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II
Comment Albert est entraîné à s’occuper de choses qui ne le regardent pas.

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Lorsqu’ils arrivèrent à Pétersbourg, à midi passé, par suite de nombreux retards causés par l’encombrement de la voie, Nikitine et son ami, occupés à réconnaître leurs bagages, perdirent de vue Anna Andreievna, à laquelle, du reste, ils avaient fait leurs adieux avec mille promesses de se revoir dans le monde, au théâtre, partout enfin où il est possible de se rencontrer.

Ils ne prêtèrent donc aucune attention à sa disparition toute naturelle.

Albert ayant décliné l’invitation que Boris lui avait faite de lui offrir l’hospitalité en lui accordant toute sa liberté d’action, le jeune Russe, qui n’avait pas annoncé le jour de son retour, et que personne n’attendait au débarcadère, accompagna en traîneau son camarade jusqu’au Grand-Hôtel, où il voulait avant tout le recommander et l’installer lui-même.

Quand ils furent commodément assis dans le léger véhicule, simple petite boîte carrée, très-basse, ouverte des deux côtés au ras du sol, ils ramenèrent sur leurs, genoux la fourrure commune qui sert de couverture. Le cocher, installé devant eux dans une mince ouverture, comme un hanneton dans sa prison de carton, fit avec sa bouche un bruit qui avait quelque analogie avec celui d’un baiser, et l’on fila comme le vent.

–Vous qui aimez la couleur locale, se prit à dire Nikitine, vous êtes servi à souhait. Est-il rien de plus simple, de plus commode que cette voiture sans prétention? Admettez-vous maintenant l’ivresse de la vitesse?

Voyez! Des milliers d’autres traîneaux vous croisent, et vous n’entendez rien; tout cela glisse silencieusement sur le sol uni, poli comme une glace.

Le soir, on dirait des fantômes.

Notez que, sauf les calèches, les coupés, les tramways et les omnibus, relativement en petit nombre, aucun équipage n’a de lanternes, et que, malgré cela, il n’arrive presque jamais d’accidents.

Mais si les traîneaux sont agréables, je demande à faire des restrictions sur les «drojki» ou voitures de place d’été.

Imaginez-vous un siège de cocher, à deux places (deux places! amère dérision!!!), juché sur quatre petites roues, le tout accompagné de gros ressorts peu élastiques, de deux marchepieds qui se transforment, par leur continuation, en paracrottes sur les deux côtés, et d’un dossier aussi peu élevé que celui du traîneau. L’automédon qui vous sert de pendant vous domine de la moitié de sa hauteur.

Au premier pas que fait le cheval, vous pâlissez, vous vous cramponnez où vous pouvez, et alors vous abandonnez, désespéré, ahuri, votre âme à la fatalité. C’est un cahotement inénarrable, une suite de soubresauts qui met en péril votre organisme. N’allez pas parler: vous vous casseriez les dents ou vous vous couperiez la langue. La première fois qu’on se risque dans cet instrument de supplice, si l’on n’est pas de première force en gymnastique ou équilibriste émérite, on a neuf chances contre une d’aller maudire de près les atroces pavés, cause de nos souffrances.

Voilà une invention bonne pour les dames! Il y a de quoi les mettre au lit pour un mois. C’est juste le même effet que celui produit par un mauvais cheval au trot dur et irrégulier: chaque secousse vous brise les côtes et vous met la tête en capilotade.

Quand on a pour compagnon de torture une femme, on la tient à sa place tant bien que mal en lui passant la main autour de la taille. Personne n’y voit de mal, et l’on a raison. Cette méthode a même cela de bon que si votre voisine est corpulente, vous pouvez, sous prétexte de lui venir en aide, vous accrocher à elle et trouver votre salut dans sa pesanteur. Eh bien! on s’y fait. Au bout de quelques expériences, on s’y habitue parfaitement.

S’ils ont de mauvais côtés, les drojki en ont aussi de bons. D’abord on est à l’air, ensuite on va vite, puis on en a partout et toujours sous la main; enfin, il n’y a pas de tarif; et l’on peut traiter de gré à gré avec leurs conducteurs; le prix dépend de la distance à parcourir, et est en général très-modique. Aussi s’en sert-on à tout propos, même pour traverser la chaussée, quand on ne veut pas se salir.

Mais si, par malheur, vous n’avez pas fait vos conditions d’avance, l’isvoschik (cocher) vous réclamera inévitablement quatre ou cinq fois plus d’argent qu’il ne doit raisonnablement lui en revenir, et vous serez obligé de payer. Si vous avez débattu votre prix avant de vous mettre en route, jamais il ne vous demandera un centime de plus, Il n’y a pourtant pas eu de témoins; aucun notaire n’y a passé. c’est ainsi. C’est une règle sans exception.

Il en est de même pour toutes les voitures de louage indistinctement.

Une réputation, légèrement surfaite à mon avis, c’est celle des «troïka» ou traîneaux à trois chevaux. C’est tout simplement une boîte sur patins, un peu plus haute et un peu plus large que les autres. On peut y tenir cinq personnes, trois sur l’arrière et deux tournant le dos au conducteur. Quand, à force de se trépigner mutuellement sur ses bottines, on est arrivé à caser ses jambes et ses pieds, on tire sur soi la fourrure-couverture déjà nommée, et l’on se met en route. En chemin, on crie beaucoup, d’abord pour s’amuser et ensuite à cause des soubresauts et secousses que l’on éprouve sur cet appareil peu suspendu.

La troïka prête énormément a la description imagée. On peut, tant que cela fait plaisir, la faire voler au milieu d’une blanche nuée neigeuse; on peut y montrer la princesse X. et la baronne Z. (toujours) gracieusement pelotonnées dans leurs riches pelisses; on peut représenter le yemschik (ou conducteur) animant ses coursiers de la voix, semblable à Automédon ou à un César quelconque debout sur son char. Tout cela sera très-beau. Mais la vérité est que le cocher hurle beaucoup, et pousse des cris aigus qui ne produisent pas un effet trop appréciable sur son attelage; que tous les cahots subis en route brisent le corps, et qu’ordinairement cet équipage ne va pas à beaucoup près aussi vite qu’un simple traîneau attelé d’un bon cheval. Mais c’est bizarre, cela sort de l’ordinaire, et l’on s’en sert assez volontiers pour faire une excursion aux environs de la ville.

L’attelage de cette voiture se compose d’un cheval qui trotte au milieu; à sa gauche, un autre galope d’une façon normale; à sa droite, un troisième tient également le galop, mais en fou, c’est-à-dire que sa tête, recourbée de côté, a l’air de contempler ce qui se passe dans le véhicule.

Est-ce joli i? Ne l’est-ce pas? Les avis sont partagés. Dans tous les cas, pour arriver à donner cette direction anti-naturelle à la tête d’un cheval, on a dû infliger à la pauvre bête un martyre effrayant depuis sa naissance.

Vous en savez maintenant, mon cher, autant que moi.

Ah ! tenez! nous longeons le palais de la Grande-Duchesse Marie, sœur de l’empereur: au milieu de cette place, la statue équestre de Nicolas Ier, en chevalier-garde, œuvre assez maigre et de peu d’élégance, comme vous pourrez en juger par la suite.

A votre droite, c’est la Fontanka, un des nombreux canaux qui sillonnent la ville.

Droit en face de nous, ce gigantesque monument à coupole et à clochetons dorés, c’est l’église Isaac. Je vous la recommande tout particulièrement, non seulement parce qu’elle a été édifiée sur les plans de Montferrand, votre compatriote, ce qui est toujours bien fait pour chatouiller l’amour-propre national, mais parce que nulle part au monde on n’a entassé dans un seul endroit un pareil amoncellement de richesses.

Nous tournons maintenant dans la grande Morskoy; nous touchons au port: voilà votre gîte. Je vous introduis, je vous quitte; vous faites votre toilette; je rentre chez moi, presque vis-à-vis, en faire autant, et je reviens sans façon m’inviter à déjeuner avec vous.

Trois quarts d’heure plus tard environ, on frappait à la porte de l’appartement de Norel, qui, rechangé des pieds a la tête, rasé de frais, coiffé, dispos, se préparait a faire honneur au copieux repas dont il avait abandonné le menu à la science du maître d’hôtel.

On n’attendait que Boris pour servir.

C’était lui qui arrivait.

Sans lui laisser le temps de placer un mot, Albert, affamé, l’entraîna presque de force vers un siége, s’assit en face de lui, et commença à attaquer les huîtres.

Dans sa précipitation, il n’eut pas le loisir de s’apercevoir de l’air inquiet, soucieux de son convive.

C’est à peine s’il remarqua tout d’abord la tête rasée, les yeux en amande et les larges oreilles fortement détachées du crâne du domestique qui les servait.

–Qu’est-ce que c’est donc que cet oiseau-là? demanda-t-il à voix basse à son commensal.

Celui-ci sourit distraitement et répliqua sur le même ton:

–C’est un Tatar. Presque tous les garçons d’hôtel et de restaurant appartiennent à cette race. Ils sont généralement probes, dévoués et intelligents; habitués à servir des gens qui parlent plusieurs langues, ils retiennent pas mal de mots des différents idiomes, et arrivent même a s’exprimer assez clairement en français ou en allemand.

Ceci pour votre gouverne, au cas où vous ne tiendriez pas à savoir vos propos saisis au vol.

Lorsque le café et les liqueurs furent servis, le Tatar se retira.

Alors Nikitine, plus préoccupé que jamais, et qui n’avait touché que du bout des dents aux plats délicieux qui lui étaient offerts, dit brusquement au jeune Français:

–Vous désiriez avoir affaire aux nihilistes, n’est-ce pas? Leurs intrigues, leurs menées, leur audace vous intéressent comme les péripéties d’un drame bien charpenté?

–Certes s!

–Eh bien! soyez heureux! Votre souhait a déjà été accompli.

–Que voulez-vous dire?

–Écoutez-moi. La veille de notre départ de Paris, un personnage russe, habitant cette ville, m’avait prié de me charger d’une commission importante pour le général Froloff. C’était une preuve de confiance qu’il me donnait, et, en même temps, une bonne précaution qu’il prenait.

On ne sait pas dans quelles mains peut tomber une lettre avant d’arriver à destination, si elle y arrive.

Une dépêche est lue par trop de gens indifférents ou non.

Aussi le parti auquel il s’était arrêté, le plus sage, avait été de tracer sur un feuillet de mon carnet quelques lignes en signes de convention.

Cela se passait au café de la Paix.

–Ne serait-ce pas un peu dans le domaine de la police, cette mission confidentielle?

–Aucunement, puisque j’ignorais absolument le sens de ces caractères secrets. Je savais, il est vrai, qu’il y était question des sectaires. Or, sans être agent provocateur ou autre, vous accorderez bien à ma conscience le droit de servir mon pays à ma façon contre ces gens qui le ruinent à la leur.

–Sans doute, sans doute.

–Permettez-moi de continuer. Ce carnet ne m’a pas quitté une seconde depuis lors: le voici.

–Eh bien?

–Eh bien! le feuillet en question, qui était encore a sa place quand nous avons passé la frontière, j’en suis sûr, je l’ai vu; ce feuillet, dis-je, a disparu. Où? Quand? Comment? Je l’ignore; mais malheureusement le fait n’est que trop certain.

–C’est que vous n’avez pas bien cherché.

–Allons donc! Voyez vous-même ces déchirures adhérentes à la page qui lui correspondait. La preuve est-elle suffisante? Doutez-vous encore?

–C’est renversant! s’exclama Albert.

–J’ai été joué comme un enfant; mais je me vengerai, je vous le promets: à la répulsion que j’éprouvais contre ces gens-là, à l’horreur que m’inspirent leurs crimes, vient de se joindre le dépit d’avoir été leur dupe.

Je suis libre de mon temps; j’ai de l’énergie, de la ténacité et de la fortune. C’est la guerre que je leur déclare, guerre sans merci, guerre à coups de couteau.

Hier, m’a-t-on dit, ils ont tenté d’empoisonner mon père, actuellement a Moscou pour affaire de service.

Et vous admettriez que j’eusse quelque scrupule –à l’égard de ces bandits? Allons donc !

Que la police fasse son devoir; moi je ferai le mien, je le jure, mais à part, tout seul, à mon gré, suivant ma propre inspiration. Je n’ai besoin de personne.

–Et moi, ne puis-je vous être bon à rien?

–Vous! mon ami? Je ne voudrais pas vous attirer dans une voie où chaque pas cache une embûche, une trahison, un assassinat. Et puis vous êtes étranger, et notre lutte.....

–Ne me regarde pas? C’est évident, dites-le carrément. Vous pouvez ajouter encore que, ne connaissant ni la ville, ni la langue, je ne pourrais vous être que d’un piètre secours. A cela je répondrai que, n’ayant pas de grief contre vos ennemis, je suis hors de cause, sans passion et de sang-froid. Mon impartialité fait ma force. Ne comptez pas sur moi pour en faire pincer un seul si l’occasion se trouvait pour moi d’en découvrir. Ce n’est pas mon genre.

Quant à la topographie locale, cela ne m’effraie pas; je ne serai pas long à me débrouiller.

Mon ignorance du russe me forcera a opérer seulement dans les endroits où l’on parle français; ma qualité très-obscure d’étranger ne peut me faire suspecter. De ce côté, je vois plutôt un avantage..

Je suivrai vos manœuvres en amateur; si je connais quelque chose qui vous intéresse, je vous le dis à titre d’ami; si l’on vous attaque, je vous défends; je me pique, vanité à part, de ne pas manquer de flair, et je me crois de bon conseil.

Et, pour donner un démenti à ceux qui accordent généreusement à mes compatriotes un brevet de légèreté, pour vous prouver qu’il y a des exceptions, je n’attendrai pas davantage pour vous signaler une excellente piste, j’en mettrais ma main au feu.

–Vous?

–Moi! Depuis que vous m’avez parlé de votre vol, un énorme travail s’est fait dans mon cerveau, sans que cela paraisse; des souvenirs confus se sont condensés ce que je prenais pour un songe ou une hallucination n’est qu’une désolante réalité. En un mot, je connais votre filou.

–Que dites-vous là?

—L’exacte vérité. C’est admirable d’audace, et c’est supérieurement mené. Cette femme est d’une force effrayante.

–Quelle femme? Je ne vous comprends pas.

–Eh! parbleu! notre jolie compagne de voyage.

Anna Andreievna?

–En personne. C’est elle qu’il s’agit de retrouver avant tout.

–Qui vous fait supposer que ce soit elle?

–Je ne suppose pas; j’affirme. Jugez-en.

Lorsqu’il eut terminé le récit de l’épisode dont il avait été le témoin inconscient la nuit précédente, il ajouta:

–Admettrez-vous maintenant que mon alliance, que mon concours ne sont pas à dédaigner?

–Non, certes! J’accepte au contraire de grand cœur.

–Certaine de ne pas être soupçonnée, elle ne se tiendra pas en garde contre moi, encore moins que contre vous. J’ai le pressentiment que nous nous rencontrerons; ce sera à moi de jouer serré.

C’est égal, j’ai comme un frisson rétrospectif en songeant à son air sinistre et décidé, et surtout au joli petit poignard qui avait de si gracieux miroitements.

Si vous avez été mystifié, j’ai failli être tué. Moi aussi je me souviendrai. Votre main, Boris s!

––La voici.

–Bravo! Le traité est signé. Il ne nous reste plus qu’à arrêter les bases de notre plan de campagne, avant de commencer la chasse aux nihilistes. Quittez votre air renfrogné, et fumez un de ces cigares qui, ma foi, sont excellents.

La chasse aux nihilistes

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