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II

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Table des matières

Le souper avait été fort gai et fort animé chez le sire de Losse, qui occupait la maison d'un chanoine, son parent, à l'entrée du cloître Saint-Germain-l'Auxerrois.

Les convives s'étaient conduits à table comme s'ils voulaient ne prendre aucune part aux graves événements de la nuit: ils avaient fait si largement honneur au vin de leur hôte et surtout à l'hypocras, vin cuit, sucré et épicé, que le peu de raison qu'ils conservaient était à peine suffisante pour leur permettre de jouer aux cartes et aux dés.

Ils ne quittèrent pas la salle du repas, afin de continuer à boire en jouant, et ils se contentèrent d'envoyer coucher les valets, après avoir fait enlever et dégarnir la nappe, où l'on ne laissa que les bouteilles pleines et les verres.

Le jeu commença ensuite avec fureur.

—Enfants, dit le capitaine de Losse en vidant son verre, honte et malédiction à quiconque sortira du jeu avant l'aube!—Oui-da, capitaine! je jouerai tant que mon escarcelle soit à sec, reprit un jeune homme assis à la droite du sire de Losse.

Celui qui parlait ainsi était remarquable par sa jolie figure presque imberbe et par ses manières modestes, élégantes et gracieuses, qui décelaient un fils de famille, encore neuf au genre de vie de ses compagnons de table et de jeu.—Bon! après avoir tout perdu, il faut jouer davantage! répliqua Jacques de Savereux, un des plus rudes buveurs et joueurs de l'assemblée, en tortillant dans ses doigts sa longue moustache.—Bien dit, Savereux! s'écria le sire de Losse.

En même temps, il frappa sur la table, en signe d'approbation, avec tant de force que les bouteilles et les verres s'entre-choquèrent avec fracas.

—Dame Fortune, continua-t-il, onc ne revient vers les peureux qui se lassent de la poursuivre, et de même que le cerf en chasse, elle veut être forcée par des chiens de dés ou par des chiennes de cartes.

—Messieurs, dit un convive à barbe grise, qui buvait et ne jouait pas, sommes-nous sûrs d'avoir toute cette belle nuit à donner aux dés et à la bouteille?—Par la messe! reprit Jacques de Savereux, qui avait une grande autorité de réputation et d'expérience dans les affaires de plaisir: Y a-t-il ici des moines et des novices qui doivent descendre au chœur, quand on sonnera matines à Saint-Germain-l'Auxerrois?—Monsieur de Savereux, vous êtes, m'est avis, le plus brave et le plus aventureux de céans, répondit le grison en secouant la tête et en faisant claquer ses lèvres.—Eh bien? interrompit brusquement celui à qui s'adressait cet éloge.—Eh bien! il n'y a ni cartes, ni dés, ni vin, ni fille, qui vous puissent arrêter lorsqu'on sonne le boute-selle, lequel vaut bien la cloche de matines pour des moines de votre espèce...—Qu'est-ce à dire, capitaine Salaboz? interrompit sévèrement le maître de la maison.—C'est-à-dire, camarade, que dans les circonstances présentes, il faut être prêt à monter à cheval et à faire son devoir. Ces scélérats de huguenots n'ont-ils pas failli assiéger hier Sa Majesté dans le Louvre.

Le jeune homme, que le sire de Losse avait placé à sa droite, moins pour lui faire honneur que pour veiller sur lui, rougit et pâlit alternativement; puis, il redressa la tête, croisa les bras et regarda Salaboz avec une dédaigneuse colère.

—Oh! le sot conte qu'on lui a fait là! interrompit encore le sire de Losse tournant les yeux vers son jeune voisin, dont il voyait et comprenait l'irritation. Les huguenots ne m'ont pas requis d'être leur avocat, mais je les crois trop sages, trop bons gardiens de leurs intérêts pour se fourvoyer dans une si ridicule entreprise que d'attaquer le Louvre.—Dites plutôt que vous les croyez trop loyaux sujets du roi pour être capables de le trahir? repartit avec chaleur le jeune homme, offensé d'une calomnie qui semblait avoir été dirigée contre tout le parti protestant, mais qui s'adressait plus particulièrement à lui-même. Capitaine Salaboz, parlez plus honnêtement...—Trêve, messieurs! s'écria d'un ton impérieux le capitaine de Losse, qui se leva, une bouteille à la main. Salaboz, votre verre! et vous, monsieur de Curson, le vôtre? Une santé à tous les bons sujets du roi, de quelque religion qu'ils soient! Buvons, messieurs, à la fin des troubles et à la prospérité de la France!

Ce toast coupa court à toute explication, et la querelle qui allait s'engager entre Salaboz et M. de Curson, fut étouffée au cliquetis des verres.

Le capitaine Salaboz se remit à boire, en jetant par intervalles un regard fauve et narquois à son jeune antagoniste qui était absorbé par les émotions du jeu.

Chaque joueur avait mis en tas devant soi l'or et l'argent que contenait sa bourse; le sire de Curson était plus riche à lui seul que tous les autres ensemble, quoiqu'il eût déjà contribué, de ses deniers perdus, à former la mise de fonds de ses adversaires, ligués tacitement pour le dépouiller.

Ce gentilhomme, qui perdait avec un calme et une patience dignes du joueur le plus endurci, n'en avait pas moins au plus haut degré la passion du jeu.

Sa physionomie immobile, mais attentive, ses yeux fixes, mais ardents, ses mouvements rares, mais précis et résolus, trahissaient quelque chose de cette passion, aussi dominante chez lui, que si elle eût été invétérée par le temps et par l'habitude.

Il n'avait pourtant pas à se louer des chances du sort, car chaque coup de dés, qu'il suivait d'un air impassible, diminuait, au profit des autres joueurs, le monceau de pièces d'or où il puisait sans cesse, quelquefois avec un sourire d'indifférence.

On pouvait d'ailleurs, à son extérieur, juger qu'il était assez riche pour supporter des pertes plus considérables que celles qu'il faisait en ce moment.

Son costume, entièrement noir, avait une apparence de simplicité, que démentaient la beauté de sa collerette goudronnée à petits tuyaux en point de Venise et l'éclat d'une grosse chaîne d'or rehaussée de pierreries qui brillaient sur sa poitrine; son pourpoint de velours rembourré, à courtes basques, était serré à la taille par une grosse agrafe d'or ciselé; ses trousses, ample haut-de-chausses, qui ballonnait autour des reins, étaient brodées en jais ou joyet.

Son épée, à poignée d'argent travaillé, son chapeau de feutre, à forme conique, orné d'un nœud de perles, au lieu de la croix blanche que portaient les catholiques comme signe de ralliement, son manteau de satin bordé de martre zibeline noire, avaient été déposés dans une autre salle avant le souper.

Jacques de Savereux, qui était placé auprès du jeune sire de Curson, attirait à soi la meilleure part du gain que les chances du jeu distribuaient entre les assistants aux dépens du plus riche.

Il se distinguait par sa figure et sa mine, plutôt que par son habillement peu luxueux et à peine présentable en compagnie honnête.

Son pourpoint de soie verte, tailladé à crevés de satin rouge, avait été fait pour un homme de grande taille, et la sienne était médiocre; en outre, ce pourpoint portait des traces irrécusables d'un long et laborieux usage; ses trousses et ses chausses, d'étoffe brune fort modeste, étaient heureusement dans un état moins dangereux que le pourpoint, qui laissait voir une chemise à peu près blanche par des crevés que le tailleur n'avait pas inventés.

Malgré les imperfections de sa garde-robe, Jacques de Savereux avait un air de gentilhomme que ne compromettaient nullement les trous de son habit.

Ses traits régulièrement dessinés, ses yeux doux et fiers à la fois, sa bouche fine et expressive, ses cheveux, sa barbe et ses moustaches du plus beau noir, ses mains délicates et soignées, tout ce que la nature avait fait pour lui, et tout ce qu'il avait pu ajouter à la nature, compensaient amplement ce qui lui manquait du côté de la toilette.

Ses nobles instincts, son cœur bon et généreux, son esprit audacieux et jovial, son caractère loyal et ferme, suppléaient à l'absence de toute éducation morale, mais ne corrigeaient pas ses deux vices dominants: l'amour du vin et l'amour du jeu.

—Par ma foi! monsieur mon ami, dit-il gaiement à Yves de Curson, vous avez la main trop malheureuse! Çà, buvons, pour vous mettre en voie de fortune; buvons à vos amours, s'il vous plaît!—Je n'ai pas d'amours! reprit froidement, mais poliment le sire de Curson.—Pas d'amours! En vérité, vous sortez donc de nourrice, ou bien vous êtes en apprentissage pour devenir ministre de la religion prétendue réformée...—Savereux, je ne te reconnais pas! interrompit le sire de Losse. M. de Curson n'est pas plus huguenot que toi et moi, puisqu'il est mon hôte, et c'est mal fait à toi de le quereller là-dessus.—Je suis bon pour soutenir ma querelle, dit le jeune homme qui déjà cherchait des yeux son épée.—Par la messe! mon fils, je le sais bien et personne n'en doute! reprit le capitaine de Losse, en remplissant les verres à la ronde, moyen de conciliation qu'il avait toujours employé avec le même succès.—Certes, nous n'en doutons point, dit Savereux qui prit la main de son voisin et la secoua cordialement. M. de Curson, si vous avez quelque affaire d'honneur, appelez-moi pour vous servir de second.—Merci, je m'en souviendrai, repartit le sire de Curson qui s'était remis à jouer.

Le jeu recommença de plus belle.

—Par Notre-Dame! dit un joueur ramassant son gain: l'or des huguenots me semble bon catholique.—Notre saint-père le pape le prendrait sans l'excommunier ni l'exorciser, dit un autre.—J'irais au prêche volontiers, ajouta un troisième, si le diable ou le ministre crachait des écus d'or.—Tête et sang! je veux me faire huguenot, dit un quatrième, puisque les huguenots ont l'escarcelle si bien dorée.—Je vous empêcherai de blasphémer, en doublant la mise, interrompit le sire de Curson, que le démon du jeu exaltait davantage par le dépit de perdre toujours.—Pourquoi ne pas la tripler? répliqua le plus ivre de la compagnie.—Quadruplons-la, dit Jacques de Savereux qui s'abandonnait avec emportement à sa passion favorite.—Bien! reprit le jeune homme en présentant pour son enjeu une poignée d'écus d'or. Cinq et deux!—Trois et quatre!—Double as!—Dix!—Je gagne! s'écria Savereux, avant d'avoir jeté les dés qu'il agitait dans le cornet. Double six!—Voilà trois cents écus d'or perdus! murmura Yves de Curson, en comptant d'un air distrait les pièces qu'il avait encore devant lui. Je joue mon reste pour la revanche!—Soit! Je boirai, je jouerai, jusqu'au jugement dernier, dit Savereux.

En disant ces mots d'une voix enrouée, il chancelait sur son siége, les yeux à demi clos, et portait à sa bouche le cornet avec les dés au lieu du verre.

—On frappe! Écoutons, messieurs! interrompit le capitaine de Losse, réclamant un instant de silence que joueurs et buveurs ne se pressaient pas de lui accorder.—Mon ami, disait Savereux à M. de Curson, recommandez vos dés à saint Calvin, je vous conseille!—Qu'est-ce? Qui frappe en bas? demanda d'une voix forte le sire de Losse ouvrant la fenêtre.

Il s'était avancé sur le balcon, pour reconnaître les gens qui frappaient sans interruption à la porte de la rue.

—Capitaine, dit une voix d'enfant, descendez, s'il vous plaît, et allez au Louvre.—Au Louvre? répliqua le sire de Losse: c'est M. de Nançay qui fait le service de gardes...—Le roi vous mande tout à l'heure, reprit la voix. Où trouver maintenant le capitaine Salaboz?—Le voici! dit ce capitaine qui parut à la fenêtre, la bouteille et le verre en main.—Capitaine, on a besoin de vous à l'hôtel de Béthisy; M. de Cosseins vous instruira de ce qu'il faut faire.—M. de Losse, voyez si je me trompe! dit Salaboz à demi-voix: la danse de ces païens s'en va commencer...—Qui es-tu, toi qui m'apportes un ordre du roi? demanda le sire de Losse avec défiance: quelles gens sont avec toi?—Je suis page de madame Catherine, et six arquebusiers de sa garde m'accompagnent.—Adieu, petit, bonsoir!

Le sire de Losse referma la fenêtre, et se disposa sur-le-champ à obéir aux ordres du roi, sans que les joueurs se fussent dérangés pendant ce colloque.

Yves de Curson venait de gagner au dernier coup de dés, et l'espoir de poursuivre cette heureuse veine augmentait son acharnement au jeu.

Jacques de Savereux, qui avait fait rafle sur l'argent de tout le monde, s'étonnait tout haut de ce bonheur inusité, et discutait déjà l'emploi de son gain; la seule chose qu'il oubliât dans ses projets, c'était l'achat d'un pourpoint: il se proposait d'acquérir d'avance toute la vendange de l'année.

—Mes amis et messieurs, dit le sire de Losse à ses convives, excusez-moi de vous quitter avant l'aube, ainsi qu'il était convenu: le roi me mande, mais je ne tarderai guère... N'arrêtez pas de boire, en attendant.—Capitaine, cria Savereux qui d'un coup de dés avait fait passer dans sa bourse le reste de celle d'Yves de Curson, dites à Sa Majesté que dame Fortune préfère les catholiques aux huguenots, et que je viens de vaincre à coups de dés le plus galant homme de la religion.—La nuit sera chaude, dit Salaboz en se séparant du capitaine de Losse qui se rendait au Louvre; je n'ai jamais senti si belle soif de sang huguenot! Au dire de monseigneur le duc de Guise, la saignée est bonne en août.

La dette de jeu (1572)

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