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IV

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Table des matières

Au trépignement du cheval sur le pavé, Yves de Curson eut un remords et se repentit d'avoir été cruel, ingrat, égoïste.

Il voulut arrêter le départ de la jeune fille, qui n'avait pas d'autre tort envers lui que d'avoir interrompu son jeu, et il se proposait de la suivre, de la rejoindre, de ne pas la quitter, lorsqu'il fut retenu et distrait de son idée par une agression imprévue.

C'était Jacques de Savereux qui se démenait dans l'obscurité, en grondant, et qui, ayant rencontré la jambe du sire de Curson, ne la lâcha plus, quelque effort, quelque prière que celui-ci employât pour se délivrer de cette étreinte, semblable à l'agonie d'un noyé, qui se cramponne à tout ce qu'il peut saisir.

Le pas du cheval s'éloignait et n'était déjà qu'un bruit indistinct, lorsque M. de Curson comprit que son honneur était intéressé à ne point partir.

Savereux lui adressait des reproches et des provocations que la présence de témoins le forçait d'entendre et de relever, quoiqu'il dût les mettre sur le compte du vin et les excuser dans son for intérieur.

—Mort et passion! criait Savereux, dont l'ivresse seule aliénait alors la bonté naturelle: monsieur le huguenot, si vous n'avez pas d'amour, tant pis pour vous, mais ne nous défendez pas d'en avoir, à votre barbe.—Quelle fête y a-t-il au Louvre cette nuit? dit un des gentilshommes qui étaient restés à la fenêtre de la salle du souper. Voyez ces porteurs de torches, ces petites troupes d'archers et d'arquebusiers de la garde du roi, le long des fossés? N'était ce silence, je penserais qu'on se bat quelque part.—Monsieur de Savereux, dit avec douceur Yves de Curson qui cherchait à calmer le ressentiment déraisonnable de ce buveur, nous reprendrons le jeu demain et jours suivants; mais il faut que je parte, ne vous déplaise...—Vous partirez, après m'avoir tué, si bon vous semble, par le sang-Dieu!—Dieu m'en garde! Êtes-vous en démence? Il vous faut dormir, monsieur de Savereux, et cuver votre vin.—C'est moi qui vous tuerai, j'espère, pour vous punir de m'avoir privé de la vue de ma dame...—Votre dame? répliqua hautement le sire de Curson, qui prit alors l'explication au sérieux.—Oui, ma dame, la plus belle, la plus plaisante, la plus honorable, la plus adorée!...—Vous vous gaussez de nous, messire! Vous ne connaissez seulement pas celle que vous nommez votre dame?—Je la connais mieux que vous!—La raillerie est malsaine et peut faire périr son homme. Si Pardaillan vous entendait...—Qui? Pardaillan? le bâtard de Gondrin, le capitaine du régiment béarnais du roi de Navarre?—Vous êtes ivre, monsieur de Savereux, sinon vous seriez un maladroit et malhonnête homme!—Sang et sang! aidez-moi un peu à remonter là-haut, et je vous montrerai qui je suis.

Le bruit de cette discussion, qui dégénérait en injures et en menaces, avait attiré, sur le palier de l'étage supérieur, deux des convives portant de la lumière.

Yves de Curson, pâle de colère, prêtait l'appui de son bras à Jacques de Savereux, qui, non moins courroucé que lui, mais le visage pourpre et les paupières demi-closes, trébuchait à chaque degré et retombait de tout son poids sur la poitrine de son adversaire.—Mille diables! mille morts! mille dieux! répétait Savereux, dont la voix était entrecoupée de hoquets.—Compagnons! cria de la fenêtre un gentilhomme s'adressant à un gros d'archers qui passaient à peu de distance. Ce n'est pas veille de la Saint-Jean, et il n'y a point de feu de joie à la place de Grève?—Non, c'est veille de la Saint-Barthélemy, répondit le chef de ces archers; le roi, dit-on, s'en va faire une chasse aux flambeaux, et nous sommes dépêchés pour contenir la foule des curieux.—Voilà certes, dit un autre gentilhomme, la première chasse qui s'est faite contre les rats et les chats de Paris!—Camarades, fermez la fenêtre! dit d'une voix forte Jacques de Savereux.

Grâce au secours du sire de Curson, il était rentré enfin dans la salle du souper, et il retrempait sa présence d'esprit dans de nouvelles rasades, demandant son épée.

—As-tu pas peur que les bouteilles s'envolent? rétorqua un des assistants: ce seraient plutôt les dés et les écus!—Vous serez témoins et juges du camp, messieurs; je provoque en duel monsieur de Curson.

En prononçant ce défi avec colère, Jacques de Savereux, qui sentait ses jambes se dérober sous lui, tira son épée, qu'un témoin officieux venait de lui apporter, et se mit en posture de tenir tête à M. de Curson.

Celui-ci, dont le vin n'avait pu troubler la raison ni le sang-froid, refusait de prendre son épée et de s'en servir contre l'agresseur que l'ivresse empêchait d'avoir son libre arbitre: il se croisa les bras et resta immobile, vis-à-vis de la lame que Savereux lui présentait presque à bout portant.

Les convives murmurèrent de ce qui leur semblait lâcheté; car ils n'étaient pas trop disposés en faveur du sire de Curson, qu'ils savaient huguenot et que le capitaine de Losse avait eu beaucoup de peine à faire admettre dans leur compagnie.

—Vive Dieu! messire, vous n'êtes donc pas gentilhomme! s'écria Savereux qui chancelait et s'appuyait au mur.—Je vous prouverai demain, au jour levé, que je suis meilleur gentilhomme que vous! reprit le sire de Curson.

Il se repentait alors de n'avoir pas suivi la jeune femme et il voulut sortir pour la rejoindre, s'il était possible.

—Halte là, compagnon! dit un gentilhomme, en lui barrant le passage: vous donnerez d'abord satisfaction à celui que vous avez offensé. En garde, monsieur!—En garde, huguenot! ajouta un autre que la vue des épées mit en humeur querelleuse.—Courage, Savereux! criait un troisième: Saigne, saigne ce maître parpaillot! c'est œuvre pie!—Par les tripes de Dieu! monsieur de la Huguenoterie, disait un quatrième, vous avez affaire à une redoutable épée!—Vous n'êtes pas dans votre bon sens, monsieur de Savereux? dit doucement Yves de Curson.

Il répugnait à se commettre avec un homme ivre, et il ne voyait d'ailleurs aucun motif de duel entre Jacques de Savereux et lui.

—Bonsoir et à demain, messieurs!—Nenni! nous ne vous laisserons pas, dirent les témoins qui le retenaient, tant que vous n'aurez point vidé votre querelle.—Je n'ai pas de querelle avec M. de Savereux, répondit-il impatienté, mais j'en aurai, si vous y tenez fort.—Quoi! beau sire, répliqua Savereux lui présentant toujours la pointe de l'épée, vous niez l'injure que vous m'avez faite? Je croyais que MM. les huguenots n'entendaient rien à mentir...—Mentir! interrompit le sire de Curson.

Il était devenu pâle et tremblant, à cette injure: il saisit son épée qu'on lui tendait.

—En garde, mes braves! crièrent confusément les assistants, en remplissant les verres et en portant des santés à la victoire du champion catholique.—Savereux, disait l'un, tire-lui son mauvais sang!—Savereuse, disait l'autre, taille des boutonnières à son pourpoint!

Jacques de Savereux n'était que trop bien animé à pousser son extravagante querelle aux dernières extrémités.

Les cris et les encouragements de ses amis avaient achevé de l'exalter, et en ce moment, il eût juré de bonne foi que ses griefs contre le sire de Curson devaient être lavés avec du sang: il se persuadait que celui-ci avait tenté de lui enlever une maîtresse et avait même usé de violence pour le séparer de cette femme, qu'il eût été fort en peine de nommer!

Yves de Curson, de son côté, avait fini par s'emporter malgré lui et par vouloir châtier l'antagoniste qu'on lui opposait avec des provocations et des injures réitérées; d'ailleurs, il ne pouvait croire que Jacques de Savereux eût trouvé, dans son imagination échauffée par les fumées du vin, tout un conte forgé à plaisir, au sujet de son amour pour une inconnue.

Cet amour n'avait rien d'impossible ni même d'invraisemblable, et c'était en prouver la réalité, que d'en faire le sujet d'un duel. M. de Curson se sentait donc autorisé à prendre vengeance d'une intrigue qu'on lui avait laissé ignorer et que trahissait la démarche de la dame, à cette heure avancée de la soirée.

L'esprit court si vite d'induction en induction, qu'il se félicita d'avoir par sa présence mis obstacle à un rendez-vous projeté; il s'expliqua dès lors la fureur de Savereux, et il donna aussi un motif à la sienne que les raillerie insultantes des convives avaient suffisamment excitée.

Mais son indignation et son ressentiment ne tinrent pas longtemps, à la vue des efforts comiques que faisait Jacques de Savereux pour garder son équilibre et pour ne pas s'endormir. Il se promit tout bas de ne point abuser de l'état peu belliqueux de son adversaire, et il se mit seulement sur la défensive.

—Messieurs, dit-il au moment où les épées se rencontrèrent, veillez à ce qu'il ne se blesse pas en tombant.

Cette plaisanterie provoqua les murmures des témoins et un redoublement de rage chez Jacques de Savereux qui marcha sur son ennemi avec tant de vigueur et de témérité, qu'il faillit le percer de part en part en s'enferrant lui-même.

Le sire de Curson avait eu le temps de relever l'épée qu'il voyait venir droit à sa poitrine, et le coup, ne portant que dans le haut du bras, pénétra au travers des chairs sans atteindre l'os ni l'artère.

Il en résulta une large déchirure d'où le sang jaillit jusqu'au visage de Savereux, qui lâcha son épée par un mouvement d'horreur, et se rejeta tout épouvanté dans les bras de ses amis.

Aucun ne se hâta d'aller au secours du blessé qui arrêtait son sang avec sa main et qui était moins ému que l'auteur même de sa blessure.

—Ah! monsieur de Curson! s'écria Savereux, dont les remords s'étaient vaguement éveillés au milieu de son ivresse.—Il n'en mourra pas vraiment, ce païen de huguenot! grommela un des instigateurs de ce fatal combat.—Vous tenez-vous pour satisfait et content, monsieur de Savereux? demanda un autre, moins acharné contre les protestants.—Pardonnez-moi, monsieur de Curson! dit Jacques de Savereux.

Réunissant ses forces pour se remettre sur pied, il s'approcha du blessé et l'embrassa coup sur coup, en se cramponnant à lui.

—N'ayez pas regret de ce que vous avez fait, monsieur, répondit sans amertume le gentilhomme breton. Je vous rendrai peut-être un jour la pareille, et nous serons partant quittes et bons amis.—Votre sang coule, mon pauvre monsieur de Curson!... Je m'en vais querir un chirurgien...—J'aurais plus tôt fait d'y aller moi-même. Je retourne justement rue de Béthisy, chez monsieur l'amiral, auprès duquel maître Ambroise Paré doit passer la nuit; il me pansera cette égratignure et je n'en dormirai pas plus mal.—Je m'en vais bander votre plaie, dit Savereux.

Il avait préparé son mouchoir en guise d'appareil, et il le noua autour du bras d'Yves pour comprimer l'hémorragie.

—Vive Dieu! je voudrais avoir cette même blessure dans le ventre! Ne me pardonnez-vous pas?—Je vous pardonne de grand cœur, et foin de la rancune. Mais est-il vrai que ce soit votre dame?—Ma dame! oh! que non pas, puisque c'est la vôtre, j'imagine? Si elle était mienne, je n'aimerais plus le jeu ni le vin.—C'est vous, mon compère, qui avez follement interrompu notre jeu.—C'est vous plutôt, en attirant ici cette belle dame qui est cause de tout le mal.—Le mal n'est pas grand, et je ne sens plus ma blessure, à ce point que je jouerais encore volontiers...—Jouer! oh! cela ne se peut: il faut que je vous mène à maître Ambroise Paré.—Assurément, mais le cas n'est pas urgent, et nous pouvons faire ici quelques jets de dés.—Soit fait à votre plaisir, et Dieu vous donne meilleure chance!

Ce fut Yves de Curson qui aida Savereux à s'asseoir devant la table, et qui lui présenta les dés que sa main maladroite cherchait à tâtons sur le tapis.

—Jouons plus gros jeu! dit M. de Curson.—Je joue en un seul coup de dés tout ce que j'ai gagné ce soir. Douze!—Quatre! A vous les dés! Comptez combien je vous dois et doublons le jeu.—Vous avez perdu tout à l'heure mille écus d'or; comptez vous-même.—Ce n'est rien que cela; je jouerai cette fois trois mille écus...—Trois mille écus! je ne les ai pas, ne vous déplaise, et si je les perdais...—Bon! n'avez-vous pas votre parole comme j'ai la mienne? Trois mille écus sur ces dés: onze!—Et moi, douze! En vérité, j'ai honte de ce bonheur obstiné et ne veux plus de votre argent.—Je serais un bien méchant joueur, si je me décourageais déjà. Cinq mille écus, cette fois!—Cinq mille écus, monsieur mon ami! Voulez-vous pas que je les vole à Dieu ou au diable? Et votre blessure?—Je n'y prends pas garde; vous l'avez merveilleusement pansée, et votre mouchoir vaut, ce semble, tout un appareil de chirurgie... Nous jouons à ce coup cinq mille écus... Ne vous endormez pas, monsieur de Savereux?—Non, que je meure! je boirai tant seulement ce qui reste dans la bouteille... Çà, qu'avient-il des cinq mille écus?—Vous les avez gagnés comme les autres. Merci de moi! j'ai la main un peu bien malheureuse!

Les convives, remarquant la bonne intelligence qui s'était établie entre les deux champions pour l'un desquels ils avaient pris ouvertement parti, se retirèrent dans la pièce voisine et se consultèrent entre eux sur les moyens d'abaisser l'orgueil de ce huguenot: ils avaient tous bu de manière à n'être pas plus maîtres de leurs paroles que de leurs actions.

Le capitaine de Losse n'était pas là pour faire respecter son hôte, et les sentiments haineux, que le capitaine Salaboz avait manifestés énergiquement contre tout ce qui appartenait à la religion réformée, existaient de longue date dans le cœur de tous les catholiques.

On vint à parler des derniers événements, du mariage du roi de Navarre avec Marguerite de Valois, de l'attentat de Maurevert sur la personne de Coligny, de la retraite des Guise exilés de la cour, des complots secrets du parti protestant contre le roi et le royaume.

Le vin, qu'on versait encore à pleins verres, échauffa de plus en plus les esprits, et l'on forma le projet de chasser ignominieusement Yves de Curson, de le maltraiter même, s'il osait faire résistance et tenir tête aux agresseurs.

Ce projet accepté aussitôt que proposé, ils firent irruption dans la salle où les deux joueurs étaient aux prises.

Yves de Curson avait perdu sur parole soixante-dix mille écus d'or.

—Il pue le huguenot! dit un des plus ivres et des plus fanatiques de la bande.—Monsieur le huguenot, vous êtes prié de vider les lieux tout à l'heure! ajouta le meneur de ce complot.—Si vous ne sortez bientôt par la porte, ajouta un autre, vous courrez risque de sortir par la fenêtre!—Rappelez-vous que ce fut de la maison voisine, dit un quatrième, que M. de Maurevert, digne et honnête gentilhomme catholique, adressa une balle d'arquebuse à ce vilain damné d'amiral!—Qu'est-ce? s'écria le sire de Curson, se levant indigné et mettant l'épée à la main.—Quels sont ces mécréants? s'écria Jacques de Savereux, se rangeant du côté du calviniste et tirant aussi son épée.—Messieurs, si quelqu'un d'entre vous a lieu de se plaindre de moi, je l'attendrai demain dans les fossés du Pré-aux-Clercs.—Et ce quelqu'un voudra bien venir avec un second, car je suis, moi, le second de messire de Curson.—Eh quoi! Savereux, êtes-vous en train d'apostasier et de vous rendre calviniste? dit un des ivrognes.—Nous sommes céans seize catholiques, dit un autre: Trouvez-vous en même nombre de huguenots pour cette rencontre.—Mordieu! vous me verrez parmi ces huguenots! répondit Savereux, dont l'ivresse et le sommeil furent un moment dissipés par une noble et généreuse indignation. Venez, monsieur de Curson. Ne demeurons pas davantage dans cette caverne de bêtes fauves.—J'ai perdu contre vous soixante-dix mille écus! lui dit Yves, que cette perte avait laissé profondément triste. Vous les aurez demain, monsieur de Savereux, et puis, nous serons frères d'armes, comme je le suis déjà avec Pardaillan.—Allez, beaux soudards de Genève! cria le plus insolent des gentilshommes catholiques.—Le fin premier qui s'aventure à insulter l'hôte du capitaine de Losse, répliqua Savereux d'une voix menaçante, je lui baillerai les étrivières à coups d'épée et de dague!—A demain, messieurs de la Papimanie! ajouta Yves de Curson. Nous nous rejoindrons au Pré-aux-Clercs, à midi sonnant, et le Seigneur viendra en aide aux bons contre les méchants!

Le sire de Curson rendit à Jacques de Savereux l'or qu'il avait recueilli sur la table et lui passa autour du cou la chaîne qu'il avait ôtée du sien; ensuite, il le prit par le bras pour le soutenir et l'aider à marcher d'un pas lent et alourdi.

Ils sortirent ensemble de la maison, sans être inquiétés ni suivis.

—Frères d'armes! s'écrièrent-ils en s'embrassant, après avoir remis l'épée dans le fourreau, lorsqu'ils furent dans la rue. Oui, frères d'armes, à la vie, à la mort!—Ne vous en allez pas le chef découvert, gentils frères d'armes! leur cria-t-on d'en haut: vous pourriez gagner un rhume ou une pleurésie, bien que la nuit sera chaude!

Et on leur jeta leurs chapeaux qu'ils avaient oubliés dans la précipitation de leur sortie.

Ils les ramassèrent, en adressant des menaces aux auteurs de cet insolent adieu.

La fenêtre s'était refermée, et des éclats de rire répondaient seuls à leurs imprécations.

Ils s'éloignèrent sans s'apercevoir de l'échange involontaire qu'ils avaient fait de leurs chapeaux.

Celui de M. de Curson, avec son nœud de perles et son lacet d'or, était sur la tête de Jacques de Savereux, et le vieux feutre usé, au-devant duquel Savereux avait attaché la croix blanche, signe de ralliement des catholiques, était sur la tête du gentilhomme huguenot.

La dette de jeu (1572)

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