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III

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Table des matières

Quand les capitaines de Losse et Salaboz furent sortis, le jeu continua encore avec plus d'emportement, quoique la plupart des bourses eussent été épuisées par Jacques de Savereux, dont la veine de bonheur n'avait pas tari un instant.

Plus il jouait avec indifférence, étourdi et presque assoupi par le vin qu'il versait à pleins verres dans son estomac, déjà chargé de bonne chère, plus il voyait la fortune s'obstiner à le favoriser.

Il n'avait jamais rencontré une si belle chance, et il commençait à s'en fatiguer, car le plaisir d'un joueur consiste surtout dans ces alternatives de perte et de gain qui tiennent sans cesse son esprit en éveil, et qui lui font éprouver des émotions toujours nouvelles: un joueur, condamné à gagner infailliblement, se dégoûterait bien vite du jeu.

Savereux, que la bouteille rendait encore plus gai et plus bavard qu'à l'ordinaire, buvait et parlait à lui seul autant que tout le monde.

Il eût volontiers laissé là les dés, s'il n'avait pas eu en main l'argent de ses amis, et surtout celui d'Yves de Curson, qui s'était décidé, comme les autres, à jouer et à perdre sur parole.

—Compagnons, nous sommes tous de beaux joueurs! dit Savereux, dont les yeux clignotants et larmoyants ne demandaient qu'à se fermer tout à fait; oui, les plus galants joueurs qui soient en la chrétienté!—Nous jouons comme des enfants! interrompit le sire de Curson, irrité de perdre avec persistance, et de plus en plus dominé par l'ardeur du jeu, qu'il refusait de noyer dans le vin. Quatre cents écus d'or, ce n'est pas une affaire!—Quatre cents écus d'or! reprit Savereux: voilà dix ans que je joue tous les jours, et je n'avais encore possédé pareille somme!—Çà, quel est donc, s'il vous plaît, le revenu de vos domaines de Savereux!—Mes domaines! s'écria Jacques de Savereux avec un énorme éclat de rire: je suis noble, parce que feu mon honoré père l'était, et qu'il a de son fait anobli le ventre de ma mère; mais je n'ai d'autre patrimoine que mon épée; qui m'a fait ce que je suis, à savoir enseigne dans le régiment de messire le chevalier d'Angoulême. Je n'attends nul héritage et me contente des produits de ma paye et du jeu, pourvu que le vin soit frais et abondant.—Vraiment! j'aurais honte et regret de vous ôter ainsi le pain de la bouche: je ne jouerai pas plus longtemps avec vous.—Oui-da, mon cousin, vous raillez? Mais, par Dieu! je suis à cette heure plus riche que vous, et ce n'est pas moi qui joue sur parole.—Entendez-vous dire que ma parole vaut moins qu'espèces sonnantes? repartit Yves de Curson, piqué et confus de cette allusion à l'état présent de sa bourse. Tenez, ajouta-t-il en détachant sa chaîne d'or et en la jetant sur la nappe, voici de quoi représenter et cautionner ma dette jusqu'à demain.—Fi! monsieur, répliqua fièrement Jacques de Savereux, me regardez-vous comme un juif prêteur sur gages?—Point, monsieur, mais il me convient de jouer contre vous ce joyau qui a coûté trois mille livres.—Je jouerai tout ce qu'il vous plaira de jouer, pourvu que ce soit sur parole, et que cette chaîne demeure à votre cou.—Jouons d'abord pour cette chaîne, que vous me restituerez moyennant trois cents écus d'or, si je la perds.—Je le fais afin de ne pas vous contrarier, mais à condition que nous boirons un peu pour nous tenir en haleine.—Buvez tout votre soûl, mon maître, et jouons, jouons... Il n'est pas tard encore?—Dix heures et demie! répondit un des assistants, accoudé sur la table et prêt à s'endormir. Qui frappe en bas?—La chaîne m'appartient! dit Savereux, sans regarder les dés qu'il avait lancés hors du cornet.—Non, pas la chaîne, mais les trois cents écus dont elle est le gage, dit tranquillement Yves de Curson. Ce ne sont là que bagatelles et enfantillages. Jouons maintenant par cinq cents écus d'or, à chaque jet de dés...—Cinq cents écus d'or! Monsieur mon ami, m'est avis que vous avez bu plus que moi, et aussi que vous êtes moins sage.—Je ne puis vous contraindre à jouer votre gain, dit amèrement le jeune homme.—Mon gain! Me le reprochez-vous? Pardieu! je le jouerai jusqu'à la dernière pièce.—Cinq cents écus par jet de dés! Vous, messieurs, qui ne jouez pas, jugez des coups et comptez les sommes?—On ne cesse de frapper, objecta quelqu'un.—Bon! c'est de Losse qui revient! dit un autre en se levant pour descendre à la porte.

Il eut bien de la peine à se traîner jusqu'à la fenêtre qu'il ouvrit.

—Capitaine?... Non, ce n'est pas lui, par le Saint-Sacrement! C'est une femme!—Une femme! s'écria Savereux, qui laissa là le jeu et courut en trébuchant vers la fenêtre.—Revenez donc, M. de Savereux! criait le sire de Curson avec dépit et impatience. Le merveilleux prétexte pour quitter le jeu!—C'est une femme à cheval, avec un valet qui l'escorte.—Au diable la nuit qui m'empêche de la voir! disait Savereux.

Il se penchait par la fenêtre avec tant d'abandon qu'il serait tombé, si on ne l'eût retenu par derrière.

—Que tous les diables catholiques emportent toutes les femmes! grommelait Yves de Curson, en martelant la table avec le poing.—Madame, que vous plaît-il de nous? dit Savereux, élevant la voix et saluant cette dame qui regardait en haut.—Messire, un gentilhomme de Bretagne, nommé Yves de Curson, n'est-il point avec vous? répondit l'inconnue.

Elle tremblait en parlant ainsi à demi-voix, et elle ordonna en même temps au valet de prendre la bride du cheval.

Jacques de Savereux n'eut pas plutôt obtenu cette réponse, que la curiosité, la galanterie et une sorte de pressentiment le poussèrent à descendre pour voir de plus près cette dame dont l'accent lui était tout à fait étranger.

Il se précipita dans l'escalier, en se heurtant aux murs et à la rampe, comme un aveugle, et il alla tomber, de marche en marche, sur le seuil de la porte d'entrée.

Le mouvement extraordinaire qu'il venait de donner à son corps acheva de troubler son cerveau en y faisant affluer les vapeurs du vin qu'il avait bu depuis plusieurs heures; ses yeux étaient voilés, sa langue épaisse et son gosier aride.

Il n'en était pas moins empressé de paraître dans ce vilain état devant cette femme qu'il ne connaissait pas, mais qui lui avait semblé jolie et bien faite.

Malgré ce désir dont lui-même ne se rendait pas bien compte, il fut longtemps à trouver la serrure, à tourner la clé et à ouvrir la porte.

Il aurait fait encore une lourde chute, après laquelle il se serait relevé avec peine, s'il n'eût trouvé fort à propos la muraille pour s'y cramponner des deux mains et pour conserver de la sorte une apparence d'équilibre.

—Ma... madame, dit-il d'une voix chevrotante et inintelligible, bienheureux est celui que vous honorez de vos bonnes grâces!—Ne pensez pas finir ainsi notre jeu! criait Yves de Curson, s'imaginant que Savereux cherchait un prétexte pour se retirer avec son gain.

Il s'était élancé à la poursuite de ce gentilhomme et l'avait saisi par le bras avec tant de force qu'il le soutint, lorsque ses jambes vacillantes ne le soutenaient plus.

—Ah! c'est vous, Yves! dit la dame, qui le reconnut à la voix, et qui fit approcher le cheval de la porte.—Oh! la divine et ravissante figure! s'écria Savereux, en essayant de se dégager de l'étreinte du jeune homme. Ce n'est pas une mortelle, mais quelque nymphe, quelque naïade de la Seine, quelque ange du ciel descendu sur la terre!

Cette femme était, en effet, d'une grande beauté.

Son visage, tourné vers Yves de Curson, avait été tout à coup éclairé par la lueur des torches portées par des soldats qui sortirent du Louvre.

Jacques de Savereux, à la vue de cette douce et mélancolique figure qui ne lui apparut qu'un moment et qui rentra dans l'ombre presque aussitôt, oublia qu'il était ivre et voulut s'avancer dans la rue; mais le sire de Curson ne le lui permit pas, et, l'attirant dans le vestibule avec plus de ménagement que de violence, il le coucha doucement sur les dalles, où celui-ci s'agita et se roula inutilement, avec de terribles jurons, sans parvenir à se remettre debout.

Tandis qu'il s'épuisait en efforts pour se relever et pour revoir encore la charmante femme qu'il avait entrevue, il recueillait précieusement dans son cœur le souvenir de cette jolie tête aux traits moelleux et corrects, aux yeux bleus pleins de finesse, aux joues pâles, sillonnées de larmes, aux blonds cheveux, dont quelques boucles s'étaient échappées du scoffion de velours, sous lequel les femmes emprisonnaient alors la plus riche chevelure.

Le scoffion, coiffe en forme de casque, surmontée d'une toque également en velours à aigrette et à lassure d'or, n'était pas chez cette inconnue le seul indice d'une naissance et d'une condition distinguées; car il fallait qu'elle fût d'une bonne noblesse pour être vêtue d'étoffe de soie noire à passements d'or, et pour avoir une robe à vertugales, c'est-à-dire enflée autour des reins avec des baleines et des bourrelets de crin qui, par comparaison, donnaient à la taille plus de finesse et d'élégance.

Les lois somptuaires de Charles IX avaient renchéri sur toutes celles de ses prédécesseurs, et pendant son règne, une bourgeoise, même la femme d'un magistrat ou d'un procureur, ne se fût pas exposée à payer l'amende, en augmentant l'envergure de sa robe, en la bordant de velours ou de canetille d'or et d'argent, et en portant dorures en la tête, comme disait l'édit dont les défenses ne s'appliquaient pas sans doute à cette dame ou damoiselle, qui se montrait ainsi en public avec un carcan ou collier et des bracelets émaillés.

—Pour Dieu! Anne, que venez-vous faire céans? lui dit Yves de Curson, qui s'était approché d'elle pour n'être pas entendu.—Je viens savoir ce que vous devenez, reprit-elle timidement, et pourquoi vous ne rentrez pas?—Et que voulez-vous que je devienne? répliqua-t-il, en ne cachant pas son dépit et son impatience.—Ne vous fâchez pas, et dites-moi plutôt si M. de Pardaillan n'est point avec vous?—Pardaillan! il couche au Louvre, ne vous en a-t-il pas avertie?—Oui, par une lettre, reprit-elle en rougissant: il me disait, dans cette épître, que le roi de Navarre, craignant qu'il ne fût assez en sûreté à son logis, car on prévoyait une émotion du populaire, lui a ordonné de passer la nuit au Louvre, avec les autres officiers de la maison du roi de Navarre.—Alors, à quoi bon demander des nouvelles de Pardaillan?—C'est... c'est que je doutais de la vérité... et j'appréhendais qu'il ne restât en ville avec vous à jouer et à banqueter...—Je ne joue pas, je ne banquète pas! repartit le sire de Curson, qui feignit d'être irrité pour n'avoir pas l'air embarrassé. La peste soit des curieuses et des fiancées! Où allez-vous maintenant?—Mais... n'est-il pas heure de retourner à son lit, surtout quand on a devant soi une traite de demi-lieue?—Aussi bien, qu'aviez-vous affaire de venir? Et madame votre mère est insensée de vous laisser courir les rues...—Elle dort et ne soupçonne rien... Je m'étais fort réjouie par avance de la venue de M. de Pardaillan, et je l'ai attendu fort tristement jusqu'à ce que sa lettre m'ôtât toute espérance de le voir. Si du moins vous fussiez arrivé pour me tirer d'inquiétude! J'étais si fort en peine, que je n'aurais pu dormir... Puis, on disait par tout le faubourg que le peuple se remuait; puis de loin, la ville semblait en feu, à cause des lumières qui sont aux fenêtres des maisons... Je suis donc montée à cheval sans prendre le temps de changer d'habit et j'ai traversé la rivière...—Vous avez, ma mie, plus de courage, étant fille, que n'en aurait la femme d'un vieux capitaine de reîtres...—Je sors de l'hôtel de notre pauvre M. l'amiral, où j'ai su que vous soupiez ici avec des catholiques...—Qu'importe! Je vous trouve un peu bien téméraire de vous intriguer ainsi de mes actions!—Dix heures ont sonné à l'horloge du palais, lorsque je passais sur le Pont-au-Change.—Dix heures ou minuit, je m'en soucie comme de ça, et je ne me coucherai qu'au jour levé.—Quoi! mon ami, vous ne m'accompagnerez pas? Allons, mettez-vous en selle devant moi...—Non, vrai Dieu! vous retournerez comme vous êtes venue, et demain vous serez réprimandée tout à loisir.—Yves, mon ami, vous n'êtes pas sain d'esprit... Oh mon Dieu! comment retournerai-je?—Pierre, tu es bien armé? demanda-t-il sèchement au valet qui tenait la bride du cheval.—Une dague, une épée et deux pistolets, monseigneur! répondit le valet, qui avait servi dans l'armée calviniste.—Et tu en sais faire bon usage? Va-t'en vitement, et dorénavant sois moins docile aux fantaisies d'une folle!

En prononçant ces mots avec froideur et sévérité, il tourna le dos à la jeune femme, rentra dans la maison et en referma la porte.

L'inconnue, que cette dureté de la part du sire de Curson avait profondément blessée, resta un instant indécise et stupéfiée; elle regardait la porte, dans l'attente de la voir se rouvrir, et elle croyait encore qu'elle ne partirait pas seule: on entendait le murmure de ses sanglots étouffés.

La porte ne se rouvrant pas, au bout de trois minutes, elle s'indigna d'avoir trop attendu, releva la tête, essuya ses pleurs, rejeta sur son visage le voile attaché à son scoffion, et tira si vivement la bride de sa monture, que le valet faillit être renversé par le cheval qui prenait le galop.

La dette de jeu (1572)

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