Читать книгу L'affaire Sougraine - Pamphile Lemay - Страница 9

I

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--On sonne, Adèle, allez donc ouvrir.

--J'y cours, monsieur.

Et la vieille servante qui répondait au nom d'Adèle, s'avança vers la porte, de ce pas tranquille et traînard d'une personne qui est toujours sûre d'arriver assez tôt. Elle revint moins vite encore, les yeux fixés avec étonnement sur une grande lettre carrée. Elle pensait:

--Il doit y en avoir long. Il a besoin de savoir lire, le professeur....

--Voici, monsieur, dit-elle, en tendant à son maître le large pli cacheté.

--Diable! fit celui-ci, une écriture de femme.

Et il lut à demi-voix:

Monsieur Antoine Duplessis,

Instituteur.

Il déchira le bout de l'enveloppe.

--Une carte! de l'imprimé, s'il vous plaît! J'aime bien cela: ça se lit vite.

Voyons, que dit-elle cette carte majestueuse?

Monsieur, madame et mademoiselle D'Aucheron prient monsieur et madame Duplessis de les honorer de leur présence, vendredi soir, le 11 janvier, à 9 heures. R. S. P.

On dansera.

--On dansera! on dansera! murmura le vieux professeur: «Bien danse pour qui la fortune chante....» Mais «Tout le monde ne s'accommode pas d'une même chaussure.» N'importe, continua-t-il, «On ne doit juger d'homme, ni de vin, sans les éprouver soir et matin

Et comme je n'ai éprouvé monsieur D'Aucheron, ni le soir ni le matin, je ne saurais le juger. Tout de même cette invitation me semble assez drôle, assez surprenante. «Il doit y avoir anguille sous roche». «On a souvent besoin de plus petit que soi.» Si j'allais être utile à M. D'Aucheron, ou, plutôt, si monsieur D'Aucheron allait m'être utile. Car le plus petit de nous deux n'est peut-être pas celui qu'on pense... Irons-nous à cette soirée? Il est un peu tard: Nous côtoyons la soixantaine... Vendredi, le onze, c'est demain, et demain j'ai des pauvres à visiter. Passer du taudis au palais la transition n'est guère naturelle. Il n'y a pas de malheureux, cependant, que ceux qui habitent des cabanes où le vent et la neige s'engouffrent. J'ai vu couler des larmes dans la demeure de l'opulence. La douleur habite un peu partout, et le bonheur vient souvent de sortir quand on frappe à sa porte....

Si je parlais de mes pauvres à madame D'Aucheron? Si je lui demandais de prendre sous sa haute protection cette bonne vieille femme que la Saint-Vincent de Paul nourrit et loge depuis quelques mois?... Une vieille qui ne veut plus porter d'autre nom que celui de la Sainte Vierge. La mère Marie!

Un bal, cela peut avoir du bon. C'est un bal; la carte ne le dit pas mais toute la ville le sait. On veut fiancer mademoiselle D'Aucheron.... Pauvre enfant!...

Pourquoi choisir le vendredi, par exemple? Pour braver la superstition, je suppose... «Tel rit vendredi, dimanche pleurera.» Monsieur D'Aucheron ne veut-il pas se faire élire député pour un comté quelconque? Il ne serait pas difficile sur le choix.... Il arrivera car il a du toupet et il donne des bals. Mais «Mesure la profondeur de l'eau avant de t'y plonger.» Les grands de notre petit monde vont se pavaner dans ses salons. Si quelques uns de nos ministres s'y trouvent je les aborde. Il faut qu'ils me promettent de donner à nos institutions de charité une subvention plus généreuse. «Qui donne aux pauvres prête à Dieu.» Ce sera de l'argent bien placé. Et personne au monde n'est plus reconnaissant que le bon Dieu. Il peut empêcher une crise ministérielle en inspirant l'esprit de soumission aux brebis rétives, et retenir au pouvoir pendant tout un parlement, au grand ébahissement du public qui n'y voit goutte, un ministère politiquement condamné. J'irai au bal, oui, j'irai.... Pourtant, je n'irai pas, non, je n'irai pas.

Tout en monologuant le brave instituteur marchait, les mains derrière le dos, dans la petite pièce qui lui servait de salle d'étude. Sa femme l'entendait bien mais s'inquiétait peu, vu qu'il avait l'habitude de se parler ainsi à lui-même. Pourtant, quand il répéta d'un ton ferme: J'irai, oui, j'irai!... Je n'irai pas!... non, je n'irai pas!... elle ne put résister à la curiosité, entr'ouvrit la porte et lui demanda où donc il se proposait d'aller et de ne pas aller. Tu me fais songer, ajouta-t-elle en riant, à.... Elle n'eut pas le temps de finir.

--Au bal, ma chère, c'est au bal que nous allons demain soir. Tiens, vois.

Il lui mit sous les yeux la carte d'invitation.

--Les D'Aucheron sont bien aimables, reprit madame Duplessis, mais je ne vais pas à leurs soirées....

--Attention, femme, «Il vaut mieux tomber de cheval que de la langue.»

--Je ne vais pas à leurs soirées, de même que je ne vais pas aux soirées des autres. Je ne vais jamais dans le monde, tu le sais bien.

--Moi non plus, ma femme, mais il pourrait se faire que j'irais demain. Les élections approchent et il y aura de la politique dans les entr'actes. J'ai des intérêts à sauvegarder. J'irais chez le diable si j'étais sûr d'y trouver le bon Dieu.

--Comme je n'ai que mon repos à sauvegarder, moi, continua madame Duplessis, je te laisserai sortir seul. Au reste, quel éclat apporterais-je à ce bal? Personne ne tient à m'y voir; pas même monsieur ni madame D'Aucheron qui me prient de les honorer de ma présence.

--Ma femme, vous avez un grain de malice aujourd'hui; remettons la partie à demain. Cependant je croyais que vous portiez intérêt à mademoiselle D'Aucheron et que vous seriez contente de saisir cette occasion de la voir.

--C'est une colombe dans un nid de merles.

--N'achève pas! n'achève pas! nous irons peut-être chanter dans ce nid de merles, demain soir.

--On sonne, Adèle, allez ouvrir, cria de nouveau le professeur.

J'y cours, Monsieur, répondit, encore l'obéissante fille, qui courait toujours et n'en allait jamais plus vite pour cela.

--Encore une lettre! fit-elle, en revenant du même pas lentement empressé, mais une lettre d'une grandeur raisonnable, cette fois.

Duplessis prit la lettre des mains de la servante:

--Toujours une écriture de femme, dit-il; des pattes de mouche. Tiens! ce n'est pas pour moi.

A Madame,

Madame Antoine Duplessis,

rue D'Aiguillon,

Québec.

--Pour moi? exclama Madame Duplessis, un peu surprise. Elle ouvrit la lettre et lut:

Ma chère Madame Duplessis,

--Un jour, nous sortions toutes deux d'une maison pauvre où gémissaient des orphelins qui vous appelaient leur mère, vous m'avez montré un jeune homme qui rentrait dans une église et vous m'avez dit: S'il y en avait plus comme celui-là le bonheur du ménage serait moins problématique. Suivons-le? vous demandai-je étourdiment; et nous allâmes nous agenouiller auprès de lui, devant l'autel. Nos regards se rencontrèrent et je ne sais quelle émotion j'éprouvai. Nous sortîmes, il priait encore. Je sentais toujours le rayon de son oeil mélancolique qui cherchait mon coeur. Nous nous revîmes, vous le savez.

Nous nous aimions déjà. C'est à vous que nous devons notre bonheur. Il sera ici, demain soir, lui, mais il y en aura un autre, un autre choisi par mes parents. Notre paix est menacée. Vont êtes de bons conseil, aidez-moi. Venez à notre soirée pour m'empêcher de faire des coups de tête... ou de coeur.

LÉONTINE D'AUCHERON.

L'Instituteur ajouta:

--Cela veut dire, premièrement, que tu protèges les amoureux; deuxièmement, qu'on aura besoin de toi, demain soir; troisièmement, que nous irons tous deux au bal pour la première fois de notre vie, vendredi le onze janvier de l'an de Notre Seigneur mil huit cent... et caetera.


L'affaire Sougraine

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