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VI Des motifs pour lesquels Stepann était devenu nihiliste.

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Employé dans un ministère, il avait vu passer devant lui une foule de fonctionnaires, de dignitaires âpres au gain, insolents avec les petits, souples avec les grands, toujours à l’affût d’une place ou d’un pot de vin, tirant de toutes les sources, à toutes conditions, argent ou honneurs.

Il en avait vu fermer les yeux sur les débordements de leurs femmes, quand leur cynisme n’allait pas plus loin, pourvu que leurs dettes de jeu fussent payées et leurs maîtresses entretenues dignement.

Il avait vu vendre des charges au poids de l’or, au plus offrant.

La forme n’était pas précisément si carrée, mais le fond était le même.

Il avait vu des flatteurs se prosterner devant les puissants du jour, approuver leurs erreurs, encou rager leurs colères, pour en soutirer des roubles et toujours des roubles.

Il avait assisté à une dilapidation effroyable des finances; il avait assisté à des fortunes faites au grand jour, audacieuses, éhontées, par des gens qui, entrés sans sou ni maille dans un poste de confiance avec des appointements fixes et connus, relativement minimes, trouvaient moyen, après moins d’un an d’exercice, de se faire bâtir un palais et de mener un train de grand seigneur.

Des fats, des ignorants, des créatures de tel ou tel, dans toutes les places; l’incurie, la nonchalance, le laisser aller partout; l’énergie, le contrôle nulle part.

Tout cela le remplissait de fiel, de haine et de dégoût.

Dans sa rage et sa soif de vengeance et de réformes, il ne se disait pas qu’il y avait des exceptions à cet état de choses; qu’à côté de ces paresseux insouciants et retardataires, il y avait des travailleurs obstinés et progressistes; que cette plaie hideuse de l’administration et de la société sautait aux yeux de tous les gens de bonne foi, et que des hommes dévoués et libéraux se consumaient en efforts pour y apporter un remède aussi prompt qu’énergique.

Non.

Sous tous ces parements, ces broderies, ces grosses épaulettes, il ne voyait et ne voulait voir que boue, flétrissure et infamie.

Pour ces gens-là, le peuple, le vulgaire, n’était (à son point de vue) qu’une machine à payer les gros appointements, et c’était encore lui faire bien de l’honneur que de daigner le pressurer en le laissant croupir dans son ignorance crasse.

Il y en avait un surtout, de ces mangeurs d’argent, qu’il avait en horreur et qui le lui rendait bien.

C’était le conseiller de cour Nikitine. Cet homme froid, grave, compassé, à la démarche austère, au regard dur, aux lèvres minces, lui était insupportable.

Il bondissait quand le hasard lui permettait de surprendre quelques bribes des conversations de ce glacial personnage; quand il l’entendait soutenir d’un ton sec et incisif que la populace n’est rien, que les dirigeants sont tout; que ces bélîtres ont besoin d’être tenus par une main de fer; que la moindre concession serait un danger immense; que pour les mater, il n’y a que la répression sévère, implacable; que la Russie a toujours vécu et prospéré ainsi, et que changer quoi que ce soit serait entraîner la noblesse a l’abîme; que ces millions d’êtres, sans naissance, n’ont nullement besoin de vaines libertés pour gagner leur pitance habituelle.

Et, comme conclusion, le conseiller recommandait un individu pour un emploi, demandait une décoration pour un autre, de l’avancement pour un troisième, et se laissait forcer la main pour accepter quelque chose en son nom ou en celui de son fils.

Un jour, Stepann, qui se trouvait avoir affaire directement à lui, oublia son infériorité hiérarchique, et eut l’audace de relever d’un mot un des propos habituels du doctoral Nikitine.

Celui-ci ne dit rien sur le moment; mais avisant à sa sortie un employé supérieur, il se plaignit vertement de la conduite d’un modeste scribe qu’il désigna du geste.

Il lui fut répondu que c’était un jeune homme intelligent, laborieux, et sur lequel le ministre comptait beaucoup; on n’avait rien à lui reprocher, malgré sa naissance irrégulière.

–Un bâtard! s’écria dédaigneusement le conseiller, sans vouloir en entendre davantage; j’ignorais qu’une chancellerie bien tenue pût donner asile à ces espèces C’est immoral. Il est heureux qu’on ignore ceci en haut lieu.... Enfin! n’en par-Ions plus!

Et il s’en alla.

Le lendemain, Stepann était informé que l’on n’avait plus besoin de ses services. Quant aux motifs de cette décision, il n’en était nullement fait mention.

Mais le jeune homme était fixé. Il savait à qui il était redevable de sa disgrâce.

Il se jura bien de ne pas pardonner, et il tint parole.

Dans une autre occasion encore, ces deux antipathies vivantes s’étaient heurtées.

C’était à une soirée.

Stepann était mêlé à un groupe où l’on discutait les questions brûlantes du moment. Mais, dans la crainte de se compromettre, il se gardait bien de souffler mot, quand tout à coup une voix sourde murmura:

–Eh! messieurs, parmi tous ces bandits, ne conviendrait-il pas de donner la première place aux bâtards?

Le jeune homme fut assez maître de lui pour ne pas tressaillir, et jeta un regard indifférent, en apparence, sur le nouveau discoureur; le conseiller Nikitine.

–En effet, continua celui-ci, en tête de toutes ces revendications stupides, ne faut-il pas mettre l’envie de secouer l’infamie de sa naissance et de tenter de se faufiler dans la société des honnêtes gens?

Quelques niais se mirent à rire et à approuver du geste.

–Mon Dieu, Excellence, riposta froidement Stepann, un bâtard, comme vous dites si bien, a, je partage entièrement votre façon d’envisager les choses à ce sujet, le droit, ou du moins peut avoir le désir de secouer ce joug d’infamie. Mais où nous différons essentiellement d’avis, c’est dans l’application de ce mot.

Pour moi, il tombe comme un soufflet sur la joue du lâche qui, après avoir satisfait un caprice, abandonne sans remords ni scrupule une femme dans le désespoir et la honte, et un pauvre petit être qui ne demandait pas à respirer le même air que lui.

Voila l’infamie, messieurs! N’est-il pas vrai, Excellence?

Ai-je bien traduit votre pensée? J’en suis sûr, car c’est celle des honnêtes gens dont vous nous faisiez la grâce de parler tout à l’heure.

Cette dernière goutte d’amertume et d’insolence fit déborder la coupe.

Stepann se jeta à corps perdu dans la conjuration et y entraîna Anna à sa suite.

Son audace, sa finesse, son acharnement, le firent rapidement grandir dans l’estime de ses compagnons, et il était un des chefs les plus militants de la conspiration au moment où commence notre récit.

En échange de ses fatigues, de son dévoûment à la cause, des dangers sans nombre qu’il avait à braver sans cesse, il ne demandait qu’une seule récompense:

Être chargé de l’exécution, le jour où le tour de Nikitine serait venu.

Une tentative isolée, maladroite, avait eu lieu, à son insu, contre le conseiller, et avait piteusement avorté.

L’attentat avait eu lieu à Moscou, où son ennemi semblait devoir séjourner longtemps. S’il ne revenait pas à Pétersbourg, lui, Stepann, ferait le voyage, pour savourer lentement sa vengeance et sa haine instinctive.

Les comparses l’inquiétaient peu.

Il pressentait que Nikitine tomberait dans ses mains.

Et alors! Alors il lui ferait verser bien des larmes de sang, avant de débarrasser la Russie de sa funeste présence.

Lorsqu’il apprit par Anna que le porteur de la dépêche soustraite était justement son fils, il eut un moment l’intention de s’en prendre à Boris; mais il réfléchit que celui-ci devait être de peu de poids dans l’existence de son froid et impassible père, car cet ambitieux ne devait rien aimer.

C’était une victime inutile.

Il passa outre.

Punir un ennemi en lui tuant son enfant est pourtant un châtiment bien épouvantable; mais il y a de ces prétendus hommes forts, de ces monstrueux égoïstes, que cela ne saurait émouvoir.

Tel était le rapace et solennel conseiller.

Stepann avait encore un autre but a poursuivre: essayer de rencontrer le séducteur de sa mère et lui jeter sa malédiction a la face.

Mais était-il encore de ce monde? Pour le rechercher, il n’avait aucune preuve, aucun document, rien absolument, qu’une miniature représentant un homme jeune encore, orné d’une barbe épaisse, aux cheveux noirs et touffus, à l’air rogue et hautain. Mais trente-cinq ans, au moins, s’étaient écoulés depuis l’époque où ce portrait avait été fait,

Il ne l’avait, lui-même, entre les mains que depuis fort peu de temps, par les soins d’une vieille domestique qui, l’ayant pris, par mégarde ou distraction, au chevet de la moribonde, l’avait jeté dans un coin sans y attacher d’importance, et prise plus tard, trop tard, d’un beau scrupule, n’avait eu de repos qu’après avoir retrouvé son jeune maître pour lui faire cette restitution.

C’était un renseignement bien insuffisant. N’importe.,

Il montra la miniature, comme un objet banal, à différentes personnes.

Aucune ne put le mettre sur une piste.

Voilà quelles étaient les situations réciproques, les buts si opposés, les passions de nos différents personnages, au début de leurs sourdes hostilités.

La chasse aux nihilistes

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