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LES DEUX FUGITIFS
ОглавлениеIl y a vingt ans les chemins de fer ne sillonnaient pas, comme aujourd'hui, les immenses prairies de l'ouest, et les voyageurs traversaient, à cheval ou à pied, la zone étonnante qui se déroule des bords du Mississipi aux montagnes rocheuses. Tantôt, dans la glauque prairie sans bornes, une caravane passait comme un tourbillon et s'estompait sur l'horizon, comme le bronze d'un bas-relief sur la corniche d'un temple; tantôt un chasseur, débarrassé du joug qu'impose la société des hommes, cheminait seul, au hasard, buvant à la fontaine et dormant sur le foin vert, à la merci du ciel, avec les fauves et les oiseaux.
Les blancs sortaient de leurs villages et les indiens sortaient de leurs montagnes, pour venir dans ces plaines chasser le buffle roux, et quelque fois des combats singuliers, plus souvent des engagements terribles, entre les bandes jalouses, arrosaient de sang le sol encore vierge.
Nul écho ne répétait les clameurs des combattants, les éclats des mousquets, les plaintes des vaincus, les chants des vainqueurs. Tous les bruits s'éteignaient dans l'air morne; la solitude gardait ses secrets. Cependant le trappeur qui collait son oreille au gazon, pour interroger le désert, entendait d'étranges murmures, et des tas d'ossements blanchis proclamaient, en ces lieux comme ailleurs, la malice des hommes.
Un jour du mois de juillet de l'année 18--, un indien s'en allait à travers la prairie, le fusil sur l'épaule, le regard fixé sur la chaîne des montagnes rocheuses dont les pics s'enfonçaient comme une dentelure noire dans la lumière du ciel. Une jeune fille le suivait. Elle marchait avec peine et se laissait distancer souvent. Il l'attendait de moment en moment, sans murmurer, mais sans lui dire ces paroles d'encouragement qui font tant de bien à l'âme.
De temps en temps la jeune fille pleurait et, du revers de sa main, elle essuyait les larmes du chagrin qui se mêlaient aux sueurs de la fatigue.
Elle pouvait être l'enfant de cet homme qu'elle accompagnait, mais la blancheur de son teint, l'éclat de son oeil bleu, la régularité de ses traits, disaient qu'elle n'était pas indienne. D'où venait-elle et pourquoi si jeune et tout étrangère aux coutumes et au langage de l'habitant des bois, avait-elle laissé sa famille et son village pour suivre les pas de ce chasseur? Il n'était point beau. Son visage plat et sans barbe, sa bouche largement fendue, sa peau cuivrée, ses cheveux rudes qui tombaient en mèches inégales, n'en pouvaient faire un séducteur bien redoutable. Avait-il, par force ou par ruse, ravi cette fille à ses parents? Avait-elle volontairement déserté le toit paternel pour vivre la licencieuse existence sauvage? Il était bien coupable ou elle était bien perverse.
Le soleil semblait toucher déjà l'une des cimes éloignées, et lui faire un nimbe d'or. Ses reflets moins chauds glissaient obliquement sur les flots de verdure qu'agitait le souffle du soir. La prairie rayonnait comme une mer profonde où n'apparaît aucune voile. Pas un bruit, pas un chant, pas une plainte, sauf le frémissement léger des tiges de foin sec qui s'emmêlaient dans leur bercement.
Les deux voyageurs s'arrêtèrent au bord d'une fontaine, allumèrent du feu avec l'herbe aride et firent rôtir une tranche de bison, mets délicieux de ces sauvages endroits.
--Les montagnes n'approchent pas vite, commença l'indien, et si tu ne marches plus, va, le soleil se lèvera deux fois sur la prairie avant qu'on dorme sous les grands arbres.
--Je suis épuisée, répondit sa compagne.
--Il faut accoutumer tes pieds aux longues marches, Elmire, car l'homme de la forêt ne s'arrête guère. Et puis l'on a bien fait de mettre un long espace entre le Saint-Laurent et nous. On informe, on fait des recherches là-bas peut-être.
--Le souvenir de ta femme me poursuit sans cesse comme un remords, Sougraine. Tu n'aurais pas dû l'abandonner, cette malheureuse, par le temps qu'il faisait, seule, sur la grève de St. Jean. Elle ne serait peut-être pas morte.
--Elle voulait mourir; tu sais, elle le disait; seulement, va! l'indien ne se pardonnera jamais l'imprudence qu'il a faite en laissant au cadavre la corde qui lui servait de ceinture.
Elmire--c'était le nom de cette jeune personne--pencha la tête sur sa poitrine et resta longtemps absorbée dans un rêve douloureux.
Les dernières lueurs du jour s'éteignirent peu à peu, les ombres s'étendirent comme des voiles de deuil sur les champs infinis et le sommeil vint fermer les yeux des fugitifs.
Au milieu de la nuit ils furent éveillés par un bruit semblable au grondement du tonnerre. C'était le feu qui dévorait la prairie. Le vent soufflait et les torrents de flamme, roulant comme des vagues en fureur, se précipitaient vers eux. Des tourbillons d'aigrettes ardentes, formées des grappes de foin, s'élançaient de tous côtés, et la rafale les semait pour allumer de nouveaux incendies.
Le torrent poussait plus vite ses deux extrémités comme pour former un cercle implacable autour des malheureux. La clameur, sourde d'abord, devenait éclatante, le sol tremblait, l'air était brûlant et des panaches de fumée noire montaient vers le ciel.
L'indien et sa compagne, pris de terreur, se mirent à fuir devant le fléau.
De temps en temps ils tournaient la tête pour voir si le danger grandissait. La peur leur donna d'abord de nouvelles forces. Bientôt, cependant, ils s'aperçurent qu'ils faiblissaient et que leurs pieds perdaient de l'agilité. Leur poitrine haletante ne suffisait plus à aspirer l'air chaud qui les enveloppait, leurs mains se crispaient comme pour saisir un appui, leur gorge râlait, leurs paupières cuisantes et rougies s'ouvraient sinistrement. Ils couraient toujours et trébuchaient dans les sinuosités du terrain. Le feu courait plus vite. L'indien, espérant d'abord se sauver avec sa compagne, n'avait pas voulu l'abandonner; mais à cette heure que le danger était grand, il songeait à se sauver seul et la laissait en arrière. En vain, d'instant en instant, elle lui jetait un cri désespéré, il ne l'entendait plus; il ne voulait plus l'entendre. La crainte de la mort tuait son amour.
Elmire retourna la tête une dernière fois et comprit que le salut était impossible. L'océan de flamme lui jetait déjà ses bouffées ardentes. Elle eut une pensée pour sa mère lâchement abandonnée, pour son humble village si calme et si heureux, puis elle s'affaissa.
Dans une gorge tortueuse et profonde des montagnes rocheuses, une petite troupe de voyageurs canadiens cheminait avec précaution. Elle venait de la Californie. La soif de l'or l'avait attirée dans cette région lointaine, le besoin de revoir les rives natales la ramenait au bords du Saint Laurent. Elle avait bravé mille dangers pour atteindre les mines célèbres où s'est précipité le monde des travailleurs aventureux, elle en bravait mille autres pour retrouver les joies de la famille et les charmes indéfinissables de la patrie.
Parmi les gens qui composaient cette troupe se trouvaient Léon Houde, Ovide Beaudet et Casimir Pérusse, de Lotbinière. Houde, marié et père de famille, les autres, garçons. Tous étaient durs à la fatigue, gais compagnons et bons amis.
La troupe allait bientôt sortir de l'âpre chemin qu'elle avait heureusement suivi à travers les montagnes. Une dernière nuit dans les ravins, à l'abri des rochers, et la partie la plus redoutable de l'immense route serait traversée. On entrerait dans la prairie. Les sioux, ces terribles indiens de l'Ouest, n'avait pas découvert la marche des blancs et nul combat ne s'était engagé.
A l'approche du soir, la tente fut dressée au pied d'une muraille de roches coupée en zigzag par un filet d'eau, et les voyageurs se couchèrent sur un lit de feuilles. Ils s'endormirent tour à tour de ce bon sommeil qu'apporte la fatigue, et leur esprit s'envola, sur l'aile capricieuse de l'imagination, vers les régions qu'ils avaient quittées, vers les plages qu'ils allaient revoir.
Une sentinelle veillait à la porte de la tente, pour donner l'alarme au moindre bruit inusité. Il ne fallait pas s'endormir dans une confiance funeste et perdre, au dernier moment, le fruit d'une longue prudence.
On se relèverait d'heure en heure, car il n'eût pas été juste qu'un même homme veillât toute la nuit. Le premier désigné par le sort vint s'adosser à un arbre, le revolver au poing, l'oreille attentive, puis, une heure écoulée, il céda sa place et s'en alla dormir.
Il était minuit. Casimir Pérusse sortit de la tente et se mit en faction à quelques pas, au bord du torrent. La nuit était très noire, surtout au fond de cet abîme on reposaient les voyageurs canadiens. Un silence presque lugubre régnait partout et le torrent lui-même, trouvant en cet endroit un lit de sable, se taisait. On n'entendait que la source voisine qui murmurait en descendant du rocher où elle s'était creusé un lit capricieux.
Pérusse tira son briquet et fit sortir le feu de la pierre. Le tondre en brûlant répandit une odeur agréable. Quand il eut fumé quelque temps il secoua les cendres de sa pipe sur des feuilles sèches, à ses pieds, et une flamme légère se mit à vaciller gaiement.
Il prenait plaisir à regarder le rayonnement du feu sur les angles des rochers et sur les feuilles des arbres. Une douce mélancolie enivrait son âme. Il songeait à sa mère qui l'attendait en priant, à son père qui recevrait une bonne poignée d'or, aux amis d'enfance qu'il étonnerait par ses récits merveilleux. Et la flamme grandissait, et son pétillement devenait vif. Une voûte noire, dont l'oeil ne pouvait percer la masse ténébreuse, pesait de plus en plus sur la ravine.
Pérusse ne voyait rien à cause de l'éclat de la flamme qui l'éblouissait. L'imprudent, s'il eut pu voir, il aurait aperçu, de l'autre côté du ruisseau, quelques ombres menaçantes qui se glissaient sans bruit et s'approchaient toujours. Il achevait sa faction et se disposait à éteindre, avant de se retirer, le feu qu'il avait allumé, quand, soudain, des sifflements aigus traversèrent les ombres. Il poussa une clameur et vint tomber à la porte de la tente, le corps percé de flèches empoisonnées.
Les canadiens, tirés violemment de leur sommeil, s'élancèrent dehors, la rage au coeur et décidés à vendre cher leur vie. Un silence profond s'étendait de nouveau sous les bois. Ce calme effrayant les épouvantait plus que les cris et les menaces. Ils ne savaient pas où se cachait leur traître ennemi et ne pouvaient ni l'attaquer ni s'en défendre. Horrible position! Se sentir capable de lutter et ne pouvoir détourner le bras qui nous menace! attendre le coup fatal et comprendre l'impossibilité de l'éviter!
Quelques heures se passèrent dans cette cruelle angoisse. Un sombre désespoir s'emparait des voyageurs, car ils savaient bien que les sioux ne s'étaient pas éloignés et que s'ils ne se montraient point, c'était à dessein, pour atteindre leur but sans courir de dangers. On devait s'attendre à des attaques réitérées, à des surprises fréquentes. On tomberait probablement tour à tour, comme ce pauvre Pérusse, dans la solitude sauvage, loin du cimetière béni de la paroisse....
Il fallait cependant se mettre en route; on ne pouvait indéfiniment demeurer là. Et qui sait? quelques uns échapperaient, peut-être, et pourraient aller raconter au pays le triste destin des autres.
Alors, sur la terre imprégnée du sang de leur compagnon, ils tombèrent à genoux et leur voix tremblante et pleine de larmes implora la protection de Marie, la consolatrice des affligés.
Au même instant, dans la lueur mourante du feu, il virent apparaître un homme. Il était grand, jeune, et de toute sa personne se dégageait un mélange charmant de douceur et de dignité. Ses cheveux tombaient en boucles noires sur son cou, sa lèvre était garnie d'une fine moustache et son menton, d'une barbiche. Il n'avait point la peau jaune des indiens; cependant il était basané. Son regard n'était pas oblique et fuyant comme le regard du sioux, mais ferme et droit. Il portait un poignard à sa ceinture.
Dès qu'il parut plusieurs revolvers se braquèrent sur lui.
--Arrêtez! fit-il, en levant la main, arrêtez! J'appartiens à la tribu sanguinaire qui vient de tuer l'un de vos amis, mais je réprouve son action. Je suis chrétien.
A ces paroles une grande joie remplit l'âme des voyageurs.
--Vous nous sauverez! s'écrièrent-ils... n'est-ce pas? vous nous sauverez.
--Silence! murmura l'étranger; j'essaierai de vous sauver, mais qui sait ce qu'il m'en coûtera. Vous êtes enfermés ici. Des guerriers sont partout qui vous guettent pour vous égorger et vous piller. Je ne connais qu'un chemin, c'est celui-ci.
Il montrait le roc à pic comme une muraille.
--Impossible d'escalader ce rocher, reprirent les canadiens au désespoir.
--Venez, dit-il.
Il les conduisit à quelques pas, et, dans l'obscurité il saisit une corde qui tombait du sommet abrupt. Il reprit:
--Suivez-moi, ne craignez rien. Je l'ai solidement attachée, cette corde; elle ne vous laissera pas tomber. Quand vous serez en haut, vous trouverez un guide; vous n'aurez qu'à fuir.
Les voyageurs, tout exaltés par la pensée du salut, pressèrent les mains loyales du guerrier et le suivirent.
La corde était un lasso qui descendait par les méandres de la source, et la source semblait faire tout le tapage possible afin d'étouffer le frôlement des pieds et des mains contre les parois sonores. L'étranger disait:
--Vous emmènerez avec vous une jeune fille de votre pays qui se trouve dans mon wigwam depuis quelques jours, et vous la rendrez à ses parents. Elle est en ce moment sur le rocher avec ma femme. Ce sera ma femme qui vous conduira. Elle veut s'en retourner au bord de la mer d'où vient le soleil, car c'est là qu'habite sa vieille mère. Elle a une enfant, une petite fille de six mois qu'elle porte dans sa nagane, sur son dos. Vous prendrez soin de l'une et de l'autre; vous défendrez la mère et l'enfant si elles ont besoin d'être défendues. Moi, j'irai vous rejoindre dans la prairie aussitôt que les sioux auront oublié le mécompte que je leur prépare en ce moment. Si je partais avec vous ils me soupçonneraient. A leurs yeux la sainte action que je fais est un crime.
L'un des voyageurs s'avança, c'était Léon Houde.
--Je jure, dit-il, de protéger ta femme et ton enfant, et, s'il le faut, je me ferai tuer pour les sauver.
--Merci, fit l'indien. Et il continua:
--Ne soyez pas surpris de me voir vous parler comme je le fais. Je vous l'ai dit, je suis chrétien. Le sang indien n'est pas le seul qui coule dans mes veines; il est mêlé au sang espagnol. Ma mère venait de l'Espagne. Elle m'a bien aimé, ma mère, et je lui garde un culte sacré. Je n'ai pas vu le jour dans ces lieux sauvages; je suis né dans le beau pays du Texas. J'aime votre belle langue. Je connais votre fleuve sans pareil, le grand St. Laurent. J'ai vu Québec sur son rocher et Montréal au pied des grands rapides. J'irai vivre encore au milieu de vous, car les coutumes barbares de mes frères indiens me font mal, et je travaille vainement à adoucir le caractère de ces hommes aveugles; ils ne veulent point écouter mes conseils. Mais, hâtons-nous! Du courage et de la prudence.
Le sauvage et la jeune canadienne qui fuyaient devant les vagues brûlantes de la prairie, n'avaient pas remarqué, dans leur terreur, un chasseur qui venait au galop de son coursier.
C'était une lutte formidable entre ce chasseur et le fléau. Celui-ci, dans sa fureur inconsciente semblait vouloir dévorer le couple malheureux; celui-là, dans son héroïsme voulait les sauver. Tous les deux s'approchaient dans une course vertigineuse. Le cavalier éperonnait son cheval, le vent poussait la flamme. Le cheval écumait et ses naseaux étaient bruyants comme les soufflets d'une forge; la flamme roulait comme une trombe et jetait un mugissement effroyable. On se fût demandé quelle folie poussait cet homme vers l'implacable brasier. La folie de la charité.
Il passa comme un trait à côté de Sougraine et vint s'arrêter auprès de la jeune fille évanouie sur l'herbe. Il sauta de cheval, enleva l'infortunée d'un bras vigoureux, la mit en croupe et reprit sa course. Cette fois, il fuyait l'incendie.
Alors Sougraine se jeta à genoux en levant les deux mains comme pour l'implorer. Le chasseur le fit monter près de lui, en arrière, et dirigea sa monture rapide vers une gorge des montagnes, dans l'éloignement.
Les sioux qui le virent entrer dans le campement se moquèrent de lui, disant que les guerriers, ses pères, quand ils revenaient de la prairie n'emportaient des blancs que la chevelure.
--Vous oubliez, répondit le chasseur, que ma mère appartenait à cette race blanche que vous haïssez: vous oubliez que ma religion m'oblige à faire du bien à tous les hommes.
En parlant ainsi il regardait ses compagnons d'un oeil ferme, et sa voix vibrait, comme l'acier de son poignard. L'un des sioux, le plus vieux, lui répliqua cependant:
--Si la Longue chevelure--c'était le nom sauvage du jeune chasseur. Chez les blancs on l'appelait Leroyer--Si la Longue chevelure a peur du sang que ses aïeux comme les nôtres aimaient à boire dans le crâne de l'ennemi; si la Longue chevelure déteste nos coutumes anciennes et le culte de nos Manitous; si la Longue chevelure aime la vie paresseuse et les lâches habitudes des Visages pâles, il peut s'éloigner de notre vaillante tribu, et retourner aux lieux d'où il vient. Nous l'avons jadis accueilli avec joie, nous le verrons s'éloigner sans regrets.
C'était le chef qui parlait ainsi. L'irriter n'eût pas été prudent. La tribu l'entourait de respect et tous les guerriers obéissaient à sa parole. La Longue chevelure ne fit qu'ajouter:
--Vous connaissez mal les Visages pâles, car vous ne les jugeriez pas aussi sévèrement, et, loin de les tuer comme des chiens, quand vous les surprenez, vous leur presseriez la main comme à des frères.
--Des frères qui nous traquent comme des bêtes fauves, répondit le vieillard, qui nous poussent sans cesse au fond des bois, s'emparent de nos forêts, de nos montagnes, et nous laissent mourir de faim sur nos rochers.
Leroyer entra dans son wigwam, et quand les fugitifs furent remis de leurs fatigues et de leur terreur il les interrogea.
--Cette jeune personne est-elle ta femme? demanda-t-il à l'Abénaqui.
--Oui, elle est ma femme, répondit Sougraine.
--Elle est bien jeune.
--Oui, c'est vrai, mais elle est ma femme.
--D'où venez-vous? où vous êtes-vous mariés?
--On vient du Canada, de Notre-Dame-des-Anges, une paroisse sur la rivière Batiscan, au nord du grand fleuve. On s'est marié à St. Jean Deschaillons, au sud. C'est là que ma femme est morte.
--Ah! tu as perdu une première femme? Et quand cela?
--A la dernière chute des feuilles....
--Tes parents, dit-il à la jeune fille, ont-ils consenti à ton mariage, et savent-ils où te conduit ton mari?
La jeune fille baissa la tête et ne répondit point.
--Si tu me trompes, reprit Leroyer s'adressant à Sougraine, tu t'en repentiras. Je veux savoir la vérité et j'ai droit de la savoir, moi qui viens de vous sauver la vie à tous deux.
L'Abénaqui hésita un moment, puis faisant un effort.
--Oui, c'est vrai, tu nous as sauvé la vie; tu es bon et tu auras pitié de nous encore. Je te parlerai la vérité. On n'est pas marié, mais on le sera dès qu'il sera possible de trouver un missionnaire.
--Sougraine, ordonna la Longue chevelure, et sa parole était solennelle, cette jeune fille sera comme ta soeur, désormais.
L'Abénaqui s'inclina.
Elmire dit, baissant les yeux et rougissant de honte:
--Je ne suis plus une soeur pour lui. Il me doit protection.
--Il passe de temps à autres des caravanes de Visages pâles qui se dirigent du côté du soleil levant, continua la Longue chevelure, parlant à la jeune fille, tu suivras l'une de ces caravanes et tu retourneras dans la maison de ton père. Ma femme, qui souffre au milieu de notre tribu, veut s'en aller avec son enfant dans le beau pays d'où elle vient. Vous voyagerez ensemble. Je vous rejoindrai si quelque raison m'empêche de partir avec vous.
L'occasion attendue ne tarda guère.
Les voyageurs qui revenaient de la Californie s'étaient depuis longtemps engagés dans les gorges où nous les avons vus et s'approchaient de la retraite des sioux. Ils venaient d'être trahis par la clarté du feu allumé sous les bois, et Pérusse se tordait sur le sol dans une terrible agonie.
Les sioux qui avaient surpris le camp des voyageurs n'étaient pas nombreux; ils n'osèrent point exposer leur vie inutilement. Ils savaient que tous les guerriers de la tribu seraient contents de prendre part à un combat. Au reste, les dernières lueurs du feu vacillaient sous les rameaux et bientôt l'on ne se verrait plus; il valait mieux attendre le jour. Les Blancs ne bougeraient point dans ces ténèbres épaisses et, dès le matin, quand ils voudraient s'échapper, un cercle de vaillants ennemis les étreindrait mortellement.
Le chef fut aussitôt averti de ce qui venait de se passer. Il tint conseil pendant la nuit, et, comme l'avaient prévu les assassins de Pérusse, l'extermination de la bande étrangère fut décidée. C'est alors que la Longue chevelure voulut, au risque de sa propre vie, délivrer les malheureux voyageurs, et qu'il vint les trouver en secret, se glissant au moyen d'un lasso, par le chemin difficile que l'on sait, afin d'éviter la rencontre de ses frères les sioux.
Les canadiens escaladèrent le rocher. La femme de la Longue chevelure les attendait.
--Par ici, dit-elle.
Comme des ombres les voyageurs défilèrent, l'un après l'autre, sous les arbres noirs de la montagne. Une jeune femme les guidait. Elle portait une nagane sur son dos et, dans la nagane, une jolie petite fille qu'un ange gardien faisait sourire pour l'empêcher de pleurer; car ses cris n'auraient pas manqué d'être entendus et d'éveiller les soupçons des farouches sauvages.