respira longuement, puis il alluma une autre cigarette.

– Bonne journée, murmura-t-il. Un peu chargée, un peu fatigante, mais féconde, vraiment féconde. Me voici l’ami de Dolorès Kesselbach. Me voici l’ami de Geneviève. Je me suis confectionné un nouveau Pierre Leduc fort présentable et entièrement à ma dévotion. Et enfin, j’ai trouvé pour Geneviève un mari comme on n’en trouve pas à la douzaine. Maintenant, ma tâche est finie. Je n’ai plus qu’à recueillir le fruit de mes efforts. À vous de travailler, monsieur Lenormand. Moi, je suis prêt.

Et il ajouta, en songeant au malheureux mutilé qu’il avait ébloui de ses promesses :

– Seulement, il y a un seulement, j’ignore tout à fait ce qu’était ce Pierre Leduc dont j’ai octroyé généreusement la place à ce bon jeune homme. Et ça, c’est embêtant… Car, enfin, rien ne me prouve que Pierre Leduc n’était pas le fils d’un charcutier !

LUPIN: Les aventures complètes

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