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III

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Table des matières

Monsieur D'Aucheron sonnait chez le notaire Vilbertin, son ami, pendant que Madame D'Aucheron visitait les boutiques de nouveautés.

--Le notaire est-il chez lui? demanda-t-il au clerc qui vint ouvrir.

Le clerc n'avait pas encore répondu qu'une voix caverneuse s'écria:

--Entre, mon vieux, j'y suis en corps et en âme en corps surtout, car mon âme, je ne sais pas au juste où elle loge.

Le visiteur entra. Une poignée de main fut échangée.

Les deux amis qui se trouvaient réunis ne se ressemblaient guère, si ce n'est par l'âge. L'un et l'autre, toutes voiles au vent, voguaient vers la pleine mer, mais ne faisaient que de laisser les rivages de la jeunesse. En langage ordinaire, l'un et l'autre ne dépassaient guère trente à trente cinq ans. D'Aucheron, quant au physique, était demeuré dans les limites du bons sens, le notaire prenait des envergures de ballon. Le premier était assez grand, le second, trop court, roulait plutôt qu'il ne marchait. D'Aucheron cultivait l'ambition, prétendait mener de pair plusieurs besognes, se prodiguait, faisait l'important, posait; le notaire remplaçait toutes ces misères par une seule: l'avarice. Depuis plusieurs années il vivait dans l'isolement. Son étude était comme une toile d'araignée. Il se tenait tapi dans le fond, attendant l'imprudente victime. Il prêtait à la petite semaine et à la grosse rente. Sa charité était une roue d'engrenage d'où l'on sortait parfaitement broyé. Il s'était marié pour avoir de l'argent. Sa femme eut la chance de mourir avant de le connaître. Elle s'endormit en paix après quelques mois d'illusions. Le beau père avait fait la sottise de la précéder dans un monde que l'on est convenu d'appeler meilleur. A son lit de mort il manda son gendre et lui parla longuement. Que lui dit-il? Rien de bien agréable à coup sûr, car ce brave gendre fit une grimace significative et donna pendant longtemps libre cours à sa mauvaise humeur. Vilbertin cultivait une autre passion bien inoffensive, en apparence du moins: la passion de la chasse. Je me trompe, il ne la cultivait pas, il la réprimait à cause du plomb perdu et de la poudre qu'il ne fallait pas jeter aux moineaux. Pourtant, une fois l'an, elle se réveillait si vive qu'il ne résistait plus; une fois l'an, toujours à la même époque, à l'époque des vents glacés et des neiges éclatantes, à l'époque des grands caribous fauves.

--Eh bien! dit-il à l'ami qui entrait, comment vont les affaires.

--A merveille.

--Vas-tu avoir une section du chemin de fer à construire?

--Je l'espère. Plusieurs ministres m'ont promis d'assister à mon bal. Or, tu le comprends, c'est dans les soirées, au souper, quand le vin coule abondamment et que les femmes se montrent aimables, que les grandes questions se traitent le mieux et que les travaux les plus considérables trouvent des hommes d'énergie pour les entreprendre. La reconnaissance de l'estomac, mon cher, c'est la plus vive... et la plus durable. C'est ma femme qui a conçu cette idée de bal.

--C'est ta femme qui a!... tiens! il me semblait que... mais enfin. Ta femme elle est diplomate comme Bismark.

--Quand une femme se mêle de la politique, ou de ses annexes, elle peut enfoncer les plus retors.

--Elles ont des moyens que nous ne possédons point.

--Les femmes mènent le monde, mon cher. Nous allons où elles veulent, nous faisons ce qu'elles désirent, et, du fond de leurs boudoirs, elles rient bien de nos prétentions et de notre vanité.

--Moi, dans ce cas, je ne fais plus partie du monde, car j'ignore entièrement le pouvoir occulte de la femme.

--Puisses-tu toujours y échapper! Défie-toi, cependant, car il suffit d'un regard pour éveiller le coeur le plus endormi. Tiens! moi... Mais je ne suis pas venu pour soutenir une thèse, comme un docteur, ou m'épancher comme un amoureux. J'ai besoin de quelques dollars, une centaine tout au plus, pour terminer les apprêts de ma fête. Elle va être éblouissante, ma fête. Il faut qu'on en parle longtemps. Plusieurs journalistes y sont conviés. Les principaux. Les journalistes, voilà des gens qui ont du flair. Il y en a qui sont de force à faire lever la perdrix où il n'y a que des merles, et à mettre en fuite, par leurs aboiements, le gibier du carnier.

Le notaire ne l'écoutait plus, il calculait.

--Cent piastres pour terminer, diable! le commencement a dû être joli. Et si tu allais manquer ta section? Si ces messieurs avaient la digestion pénible et l'estomac ingrat?

--J'ai une autre corde à mon arc, une bonne, celle-là.

--Montre vite cette corde suprême qui... t'attend.

--Je marie ma fille adoptive. Elle a fait tourner la tête à notre jeune ministre.

--D'Aucheron, mon ami, je te souhaite du succès.

--Et tu me prêtes de l'argent?

--Et je te prête de l'argent; mais signe-moi un bon reçu. Entre amis, tu sais, il faut savoir s'obliger.

Le père Duplessis nous honorera probablement de sa présence demain soir, reprit D'Aucheron, souriant un peu méchamment.

--Duplessis? Il va nous parler de ses pauvres. Il collectionne des veuves et des orphelins. Je suppose qu'il nous passera le chapeau pour qu'on y jette l'obole de la charité. Enfin, tu es bien libre d'avoir qui te plaît.

--De la politique, mon bon, de la politique. Ce vieux pédagogue est populaire en diable dans son quartier. Les pauvres l'adorent. Ils lui brûleraient de l'encens sous le nez. Les élections ne sont pas loin et le jeune ministre qui est mon intime, tu sais....

--Par ta femme.

--Vilbertin!

--Oui, c'est par ta femme que je le sais.

--A la bonne heure. Eh bien! le jeune ministre m'a demandé mon appui. Il connaît mes ressources. J'ai tout de suite pensé à Duplessis. C'est l'homme. Cela va le flatter de se trouver en contact avec les sommités de notre monde. Il va voir comme sont joyeux, aimables et bons garçons, dans nos salons, ces hommes que l'amour du devoir et le dévouement à la chose publique rendent si chères et si redoutables dans leurs bureaux. Tu vois l'enchaînement? Ma femme prend Duplessis, car c'est elle qui a conçu cette idée.

--Diable! encore! elle....

Il n'eut, pas le temps de finir sa remarque. D'Aucheron continua:

A chacun le sien. Duplessis prend le ministre et le soigne comme ses pauvres; le ministre prend son mandat, grâce au dévouement de Duplessis, et moi j'attrape ma section de chemin, par le ministre, et toi tu partages avec ton ami la poule aux oeufs d'or.

--C'est bien agencé. Mais ta femme, quelle influence exerce-t-elle sur ce vieil instituteur pour le forcer à venir à ta soirée, lui qui ne va jamais dans le monde?

--Un chaînon que j'ai oublié. C'est par ma fille adoptive. Léontine connaît madame Duplessis et elles se rencontrent souvent dans les galetas de l'indigence et chez les Dames de la Charité.

--Voilà précisément ce qui fait que madame Duplessis ne viendra pas au bal.

Léontine a dû lui écrire un mot. Je ne sais quoi par exemple; elle n'a pas voulu nous le dire. Mais elle lui aura fait croire sans doute qu'il y allait de l'intérêt de ses besoigneux. C'est une fine mouche que cette Léontine, et fût-t-elle ma propre fille, je ne l'aimerais pas davantage.

--Si j'avais ma bonne petite femme moi, observa en poussant un profond soupir, le dodu notaire, je l'aimerais bien aussi ce me semble, et je ne serais pas seul aujourd'hui! J'aurais un peu de gaieté dans ma maison; je me reposerais mieux de mes soucis. Cela est si gai une jeune femme de vingt ans dans une chambrette fraîche. C'est l'oiseau qui gazouille dans sa cage. C'est...

--Tiens! tiens! voilà que tu fais du sentiment. Je ne te connaissais pas ce côté sensible.

--Parce que l'on se donne sérieusement aux affaires, il n'en faut pas conclure que le coeur est complètement desséché. Si je te disais tout, vraiment tu serais étonné.

--Tu me diras tout et tu m'étonneras... si tu peux, mais pas aujourd'hui. J'ai à dépenser les cent dollars que tu m'avances avec tant de bonté... et de prudence, puis j'irai me reposer un instant chez moi. Il faudra que je rencontre ensuite la députation indienne de Bécancour. Les ministres m'ont prié de leur préparer les voies. Il n'est pas toujours aisé d'arriver promptement à une entente avec ses farceurs-là.

--Je parle des indiens de Bécancour. Il est bon de les endoctriner un peu.

--Que veulent-ils?

--Des réserves, des réserves, et encore des réserves.

Là-dessus D'Aucheron sortit.


L'affaire Sougraine

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