Читать книгу La chasse aux nihilistes - Paul Vernier - Страница 3
I D’une rencontre en wagon, et des suites qu’elle amène.
ОглавлениеIl était neuf heures du soir quand le train s’arrêta lourdement, poussivement, criant sur la neige durcie.
–Dunabourg! Dunabourg! criaient les employés en courant le long de la ligne.
Les voyageurs descendaient sur la voie, faisant résonner leurs grosses galoches de cuir, s’enfonçant le nez dans leurs fourrures, grelottant, engourdis par une longue immobilité. C’était un tohu-bohu de casquettes d’uniforme, de casquettes a oreillères, de bonnets d’astrakan, de chauds fichus de laine émergeant d’une masse sombre, le tout se dirigeant le plus vite possible vers le buffet.
Moins pressés que les autres, apparemment, deux jeunes gens suivaient la foule à distance.
L’un d’eux, le monocle dans l’œil, le bonnet légèrement penché de côté, portait un simple paletot fourré qui lui descendait à peine aux genoux. Ses jambes disparaissaient, dans de longues bottes de cuir.
Un petit sac en sautoir, le cigare aux lèvres, il regardait curieusement les ouvriers de la gare qui, se faufilant sous les wagons, donnaient des coups de marteau sur les jantes des roues. Il écoutait en souriant la musique bizarre qui résultait de cette opération. Presque toutes les notes de la gamme y étaient, des plus graves aux plus aiguës.
–Je m’explique enfin la cause de ce bruit étrange que j’entends à toutes les grandes stations depuis notre départ de la frontière, dit-il à son compagnon.
–C’est une précaution indispensable, mon cher Albert, répondit celui-ci. La moindre avarie survenant en route pourrait nous mettre dans un cruel embarras, surtout par un temps pareil, et il est toujours bon de s’assurer que le matériel est en aussi parfait état que possible. Mais en voilà assez sur ce sujet: je ne vous dissimulerai pas qu’un verre de thé ferait bien mon affaire. Venez.
Ils entrèrent dans une vaste salle dont le milieu était occupé par une longue table surchargée de verres, d’assiettes, de candélabres, de victuailles de toutes sortes: jambons, cochons de lait figés dans leur glace, saucisses, etc.; de bouteilles et de demi-bouteilles de vin rouge, portant toutes uniformément sur leur étiquette le titre aussi alléchant que trompeur de «Laffitte»; d’autres bouteilles, de bière celles-ci, et, enfin; dans des vases de zinc, de quelques fioles de Champagne.
Mais tout cet appareil ne semblait pas avoir le don d’attirer les consommateurs.
On se pressait, au contraire, autour d’une petite table ronde ornée d’un énorme samavar et d’une multitude de verres.
Chacun s’emparait d’un de ces verres plein de thé bouillant, prenait son morceau de sucre, le fourrait dans sa bouche où il fondait tout doucement au contact de la boisson brûlante, et, cette opération terminée, allumait une cigarette ou bien se dirigeait vers le buffet du fond.
Là s’alignaient en bon ordre des piles de gâteaux et des flacons de liqueurs.
Le voyageur s’approchait, prenait un verre de vodka (eau-de-vie de grain) et, penchant la tête en arrière, fermant les yeux, ouvrant la bouche toute grande, s’en ingurgitait le contenu tout d’un trait, en faisant une horrible grimace.
Il se hâtait alors de prendre, dans une soucoupe préparée ad hoc, soit un petit fragment de sucre, soit un minuscule morceau de citron qu’il mâchait avec bonheur, et s’en allait.
Albert, installé tant bien que mal auprès du poêle, buvait à petits coups son thé (excellent par parenthèse), sucré à la française, c’est-à-dire à même le récipient, et grignotait quelques soukari (sorte de gâteaux secs dans le genre des biscottes de Bruxelles).
Il s’extasiait de loin à la vue des buveurs de vodka.
–C’est donc bien atroce ce qu’ils boivent là? demanda-t-il à son compagnon, appuyé au mur près de lui, et regardant insoucieusement dans l’air les méandres bleuâtres de son papiros.
–Quoi donc? répondit celui-ci en suivant de l’œil le regard de son ami. Ah! l’eau-de-vie? Pas du tout: ce n’est pas très-fort; le goût en est plutôt un peu fade; mais, par contre, c’est très-sain, à moins d’abus, bien entendu.
–Soit, mais alors je saisis d’autant moins…
–La singulière attitude des buveurs? Ah! cela, par exemple, ce n’est pas moi qui vous l’expliquerai. C’est un tic, une manie probablement. Que sais-je? Vous, étranger, qui n’y avez jamais goûté, vous avalerez cela tout bonnement, sans la moindre contorsion. Mais nous autres, Russes, c’est différent. Trouvez cela absurde, ridicule si vous voulez; je ne vous contredirai pas.
Un coup de cloche arrêta court la protestation qu’Albert croyait de son devoir de formuler.
–Il est temps de partir, n’est-ce pas?
–Ne vous pressez pas; nous avons encore plus de cinq minutes devant nous.
–Alors, mon cher, reprit Albert, en posant son verre sur la table et en se levant, permettez-moi une nouvelle question.
–Tant que vous voudrez.
–Est-ce l’usage chez vous de servir le thé partout comme on le fait ici?
–Sans doute. Ah! je comprends! En France, on emploie des tasses pour cela, tandis qu’ici.
–On se sert de verres..
–Pour les hommes, cher ami, pour les hommes: les fameuses tasses sont réservées aux dames. Mais il est vrai que la plupart du temps celles-ci les dédaignent pour imiter le sexe fort. Affaire d’habitude.
En devisant ainsi, ils étaient arrivés à leur compartiment.
Le deuxième coup de cloche retentit: ils montèrent, et furent agréablement surpris en trouvant installée, en face d’eux, une jolie compagne de voyage.
C’était une femme de vingt à vingt-deux ans, blonde, avec des yeux d’un bleu foncé, presque noirs, au nez légèrement retroussé, à la bouche mignonne, relevant ses lèvres rouges, dans un sourire moqueur, sur une double rangée de petites perles, pelotonnée frileusement dans une ample pelisse de satin noir, et déjà absorbée par la lecture d’un livre.
Si Albert eût été moins absorbé un instant auparavant, il aurait remarqué, à la gare, que cette jeune femme, perdue dans la foule, ne l’avait pas quitté des yeux non plus que son ami; il aurait vu qu’après avoir échangé à la hâte quelques mots rapides avec un individu qui n’avait pas l’air de lui parler, tant il était affairé à allumer une cigarette à côté d’elle, l’inconnue les avait précédés de quelques pas, et, les laissant arrêtés en face de leur compartiment, sûre de ne pas se tromper dans ses calculs, s’était lestement élancée à l’intérieur sans être aperçue des deux discoureurs.
Pour bien comprendre la scène qui va suivre, il est indispensable de connaître la disposition des trains russes.
Chaque wagon contient trois compartiments séparés par une porte qu’on laisse habituellement ouverte, de telle sorte que l’on peut se promener d’un bout à l’autre. Dans le milieu, il y a un poêle, avec sa provision de bois. L’éclairage se fait à l’aide de grosses bougies courtes, placées exactement, comme à l’ordinaire, dans les chemins de fer, au plafond, et protégées par un disque de verre épais.
C’est le seul mode de luminaire à employer, car l’huile figerait inévitablement par les grands froids.
Aux deux extrémités seulement, les sièges occupent, d’un seul côté, toute la longueur de la voiture.
Autrement, suivant la place disponible contre la cloison attenant aux portes, il n’y a tantôt qu’une, tantôt que deux places.
Dans un coin, des water-closets.
Certains wagons de première classe, également comme celui où nous nous trouvons actuellement, possèdent en outre des locaux réservés, soit de petits compartiments disposés de la façon suivante:
Deux sièges se font vis-à-vis.
Vous enlevez le coussin qui vous fait face, le placez sur le plancher dans l’intervalle, retirez de l’excavation produite par ce déplacement un oreiller de drap gris tout préparé, et vous obtenez ainsi un véritable lit fort agréable.
Là porte de votre logement improvisé glisse sur des rainures, disparaît dans la cloison, et vous donne accès sur le couloir qu’elle ne peut aucunement obstruer.
Cette légère digression faite, revenons à nos trois voyageurs que nous avons délaissés un peu brusquement.
Le train roulait depuis quelques minutes à toute vapeur, quand un homme à longue barbe, recouvert d’une mauvaise houppelande de drap vert, doublée de peau de mouton, la figure disparaissant sous la visière d’une casquette de loutre, fit irruption chez eux, et, sans autre forme de procès, ouvrit les doubles fenêtres de la portière, se pencha en dehors, referma et s’en alla comme il était venu.
Ils n’étaient pas encore remis de leur surprise quand l’intrus reparut.
Cette fois il était armé d’une canne à bec de corbin.
Il refit exactement le même manège que précédemment, à cette différence près qu’avec le bout recourbé de son bâton il semblait faire des efforts pour attirer à lui quelque chose du côté extérieur de la portière.
Cela dura quelques secondes: au moment où, transi de froid et furieux du sans-façon de l’olibrius, Albert allait se fâcher sérieusement, l’autre poussa vivement la porte qui s’ouvrit, sauta en avant, dans le sens de la locomotive, et disparut.
Un triple cri retentit: les deux hommes et la femme, se redressant comme mus par une pile électrique, se rapprochèrent vivement de l’ouverture pratiquée si inopinément, et interrogèrent anxieusement l’horizon du regard.
Ils virent une masse sombre rouler sur le sol, se relever et se sauver a toutes jambes à travers la plaine.
–Il est donc fou cet enragé-là! s’exclama le jeune Français, tandis que son camarade refermait en toute hâte la portière et les vitres.
–C’est plutôt un avare, qui risque de se rompre le cou pour s’épargner la dépense d’un ticket. Le cas n’est malheureusement pas rare: ces énergumènes pénètrent dans les wagons à contre-voie, par fraude, et, comme celui-ci, sautent en approchant du but de leur voyage. Tenez! Je ne me trompais pas. Voilà le sifflet de la machine qui nous signale une petite station.
Tout ceci fut dit par la jeune femme, qui se décidait à desserrer ses blanches dents, non dans le parisien, mais dans le tourangeau le plus pur, sans l’inflexion quelque peu trainante qu’il est d’usage d’attribuer aux Slaves, et, encore bien moins, sans accompagnement de ce «donc déjà» idiot dont nos romanciers gratifient leur prose en la faisant passer par une bouche russe.
Si cette stupidité est quelquefois, bien rarement, dite réellement, c’est par une personne qui ne connaît pas notre langue; et la faire tourner en habitude chez les gens bien élevés est de la même force que de faire dire à un de nos académiciens: «Vider quasiment un siau sur le lavier.»
S’il y avait du vrai dans ce qu’elle disait, il y avait surtout énormément de faux dans les circonstances présentes, car le héros de l’aventure n’était autre que l’homme qui lui avait parlé à la station, et elle l’avait si bien reconnu, malgré sa longue barbe miraculeusement poussée en un clin d’œil, qu’elle avait échangé un signe d’intelligence avec lui.
Maintenant soupçonnait-elle son intention? Croyait-elle qu’il allait exécuter une manœuvre si formidablement audacieuse?
Il est probable que non.
D’autre part, quel lien unissait ces deux êtres si différents d’allures, au moins en apparence? C’est ce que la suite de ce récit ne tardera pas à nous apprendre.
Quoi qu’il en soit, la glace était rompue: quelques banalités furent échangées, puis on en vint aux inévitables présentations. Voici à ce sujet ce que les voyageurs s’apprirent réciproquement:
Albert Norel avait vingt-huit ans; maître depuis trois hivers d’une cinquantaine de mille livres de rente a la mort de ses parents, parfaitement désœuvré, il avait fait, chez Bignon, connaissance de Boris Nikitine, fils d’un conseiller à la cour de Russie, chargé lui-même, par son gouvernement, d’une mission scientifique a l’étranger.
Quand son nouvel ami lui annonça son prochain départ pour Pétersbourg, Norel avait eu une idée lumineuse, doublement lumineuse: se distraire en voyageant en pays inconnu, et, par contre-coup, voir par lui-même ce qu’il y avait de vrai dans tout ce que l’on racontait sur les nihilistes et leurs agissements.
Il était tout déconfit même de ne pas voir le train attaqué, les villes et les forêts en flammes, les plaines hérissées de baïonnettes, et, ne trouvant que des gens allant tout tranquillement à leurs petites affaires, il commençait à croire que les journaux se moquaient de leurs lecteurs avec leurs nouvelles à sensation sur la terreur qui régnait dans l’Empire.
Quant à leur voisine, son histoire était encore moins romanesque, si c’est possible.
Elle était mariée à un propriétaire foncier des environs de Dunabourg, et se rendait à Pétersbourg pour passer quelques jours auprès d’une parente.
Elle s’appelait Anna Andreievna; pour ce qui concernait son nom de famille, elle oubliait de le dire, et les jeunes gens n’étaient pas assez indiscrets pour la prier de réparer son omission.
En Russie, on désigne communément les gens en les interpellant par leur prénom, que l’on fait suivre du prénom de leur père.
Ainsi «Anna Andreievna» signifie: «Anna, fille d’André»; si c’eût été un garçon du nom de Jacoff, on eût dit: «Jacoff Andréievitsch.» C’est bien simple.
De même, lorsque l’on voit imprimé un W, il faut lire V, toujours, dans toutes les langues, sauf en anglais, cet idiome surprenant qui le fait prononcer ou.
Ceci dit une fois pour toutes, nous retrouvons nos voyageurs devisant de choses et autres.
Albert, qui a son idée fixe, revient a chaque instant sur le nihilisme, tandis que Boris ne lui répond qu’évasivement, et que la jeune femme, par politesse évidemment, lui donne la réplique, et, quoique protestant que ses goûts et son sexe surtout l’empêchent de s’occuper de politique, ce à quoi elle ne comprend rien, évite tous les autres sujets de conversation pour rester sur ce terrain.
Mais il y a si peu d’affectation dans ses paroles, tant de nonchalance dans ses appréciations, quand elle avoue que pour elle on fait autour de ces gens-là beaucoup de fumée pour bien peu de feu, qu’elle ne peut donner prise a aucun symptôme de méfiance; et, malgré lui, Nikitine finit par se mêler a leurs dissertations superficielles, ce qui ne l’empêche pas de pester intérieurement contre le malencontreux bavard qui, dérogeant à la proverbiale galanterie de ses compatriotes, aurait bien mieux fait de choisir un sujet plus gai, plus aimable et mieux approprié au charmant visage de leur compagne de route.
Mais, bah! le mal était fait; il n’y avait plus moyen de remonter le courant.
Tout à coup Anna demanda à Albert:
–Est-il vrai que l’on s’occupe beaucoup chez vous de cette question, et qu’en pense-t-on?
–Ma foi, madame, je vous avouerai humblement qu’à Paris la presque unanimité des lecteurs ne s’inquiète que de ce qui se passe à Paris; à peine veut-on prêter un regard distrait aux événements de la province. On se passionne pour tel ou tel discours de nos avocats en vedette; mais les questions étrangères restent à l’état de lettre morte. C’est un tort, un grave tort; d’aucuns le reconnaissent, mais cela ne les corrige pas. On dirait qu’il y a Paris, Paris encore, Paris toujours, et rien de plus au monde.
–On a dû pourtant s’apercevoir qu’il y avait Berlin aussi, interrompit Boris.
–Peuh! Il y a si longtemps!
–Si je vous ai adressé cette question, reprit la jeune femme, c’est à cause de ce livre que je viens de terminer et qui, signé d’une de vos compatriotes, je crois, me paraît faire l’apologie complète de cette secte qui vous tient tant au cœur, ajouta-t-elle en riant.
–Voulez-vous me permettre de le parcourir? demanda Nikitine qui, sur un acquiescement tacite, prit le volume, et, ayant jeté seulement un regard sur la couverture, le repassa à son compagnon, sans essayer de réprimer le violent accès d’hilarité qui s’était emparé de lui.
L’autre, sans rien comprendre à cette explosion inattendue de gaîté, tourna et retourna le livre dans ses mains, en lut dix fois le titre qui lui parut fort égrillard, mais ce fut tout.
Il attendit patiemment que son ami se fût un peu calmé.
–Pardonnez-moi, je vous prie, dit ce dernier au bout d’un certain temps. Cela a été plus fort que moi. C’est qu’en vérité c’est trop drôle. Je l’ai parcouru, votre roman, il n’y a pas longtemps, et je puis bien dire que jamais je n’aurais imaginé aussi gigantesque mystification. L’auteur a-t-elle voulu se moquer du public ou plutôt s’est-on moqué d’elle en lui donnant des renseignements fantastiques? J’admettrais volontiers cette dernière hypothèse, car tous les détails de cette œuvre sont si superbement, si audacieusement faux, qu’on reconnaît à première vue que l’écrivain ne connaît pas un traître mot de son sujet.
Oh! mais cela ne l’empêche pas d’ériger ses fantaisies en dogmes, de prêcher pompeusement la gloire du nihilisme, avec le front et le verbiage incohérent de l’ignorant qui, ayant saisi au vol un nom ou un fait, écorche le nom, embrouille les faits, et, dans l’espoir de trouver plus ignorant que lui, patauge imperturbablement, entasse phrases sonores sur descriptions indignées et est bien étonné quand on lui dit que si, dans certains cas, les bourdes sont acceptables, elles deviennent malsaines et dangereuses dans d’autres, car alors on peut les taxer de mauvaise foi préméditée, et on les relève.
Jugez-en, mon cher ami. Je suis sûr d’avance que madame, qui est Russe, a bien souvent dû hausser les épaules en lisant ces mauvaises plaisanteries si prétentieuses. C’est un amas de billevesées depuis le titre, où il est question d’une certaine princesse de X*** (la particule n’existant pas en Russie), jusqu’à la dernière ligne.
Il y est question du régiment Obrovosky, lequel est totalement inconnu chez nous, d’un cocher pris pour une voiture, d’un petit nom de nourrice pris pour la désignation de son état social; d’une maison aristocratique où l’on va et vient comme dans une halle; d’une grande dame qui parle et agit comme la dernière des filles de trottoir; d’un auteur illustre, Poulivoï, dont j’entends parler pour la première fois; de nihilistes invoquant à chaque minute, par suite d’une étrange distraction, le nom de Dieu; de crimes plus que fantaisistes, attribués à tel ou tel souverain indifféremment, de Gogol, qui a eu la vie et la mort d’un suspect (???).
Pathos prétentieux, dissimulant l’ignorance de l’écrivain, qui devrait savoir que sa victime est morte d’un ramollissement du cerveau. Puis .c’est au tour de Pouchkine recevant «vingt-cinq coups de knout, par ordre de l’empereur.»
Lui? Conservateur, gentilhomme de la cour, protégé par le souverain, et mort à la suite d’un duel avec un Français!
Là-dessus, désignation de ses œuvres, dont les titres sont abominablement écorchés et le compte-rendu du plus haut comique.
Jugez, mon cher ami, de la valeur des indignations politiques et des récriminations folâtres dont le volume est hérissé, et qui, toutes, peuvent se résumer dans cet exemple: Alexandre est responsable et coupable des actes de ses devanciers, comme M. Grévy s’est couvert d’opprobre en laissant Louis XV fonder le Parc-aux-Cerfs.
C’est, je vous le dis encore, un amalgame de faussetés épiques entassées sur des erreurs invraisemblables, et le fait d’une personne qui, pour essayer de faire parler d’elle, n’a pas reculé devant le mal qui peut résulter de ses allégations.
C’est grâce à des turpitudes pareilles que le bon public, bien gobeur, bien ignorant, blague ce qu’il ne connaît pas, s’imagine que nous mangeons de la chandelle, qu’il n’y a chez nous que des princes, et quels princes! que le knout est non seulement en usage, mais se distribue à propos de bottes, et autres stupidités.
Mais en voilà assez sur ce sujet peu amusant.
Parlons d’autre chose, si vous le voulez bien..
Peu à peu la conversation devint languissante, puis s’éteignit. Boris, cédant à la fatigue, se laissa aller insensiblement de côté et s’endormit. En face de lui, Anna Andreievna s’enfonça davantage dans ses fourrures, se blottit dans un coin, et bientôt sa respiration égale indiqua qu’elle aussi venait de succomber à la lassitude.
Resté seul éveillé, Albert se tournait en tous sens et appelait de tous ses vœux un moment de repos qui ne venait pas. De guerre las, il regardait par la portière.
La lune était splendide cette nuit-là. Il voyait un éternel tapis de neige s’étendant devant lui, des plaines monotones de blancheur, coupées dans le lointain par des forêts de sapins dont la verte écorce perçait à peine à travers les couches épaisses de l’inévitable neige; les poteaux et les fils télégraphiques surchargés de neige; partout, toujours, cette neige qui finissait par l’éblouir.
Il essayait alors de fermer les yeux, mais en vain; un ronflement sonore parti du fond du wagon le faisait sursauter; il enviait, en maugréant, l’heureux sort des autres voyageurs.
Pourtant les sifflements assourdis de la locomotive, le roulement des roues sur les rails, le balancement perpétuel de la voiture, le commencement de froid qu’il ressentait, grâce à l’éloignement du poêle, déterminèrent chez lui une sorte de somnolence.
Il voyait, comme dans un rêve, des hommes masqués se donner mutuellement le knout; puis les inconnus le saisissaient et insistaient poliment pour le faire participer a cette distribution de coups de fouet.
Le tableau changeait: c’était maintenant une femme portant sur la tête une couronne princière, habillée en bayadère, qui dansait un cancan échevelé devant des gendarmes vêtus d’un simple tricorne.
La femme se métamorphosait subitement; elle prenait la figure et le costume de sa jeune compagne de route.
Comme celle-ci, elle était assise dans l’angle du wagon, contre la portière; elle ouvrait imperceptiblement les yeux; sans aucun mouvement appréciable, elle tirait de son gant un petit billet roulé, le lisait, puis le mettait dans sa bouche ; les lèvres serrées, le regard fixe, se soutenant des deux bras, elle se redressait automatiquement, sans bruit, puis, glissant comme une ombre, à la façon des fauves, sur le tapis, elle s’approchait de lui, se penchait sur sa figure, se relevait, et se dirigeait vers Boris. Là, elle s’arrêtait une seconde, passait et repassait sa main ouverte devant les yeux du dormeur; satisfaite probablement de l’expérience, elle se courbait sur lui, écartait sa pelisse, et par l’ouverture, qui bâillait, de sa jaquette, glissait une main dégantée. Elle la retirait, tenant dans ses doigts un carnet de cuir qu’elle ouvrait: elle tournait lès pages, et s’arrêtait a un feuillet qu’elle commençait à déchirer.
Jusque-là tout avait été exécuté avec une souplesse, une dextérité et un silence de félin.
Mais au bruissement du papier, il eut un léger tressaillement de sourcils.
Anna, ou du moins l’ombre qui s’était faite son sosie, devenait livide, et, les narines pincées, le front plissé, méconnaissable, plongeait sa main libre dans son corsage, tandis que de l’autre elle serrait convulsivement le petit portefeuille.
La main reparaissait armée d’un stylet mince et effilé.
Alors tout s’embrouillait de nouveau; dans une espèce de nuage vague, il lui semblait voir la femme remettre le carnet en place, ramener la pelisse sur la poitrine de Boris, et retourner à son coin en tenant un fragment de vélin.....
Le train ralentissait sa marche: il percevait des piétinements, des murmures confus, des appels éloignés.
Il se réveillait, frissonnait, se frottait les yeux, relevait le col de son paletot fourré et se tournait du côté de ses compagons.
Tous deux dormaient profondément.
Le jour commençait à poindre; une teinte blafarde prenait la place des rayons de la lune disparue; le pâle soleil allait se lever à l’horizon.
Albert détendit ses jambes, engourdies, s’étira les bras, rajusta son bonnet qui avait glissé en arrière, et alluma une cigarette.
Quant à son rêve, il était oublié.