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Madame Villor demeurait au troisième et dernier étage d'une maison. Quatre petites chambres d'une exquise propreté, pleines de fleurs et de soleil, donnant sur la luxuriante vallée Saint Charles et les onduleuses Laurentides, lui composaient son logement.

C'est vers ce joli petit nid que monta mademoiselle Léontine, après qu'elle se fut séparée de madame D'Aucheron, au coin de la côte Ste Geneviève et de la rue St. Jean.

Elle trouva madame Villor et sa fille tout en pleurs. Cela la surprit beaucoup, car elle savait combien elles avaient de courage et de résignation. Elle les embrassa l'une et l'autre.

--Je regretterais d'être venue surprendre votre chagrin, commença-t-elle, si je n'espérais y apporter quelqu'adoucissement.

--Nous sommes bien malheureuses, ma pauvre Léontine, répondit Ida.

--Qu'y a-t-il donc? que se passe-t-il ici?

--Nous ne pouvons payer notre terme et le propriétaire menace de nous jeter sur le pavé...

--En plein coeur d'hiver! quelle cruauté! mais non, cela ne se fera pas. Vous trouverez des amis dans vos jours d'épreuve.

--Pauvre enfant, dit madame Villor, tu ne connais guère le monde, et tu juges les autres d'après tes bons sentiments.

--Et quel est ce propriétaire qui vous menace de la sorte?

--Le notaire Vilbertin.

--Vilbertin! c'est l'ami de papa. Soyez tranquilles, vous ne serez point maltraitées. Je parlerai pour vous à mon père; je parlerai au notaire. J'ai de l'influence; vous verrez. Consolez-vous; riez. Voyons, ne pleurez plus,--je vous promets que tout cela va s'arranger.

On entendit tout à coup des pas légers qui montaient dru les degrés tortueux, et une voix joyeuse qui égrenait des notes d'oiseau qui s'envole.

--C'est Rodolphe, fit madame Villor.

--Je me cache, dit Léontine. Une espièglerie.

La porte s'ouvrit.

--Bon jour, petite tante, bon jour, jolie cousine! Embrassons-nous: j'ai du bonheur plein le coeur: j'en ai jusque sur les lèvres... maintenant que je vous embrasse.

--As-tu passé tes examens? demanda la tante.

--Oui, passé, ce qui s'appelle passé!

Maintenant on va commencer à tuer légalement ses semblables, sous prétexte de leur conserver la vie.... Mais j'ai un autre sujet de bonheur encore.

--Oui? lequel, dis vite, fit Ida.

--Je vais au bal.

--Chez monsieur D'Aucheron?

--Chez monsieur D'Aucheron! Le petit ange du foyer ne m'a pas oublié. Les portes vont s'ouvrir à deux battants pour me recevoir.... Papa D'Aucheron s'améliore; c'est évident. Il faut que je me fasse spirituel et beau, pour plaire à la mère. Quand on a la mère pour soi le reste nous est donné comme par surcroît. Me faire spirituel, je suis bien amoureux, pour cela. Il paraît que l'on est bête quand l'on est amoureux. Beau! cela dépend beaucoup du caprice des gens qui vous regardent.

--Si mademoiselle Léontine t'entendait, Rodolphe, elle croirait vraiment que tu l'aimes, remarqua madame Villor.

--Je vous dis, ma tante, que je l'aime comme deux.

--Elle a bien des qualités, cette jeune fille, et ce qui ne gâte rien, elle héritera d'une belle fortune.

--Vous avez raison, tante, elle est pleine de grâce et de vertus; vous n'avez pas raison, tante, quand vous dites qu'elle sera riche héritière.

--Comment cela?

--La farine du diable retourne en son.

--Rodolphe, mon enfant, pèse tes paroles, sois prudent.

--Comment! ces murs ont-ils des oreilles?

--Peut-être.

--Que voulez-vous? Je dis ce que je pense, et ce qui vaut mieux, je pense ce que je dis. D'Aucheron, tout le monde le croit, s'est enrichi par des tours de force. On connaît ça, les tours de force. Je puis bien n'admirer ni cet homme ni sa femme et adorer leur enfant. Mais Léontine n'est pas du tout sortie de cette race-là. C'est une fleur suave transportée par un souffle mystérieux de la vallée discrète au bord du chemin. Il lui fallait bien de l'éclat et des parfums, pour demeurer ce qu'elle est.

--C'est de la poésie, cela, cousin.

--Je l'aime tant que je deviens poète.

Depuis quelques minutes madame Villor faisait à son neveu des signes qu'il feignait de ne pas comprendre. Elle pensait bien que la situation de Mlle Léontine devenait embarrassante, et que prolonger davantage ce jeu serait cruel.

--Je ne comprends pas vos signes, ma tante, reprit en riant avec malice, Rodolphe qui soupçonnait la vérité, sont-ce des signes cabalistiques? Voulez-vous m'ensorceler? Je le suis déjà. Vous me montrez la porte? Est-ce qu'on met les gens dehors par un temps pareil? Voyez donc la tempête qui s'élève. On gèle rien qu'à regarder la neige. Je passe ici la nuit, s'il le faut, pour attendre le beau temps.

Mademoiselle Léontine ne savait plus comment sortir de sa cachette et regrettait bien son enfantillage. Qu'allait-il penser d'elle? Une fille qui se cache pour entendre ce que l'on dit, c'est laid. Elle n'avait qu'une chose à faire: s'accuser de son étourderie. Il était si bon qu'il pardonnerait. Cependant elle n'en faisait rien. Elle n'osait point. Ida, sa bonne amie, trouverait bien un moyen de la tirer de là. Elle ne se hâtait toujours point mademoiselle Ida.

--Savez-vous, continua Rodolphe, que cela m'amuserait de voir la fortune de D'Aucheron se fondre comme neige. Léontine aurait la preuve que mon amour est tout désintéressé. J'essuierais moins de contrariétés, je rencontrerais moins d'obstacles dans la poursuite de mon rêve. Non pas que je craigne la lutte et que je ne me sente point le courage de vaincre; mais si elle allait se fatiguer avant moi, elle.

Léontine ne pouvant supporter plus longtemps la fausse position où elle se trouvait, ramassa toute son énergie et rentra le front haut dans la salle où causaient madame Villor, Rodolphe et Ida.

--Je vous pardonne, dit-elle, monsieur Rodolphe, d'avoir un peu mal parlé de ceux qui me tiennent lieu de parents et je vous demande pardon de mon étourderie.

--Quoi! vous étiez là? fit Rodolphe beaucoup moins étonné qu'il ne le paraissait. Si je vous avais devinée, vous en auriez entendu de belles: Que je ne vous aime guère; que c'est votre fortune que je courtise; que vous n'êtes point belle à faire tourner la tête; que vous avez des défauts. Un tas de mensonges!... Oui, j'aurais menti pour la première fois de ma vie, exprès, par malice.

Il riait en disant cela.

--C'est peut être un peu ce que vous avez fait, reprit Léontine, mais j'avoue que j'ai mérité vos sarcasmes. On ne m'y reprendra plus.

--Votre plus grande faute, dit Rodolphe, c'est de m'avoir privé pendant un gros quart-d'heure du plaisir de vous entendre. Je ne vous garderai pas rancune, pourtant, puisque demain je pourrai vous voir encore et pendant toute une soirée.

--Vous accompagnerez Ida, n'est-ce pas?

--Avec le plus grand plaisir, si ma cousine ne s'y oppose pas.

--Je suis toujours heureuse de sortir avec toi, cousin, mais j'hésite à me risquer--même sous ton égide--dans le grand monde et dans les brillantes soirées.

--Sois sans crainte, cousine, le grand monde est bien petit, et les soirées brillantes ne sont pas plus désagréables que les autres quand on y rencontre des personnes que l'on aime.

Un pas un peu lourd, un peu lent, se fit entendre alors. Ce n'était plus le pas léger de la jeunesse.

--Voici quelqu'un, mademoiselle Léontine, vous cachez-vous, demanda Rodolphe, d'un ton plaisant.

--Méchant! lui répondit la jolie brunette en le menaçant du doigt.

La porte n'était pas ouverte que l'on entendait déjà un proverbe: «Faites le bien, Dieu fera le mieux

--Le professeur Duplessis, s'écrièrent à la fois la femme et les jeunes filles.

Rodolphe ne le connaissait pas.

--Moi-même, mes belles dames, fit le vieux professeur, en saluant respectueusement.

--M. Rodolphe Houde, étudiant en médecine.

--Pardon, ma tante, docteur en médecine, interrompit le jeune homme.

--Eh oui! docteur en médecine, reprit madame Villor, en présentant le jeune homme.

--«Il vaut mieux courir au pain qu'au médecin,» échappa le père Duplessis. Et il continua:

--M. Rodolphe Houde, je vous félicite d'être le neveu d'une si bonne tante et le cousin d'une si jolie cousine.

--Monsieur le professeur dit Rodolphe, d'un ton demi-sérieux demi-badin, j'espère que plus tard, si nous nous rencontrons encore tous ensemble, vous féliciterez ma tante et ma cousine d'avoir, l'une un si digne neveu et l'autre un si brave cousin.

--C'est cela: «Fais honneur à tes habits et tes habits te feront honneur,» répliqua le professeur en prenant le siège qu'on lui offrait.

Les deux jeunes filles, craignant d'être indiscrètes, ou voulant causer à leur aise, passèrent dans la chambre voisine.

--Puisque Monsieur est votre neveu, je puis sans doute parler de vous devant lui.

--Il sait notre gêne, répondit Madame Villor.

--Le notaire Vilbertin, reprit le professeur, a dit à qui voulait l'entendre qu'il allait vous jeter dans la rue. «Le fumier couvert d'or reste toujours fumier.» Son clerc, qui fut mon élève, m'a rapporté cela ce matin même; et je viens vous dire de ne point vous décourager... La Providence a soin des petites insectes qui trottent sur nos sillons, elle ne peut oublier les pauvres humains qui la bénissent?

--C'est vrai, mais mon Dieu! il est malaisé d'espérer contre toute espérance....

--Bah! laissez faire le ciel, il est ingénieux. Il vous causera quelque bonne surprise.... «Si Dieu a créé la bouche il a aussi créé de quoi la remplir

Des larmes coulaient des yeux de madame Villor.

--Monsieur, dit Rodolphe, j'aurais voulu vous connaître plutôt; un jeune homme comme moi gagne beaucoup dans la fréquentation d'un homme comme vous.

--«Chacun est fils de ses oeuvres.» «Il faut puiser tandis que la corde est au puits.» Tout de même, jeune homme, je crois que vous n'avez pas perdu votre temps. Les bons conseils de votre tante ne sont pas tombés dans une terre aride. Tant mieux. J'aime beaucoup la jeunesse, beaucoup. C'est elle qui est l'avenir. Une génération croyante et chaste forme toujours une époque de force, de gloire et de grandeur dans la vie d'un peuple. Oh! la jeunesse, si on savait mieux préserver sa foi! La morale va souvent se perdre sur les écueils du monde si elle n'a pas la foi pour guide. «A navire sans pilote tous les vents sont contraires.» La vraie foi ne fait pas souvent naufrage. Sachons l'inculquer et la morale suivra. «La barque sous voiles n'est pas ballottée comme le vaisseau désemparé

Dirait-on, à m'entendre, que je deviens mondain que je ne rêve plus que bal et grande soirée? Voilà bien pourtant la vérité. «Comme on connaît les saints il faut les honorer.»

--Vous allez chez monsieur D'Aucheron, peut-être? observa madame Villor.

--Je vais chez monsieur D'Aucheron. Je ne serai pas fâché de rencontrer là quelques uns de nos hommes politiques. Je veux leur dire dans l'intimité ce que je pense de leur manière de gouverner. J'ai ma petite influence. Puis on a souvent besoin de plus grand que soi. J'ai une autre raison. J'accompagne ma femme. «Le coeur mène où il va.» «Qui prend s'engage.»

--Comment! madame Duplessis va au bal? exclama madame Villor.

--Eh oui! comme elle irait à un enterrement. Même elle se mêle d'intriguer. Pas dans la politique; cette bêtise-là n'est bonne que pour nous, les forts. Elle fait dans les amours. Pas comme entremetteuse, par exemple, oh! non! Comme protectrice de l'innocence menacée. Un beau rôle pour une femme qui a sacrifié, un jour, l'avenir le plus brillant à la foi promise. «Mais il n'y a ni belles prisons, ni laides amours

Il paraît que notre jeune ministre Le Pêcheur, a témoigné le désir d'épouser la dot de Mlle D'Aucheron. Une belle dot. Une belle demoiselle aussi, Léontine D'Aucheron, et bonne, et gentille. Un peu.... comment dirai-je? un peu étrange, par exemple. Mais c'est un charme de plus, un charme rare, à mon avis. Elle ne m'entend pas, j'espère. Le citoyen D'Aucheron est on ne peut plus flatté. La citoyenne D'Aucheronne appelle déjà sa fille la ministresse. On a tenu la chose secrète.... autant qu'on peut tenir secrète une chose dont on est heureux, fier, orgueilleux. Le secret ne doit être officiellement éventé que demain soir. «Préparez-vous au pire en espérant le mieux.» «On ne va jamais si loin que lorsqu'on ne sait pas où on va


L'affaire Sougraine

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