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IV

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Table des matières

Il y avait un vacarme d'enfer, le soir de ce jour-là, dans l'une des petites salles noires de l'auberge du Loup-garou, à la basse ville. La fumée flottait épaisse sous le plafond sale; l'âcre senteur du tabac vous mordait à la gorge; maintes personnes parlaient, criaient, chantaient, riaient à la fois. On ne s'entendait plus guère, on ne se comprenait plus du tout. La maîtresse de la maison risquait de temps en temps un mot de reproche, un conseil, une supplication, mais rien n'y faisait; on répondait par un redoublement de tapage.

--Il n'y a donc pas de chef parmi vous? dit-elle, à la fin.

Alors, piqué dans sa dignité, l'un des hommes se leva.

--Metsalabanlé est le chef, répondit-il gravement, et il sait bien qu'on lui obéira s'il commande.

--Metsalabanlé est le chef, affirmèrent plusieurs et les indiens respectent leur chef.

Ces bruyants hôtes étaient pour la plupart les Abénaquis de la Rivière Bécancour, auxquels M. D'Aucheron avait fait allusion chez Vilbertin. Ils venaient en effet demander au gouvernement certaines faveurs pour leur tribu dispersée. Metsalabanlé, leur chef, était un homme assez petit, pas replet du tout, plutôt maigre. Une légère moustache couvrait mal sa lèvre supérieure. Il paraissait avoir dépassé la cinquantaine, avait l'air doux, peu présomptueux. Cependant quand il affirmait ses prérogatives, il le faisait avec un accent qui indiquait de la fermeté. On l'aimait, cela paraissait évident.

Il voulut que le silence se fît, et sur le champ, l'auberge du Loup-garou rentra dans le calme.

Parmi les Abénaquis se trouvaient deux indiens étrangers. L'un, grand, bien fait, avec un front plus large que ne l'ont d'ordinaire les enfants des bois, un oeil perçant mais doux, un langage magnifique, une longue chevelure rejetée en arrière; l'autre, petit, grêle, un peu ridé, l'air inquiet, morne, soupçonneux. Le premier avait un type particulièrement remarquable, et semblait un objet d'admiration pour ses nouveaux amis. Il pouvait avoir cinquante ans, se disait moitié sioux, moitié espagnol. C'était la Longue chevelure ou Leroyer. Le second ne disait ni son âge, ni son nom, ni sa tribu. Il ressemblait aux Abénaquis, mais venait des montagnes de l'ouest. Ses compagnons le nommaient: la Langue muette. C'est lui qui se trouvait devant la vitrine de Glover, et dont madame D'Aucheron avait admiré le bon goût.

Monsieur D'Aucheron entra dans l'auberge au moment où le calme se rétablissait. Il crut qu'on se taisait par respect pour lui. Il s'annonça comme l'envoyé du gouvernement, et fut l'objet d'une vénération presque sacrée. Il se montra habile, parla beaucoup pour ne rien dire, fit espérer tout sans rien promettre, et mit le comble à sa réputation d'homme supérieur en priant les indiens de venir danser leur danse de guerre, à son bal, le lendemain, à minuit précis.

C'était une idée, mais qui ne venait pas de lui.

Sa femme, toujours poursuivie par la pensée du sauvage intelligent qui admirait les marchandises anglaises, avait trouvé cela.

Elle était ravie de son idée. Ce serait du nouveau, pensait-elle, et du rare.

Une surprise à tout renverser. Une bande de sauvages faisant irruption dans une salle éclatante, jetant leur cri de guerre et dansant leur ronde infernale sous des flots de lumières, quel succès! Ni madame de St. Flon, ni madame La mercière, ni madame Duponteau ne pourraient rien imaginer de semblable. Elles en crèveraient de dépit. Quel triomphe!

D'Aucheron dut aller le soir même rencontrer les Abénaquis. Sa femme attendait son retour avec anxiété. Quand il rentra, elle était pâle de crainte. La crainte d'un désappointement.

--Viennent-ils? demanda-t-elle d'une voix mal assurée.

--Ils m'ont presque baisé les pieds. Au temps du paganisme, je serais devenu leur idole...

--Mais vont-il venir?

--S'ils vont venir? oui, à minuit juste.

Madame D'Aucheron se frappa dans les mains, embrassa sa fille et son mari.

Léontine avait une amie, Mademoiselle Ida Villor, une douce jeune fille, son ancienne compagne de classe. Ida perdait son père alors qu'elle était encore au berceau. Sa mère, venue de la campagne pour cacher un peu sa pauvreté parmi les nombreuses misères inavouées ou inaperçues de la ville, vivait du travail de ses mains ne reculant devant aucune tâche, se levant tôt se couchant tard, trouvant chaque jour cependant quelques instants pour aller prier à l'Eglise voisine. C'est au pied des autels, à genoux dans la poussière du saint lieu, qu'elle retrempait son âme souffrante. La prière est la force des faibles. Ida la suivait toujours et s'était formée de bonne heure à cette vie pieuse de bien des jeunes filles, qui observent dans le monde les saintes pratiques du cloître. La douce intimité qui régnait entre les deux jeunes filles ne pouvait qu'être agréable à madame Villor, car Léontine montrait aussi les plus heureuses dispositions de l'esprit et du coeur. Plus gaie, plus pétulante qu'Ida, elle avait de fantastiques idées parfois, et souvent étonnait ses amies par ses singularités. L'étrange lui plaisait; elle ne faisait rien comme les autres, tout en ne faisant que d'excellentes choses. Madame D'Aucheron disait en parlant d'elle:

--Bah! ces enfants trouvés, ils sont pétris de charmes et de caprices.

Elle s'ennuyait d'être seule, madame D'Aucheron, elle s'ennuyait d'être seule et sentait le besoin de façonner un coeur et une intelligence. Elle alla donc demander un jour à l'hospice de la charité l'une de ces petites créatures qui sont semblables aux fleurs du désert, aux fleurs du désert écloses d'une larme de l'aurore et d'un rayon de soleil, aux fleurs du désert que nulle main bienfaisante n'arrose ou ne recueille. Heureusement que l'enfant se modela sur sa compagne de classe et fut plus touchée des discours admirables et de la vertu résignée de madame Villor que des sottes conversations et du caractère léger de sa mère nourricière.


L'affaire Sougraine

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