Читать книгу Documents sur les juifs à Paris au XVIIIe siècle : actes d'inhumation et scellés - Paul Hildenfinger - Страница 7
IV.
ОглавлениеUne publication d’état-civil comme celle qui fait l’objet de ce travail ne comporte guère de commentaires ni même d’annotations. Il ne serait cependant pas difficile d’illustrer ces textes d’anecdotes nombreuses. Les renseignements ne manquent pas sur les Juifs parisiens du XVIIIe siècle. On connaît par exemple les précieux dossiers des Archives de la Bastille, utilisés par Paul d’Estrées et Léon Kahn , et dont M. Funck-Brentano a dressé la table alphabétique . On trouverait aussi de curieuses indications sur la situation commerciale des Juifs dans la série des registres de marchands aujourd’hui déposés aux Archives de la Seine . Enfin les procès-verbaux relatifs aux affaires les plus variées, plaintes, enquêtes, informations, se rencontrent fréquemment dans les papiers de certains commissaires du Châtelet. Ces pièces feront l’objet d’un travail spécial. Il y a cependant une série de ces documents qui, par leur nature, se rapprochent des actes de décès et dont il a semblé qu’il y avait intérêt à donner dès maintenant une analyse: ce sont les procès-verbaux d’apposition et de levée des scellés.
«Le scellé, selon la définition d’un commissaire du XVIIIe siècle, est l’apposition du sceau de la justice sur des meubles et effets en cas de décès, absence ou autre cas, afin d’empêcher qu’ils ne soient soustraits et divertis au préjudice des héritiers ou des créanciers. Il n’y a que le juge, ajoute-t-il, qui ait le droit d’apposer les scellés, et c’est en conséquence et comme faisant fonction de juge que les commissaires au Châtelet ont de toute ancienneté... le droit de sceller privativement à tous les officiers de cette juridiction.» Le scellé est donc à la fois moins complet et plus complet que l’acte de décès. Il n’a pas le caractère d’un acte d’état civil, mais en fait le commissaire y constate la présence du cadavre et y mentionne l’heure et le lieu du décès. D’autre part les renseignements y sont plus abondants sur la famille et la situation du défunt. On y voit figurer les parents qui revendiquent l’héritage, les personnes qui ont assisté le mourant et qui doivent prêter serment de n’avoir rien détourné, les créanciers qui font opposition à la levée des scellés jusqu’à recouvrement de leur dû ; et une publication comme celle de M. Guiffrey a suffisamment montré quelle source d’information constituaient ces documents tant sur la fortune et la condition sociale du mort que sur la liquidation de la succession.
C’est ainsi qu’en parcourant ces analyses on remarquera sans doute les curieux litiges auxquels ont donné lieu plusieurs de ces scellés. Au nombre des oppositions apparaît celle du Procureur du Roi en la Chambre du Domaine, réclamant la succession en raison du droit d’aubaine ou de déshérence. Quelques mots d’explication sont peut-être ici nécessaires.
On sait qu’en vertu des règles de l’ancien droit les étrangers établis en France étaient frappés d’un certain nombre d’incapacités dont la plus grave était celle qui les empêchait de transmettre ou d’acquérir à cause de mort. En principe, à défaut d’héritiers légitimes et régnicoles, les biens meubles et immeubles laissés par un aubain dans le Royaume revenaient au Roi ; mais tant par accords diplomatiques que par actes royaux ou lettres de naturalité individuelles, des atténuations multiples avaient été apportées à ce principe, et, en fait, de nombreuses catégories de personnes se trouvaient au XVIIIe siècle exemptées de ce droit singulier, — «insensé », disait déjà Montesquieu en 1748 . L’histoire de l’aubaine est l’histoire de sa lente disparition. Il est d’autant plus curieux de constater un mouvement opposé dirigé contre des Juifs français établis à Paris.
La doctrine est nettement présentée dans les Mémoires sur les matières domaniales, œuvre posthume de Lefèvre de La Planche, où l’auteur, avocat du Roi en la Chambre du Domaine de 1693 à 1732, semble satisfaire du même coup à son devoir professionnel et à son animosité contre les Juifs. Pour lui la matière repose sur la déclaration du 23 avril 1615 non révoquée: les Juifs sont bannis de France, ils ne peuvent y rentrer que sous peine de confiscation; le modus vivendi adopté par exemple à Metz n’éteint pas le droit d’aubaine. D’ailleurs historiquement les Juifs sont «propriété » du Roi, et de l’édit de 1615 on peut déduire qu’ils sont exclus des actes du droit des gens. Ainsi ce juriste semble ne tenir compte ni des lettres patentes de 1550 , pourtant enregistrées au Parlement de Paris, qui naturalisent les «Nouveaux Chrétiens» de Bordeaux et de Bayonne, ni des confirmations de 1574 et de 1656 , ni surtout des lettres de juin 1723 , qui spécifient en termes exprès que les Juifs des généralités de Bordeaux et d’Auch «connus et établis... sous le titre de Portugais, autrement Nouveaux Chrétiens» jouiront de tous les privilèges antérieurement accordés et notamment de celui de «disposer de leurs biens entre vifs et à cause de mort .» Au fond la pensée directrice de Lefèvre est que si les peuples européens «quoique sous la loi du christianisme sont... sujets au droit d’aubaine, il faut en conclure que les ennemis du nom chrétien, comme les Turcs et les Juifs, doivent à plus forte raison être assujettis à la même règle.»
Mais cette thèse paraissait déjà surannée à certains contemporains de Lefèvre, et l’éditeur même de son ouvrage, l’avocat Lorry, s’élève dans une longue note contre cette «déclamation » . Au reste une jurisprudence plus libérale tendait à affirmativement. Mais de manière plus précise, la question même de la successibilité des Juifs s’était posée au décès de Bayonnais ou de Bordelais morts aux Colonies. Au décès d’Abraham Gradis survenu en 1738 à la Martinique, au décès de Del Campo survenu en 1757 à Saint Domingue , l’Administration, s’appuyant sur l’art. 1 du Code Noir, qui excluait les Juifs des Colonies, avait revendiqué l’héritage. Mais ces affaires avaient finalement été tranchées à l’avantage des héritiers naturels, et à propos de l’une des causes, le Procureur général du Parlement de Bordeaux déclarait ne pas admettre que «les Juifs qui ont un domicile fixe en France puissent être considérés comme aubains .»
«Le Domaine n’a jamais réclamé la succession d’aucun d’eux: ils ont par conséquent joui à cet égard des droits qui sont communs à tous les citoyens.» C’est ainsi que vers septembre 1781 s’exprime, à propos des Juifs, M. de Neville, maître de requêtes, chargé de rapporter au Conseil de chancellerie une certaine affaire Peixotto . Il ne semble pas que ce magistrat fût parfaitement renseigné. Cette année même, lors du décès de Salomon Perpignan, survenu à Paris le 22 février, le Procureur du Roi en la Chambre du Domaine avait mis opposition à la levée des scellés, et s’il n’avait pas persévéré, c’est que la famille avait excipé de lettres de naturalité en règle . Déjà deux ans auparavant après la mort d’Israël Bernard de Valabrègue (15 novembre 1779), il avait réclamé la succession . Il allait de même se faire envoyer en possession de l’héritage de la dame Peixotto par sentence de la Chambre du Domaine du 3 mai 1783 , et par une sentence semblable du 23 décembre de la même année, la succession d’Abraham Vidal était dévolue au Roi . Mais le Parlement, saisi de ces affaires, rejetait ces prétentions et par trois arrêts successifs, le 3 février 1780 , le 20 août 1783 et le 18 février 1784 , remettait en possession les familles de Valabrègue, de la dame Peixotto et d’Abraham Vidal.
Il semble donc que le Parlement de Paris se range à la jurisprudence libérale de la Cour de Bordeaux. Mais les tenants du droit d’aubaine ne manquent pas de tirer parti des faits de la cause pour interprêter ces arrêts: Peixotto est baptisé et naturalisé en Espagne ; Valabrègue, marchand privilégié, a de par son brevet privilège de transmettre sa succession . Et dans l’affaire Vidal , le représentant du Fisc continue à soutenir que les Juifs sont étrangers en France; ce n’est qu’exceptionnellement dans le ressort de Bordeaux qu’ils peuvent être considérés comme régnicoles; c’est la seule Cour en effet qui ait enregistré les lettres données de règne en règne en confirmation de celles de 1550; les patentes de 1556 notamment ont restreint ces privilèges à ce seul ressort, et en tout état de cause, Vidal ne s’étant pas, comme il y était tenu par les lettres de 1776, fait immatriculer devant le juge du lieu, ne pouvait invoquer les privilèges accordés à sa nation .
Ce n’est point ici le lieu de discuter ce problème, où la question d’état et la question de religion se compliquent l’une l’autre. Le lecteur curieux de ce point de droit pourra se reporter au mémoire de Guichard, substitut du Procureur du Roi en la Chambre du Domaine, et aux réponses rédigées pour les héritiers Vidal par l’avocat Martineau et le procureur Jaladon .
Mais il y a une considération qui aujourd’hui nous semble dominer le débat: c’est l’étrangeté de cette situation qui faisait d’un même homme un Français ou un aubain suivant qu’il avait son domicile sur un point ou un autre du même Royaume. Aussi le litige dépassait-il de beaucoup la succession Vidal ou Valabrègue. Il intéresse, disait l’avocat Martineau , «toute la nation juive portugaise, une multitude de familles, utiles au commerce, utiles à l’Etat et qui s’alarment justement des nuages que l’on essaie de répandre sur leur existence». Il intéressait même les Juifs allemands ou avignonais, dont l’avocat pour la facilité de sa thèse sacrifiait les intérêts de propos délibéré . Il posait la question du statut des Juifs à Paris, et l’on comprend que Silveyra ait songé à tirer parti de ces arrêts successifs — tous favorables aux Juifs, malgré les atténuations que les partisans du droit strict essaient d’y apporter — pour tenter de faire régulariser la situation de ses coreligionnaires, en sollicitant la reconnaissance de leurs «privilèges» par le Parlement de Paris.
Déjà en 1776, au moment de la confirmation par Louis XVI des lettres de Henri II, les Portugais avaient demandé que ces patentes nouvelles fussent adressées non seulement à la Cour de Bordeaux, mais à celle de Paris, dans le ressort de laquelle «quelques-uns des plus considérables» des Juifs Bordelais s’étaient établis depuis peu. Mais leurs démarches auprès du ministre Bertin étaient demeurées sans résultat . Ils renouvellent leur effort en 1783 , en 1784, en 1785, intéressant même Vergennes à leur cause . Mais à tous ces essais le Procureur général oppose la résistance la plus inébranlable. Pour lui il n’abandonne rien de la doctrine de Lefèvre de La Planche , qui travaillait sous les yeux du chancelier d’Aguesseau et du premier Joly de Fleury ; il maintient «qu’il y aurait de l’inconvenient d’accorder aux Juifs Portugais, qui ont pu des généralités d’Ausch et de Bordeaux s’étendre et passer dans quelques autres villes considérables du Royaume, une confirmation qui s’étendit au ressort du Parlement de Paris, où on tient pour maxime qu’il ne faut rien changer à l’état de cette nation en général» ; et à ses yeux les arrêts mêmes des 20 avril 1783 et 8 février 1784 «n’ont point jugé leur existence légale dans le ressort du Parlement et que le Parlement ne se prêtera jamais à leur accorder...» . C’est l’opinion du conseiller d’Ammecourt, du premier président d’Aligre . Et jusqu’au bout l’Administration du Domaine affirmera ses droits. En 1787, elle interviendra dans la succession de Samuel Hirsch , et en novembre 1789 encore, à la sœur du graveur Heckscher, qui revendique — et finit par recouvrer — son héritage , l’avocat Doulcet répondra que «les Juifs sont incapables d’aucuns effets civils en France» .
De tels exemples précisent non seulement l’état juridique, mais la situation morale des Israélites à cette époque. Ils expliquent — et c’est pourquoi on a cru devoir y insister — leur condition exceptionnelle, et ils font en même temps sentir comment se forme la conception du Juif citoyen, comment certains esprits éclairés en arrivent à accepter les conclusions du défenseur des héritiers de Vidal: «En vain objecterait-on qu’il était Juif pour en conclure, qu’il n’était point François. En France comme ailleurs ce n’est point la religion, mais l’origine, la naissance qui font que l’on est François ou de toute autre nation; athée ou déiste, juive ou catholique, protestant ou mahométan peu importe: si l’on est [né] en France de père et mère françois, si l’on n’est point expatrié, on est naturel François et l’on jouit de tous les droits du citoyen... » .