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III
Anna entre en campagne.

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A sa sortie du débarcadère, Anna Andreievna, qui n’avait aucune sorte de malle ni de valise a réclamer, s’était immédiatement précipitée vers le perron extérieur.

Un homme, paraissant âgé de trente-trois à trente-cinq ans, vêtu avec une certaine élégance, qui, depuis de longues heures, arpentait fiévreusement la salle d’attente en mâchonnant un cigare, s’avança vivement à sa rencontre, lui offrit le bras, et l’entraîna vers un traîneau de maître, sans lui dire un mot.

Le cheval partit, rapide comme une flèche.

–Eh bien? demanda-t-il seulement alors.

–C’est fait.

–Bravo!. La note?

–Je l’ai. Je te raconterai tout plus tard. Vite chez Roumine!

–Mais tu dois être fatiguée!

–Je tombe de lassitude et d’inanition. C’est égal! Courons au plus pressé.

Vingt minutes n’étaient pas écoulées que tous deux se trouvaient dans un salon richement meublé, au rez-de-chaussée de la maison Arsentieff, dans la Voznesensky (en Russie on désigne les maisons par le nom de leur propriétaire).

Assis derrière une table surchargée de brochures, de volumes, de journaux, un vieillard a longue barbe blanche, sec, maigre, nerveux, enveloppé d’une robe de chambre en flanelle bleue, lisait attentivement, à l’aide de son monocle, une sorte de billet froissé, arraché, que Boris eût bien facilement reconnu.

Au bout de quelques secondes d’examen, il releva la tête, fixa attentivement la jeune femme dans les yeux et demanda d’une voix sourde, où perçait un tremblement de colère:

–Il ne s’est aperçu de rien?

–De rien.

–Tu en es sûre e?

–J’en réponds.

Le vieillard écrivit a la hâte quelques mots qu’il mit sous enveloppe; il sonna; un valet entra, auquel il parla à l’oreille. Le domestique disparut.

Roumine, puisque nous savons son nom, reprit d’un ton un peu moins dur:

–Soit! Mais il ne va pas tarder à remarquer cette soustraction insolite. Ce damné Barinoff, que l’enfer engloutisse, ne s’est peut-être pas contenté de lui confier cet écrit; il est à craindre qu’il ne lui en ait expliqué le contenu de vive voix. Vous devinez la suite.

–Tout est perdu, alors? s’écria le cavalier d’Anna en blémissant.

–Non, Stepann, non; nous pourrions être compromis tout au plus; aussi s’agit-il de gagner seulement de vitesse cet étourneau de Boris qui a le tort de se charger de messages dangereux, et à qui son zèle pourrait bien jouer un vilain tour.

–Vous avez raison, et je vais.

–Reste tranquille; c’est fait: j’ai envoyé prévenir le comité qui siége justement en ce moment. A lui de faire disparaître au plus tôt les documents compromettants.

Pour notre projet, le voila impossible; il n’y faut plus penser. L’éveil est donné ou ne tardera pas à l’être ici. Ce qui me surprend, c’est que Barinoff ait été si bien mis au courant à Paris. N’importe! nous saurons inévitablement la vérité tôt ou tard, que ce soit négligence où trahison d’un .de nos frères dé la-bas. Le principal était de parer ce coup terrible, bien terrible: écoutez ce que ce maudit écrivait:

«Surveillez Kozline, Balaieff, Galkoff. Mine préparée pour train impérial. Parcours. Endroit précis ignoré. Détails suivront. Danger imminent.»

Il lisait dans un silence de mort; les deux visiteurs étaient anéantis, terrifiés, stupéfiés.

–Le service que tu nous as rendu est immense, reprit le vieillard, mais il est fort heureux que je connaisse les grilles, les chiffres et les conventions de nos adversaires.

Ah h! s’ils faisaient comme nous, s’ils renonçaient à la routine pour s’entendre sur le choix d’un livre quelconque et correspondre en indiquant, par chiffres, la page, la ligne et le mot à trouver, la tâche du chercheur deviendrait impossible, et le péril n’en serait que plus redoutable pour nous.

Mais assez sur ce sujet: raconte-moi de quelle manière tu t’y es prise pour réussir si adroitement, ma chère Anna.

–Kouzmine était venu me trouver chez moi sur les huit heures du soir: il était tout haletant. Il me dit que le temps pressait, qu’il venait de recevoir un avis lui annonçant le passage de Boris par le premier train, que ce dernier portait un carnet dont il fallait s’emparer à tout prix. En cas d’impossibilité, je devais, à tout prix aussi, m’attacher à lui; une fois arrivés ici, l’empêcher de sortir et profiter de la première occasion pour me saisir de ce mystérieux portefeuille. Je ne fis aucune objection; je laissai un mot à mon mari, absent depuis une semaine, pour le cas où il rentrerait, ce dont je doute, avant mon retour, lui donnant pour prétexte une maladie subite de ma sœur Julie, qui, effectivement, est souffrante; je passai ma pelisse et le suivis.

Le train arriva; nos angoisses étaient affreuses: ni lui ni moi n’avions le signalement de notre homme.

Heureusement le hasard nous vint en aide sous la forme d’un Français bavard qui l’accompagnait, et qui le nomma plus de dix fois en cinq minutes: «Mon cher Boris par ci, mon cher Nikitine par là.» Le doute n’était plus permis: je m’arrangeai de façon à me trouver avec eux, ce qui me fut très-facile.

Nous venions de partir quand, jugez de ma surprise! Kouzmine, déguisé, affublé d’une barbe postiche, comme il a la manie d’en avoir plein ses poches, passa devant moi, me glissa un billet roulé, en ayant l’air de perdre l’équilibre, et, dans un accès de dévoûment insensé, se précipita héroïquement sur la voie pour retourner plus vite à son poste. Oh! rassurez-vous, il n’a dû se faire aucun mal: je l’ai vu détaler à toutes jambes à travers champs.

Il avait oublié un détail important: ce qu’il fallait prendre, c’était une page surtout, couverte de chiffres au crayon rouge. Quant au carnet, il était dans la poche extérieure du veston de Boris qui l’avait sorti à moitié au buffet de Dunabourg.

Quand mes deux voisins furent endormis, je profitai de l’occasion qui s’offrait: c’est tout.

–Mais, remarqua Stepann, pourquoi n’avoir pas pris le portefeuille, et t’être épargné la peine et le danger de le remettre en place?

–J’y avais pensé d’abord; mais j’ai réfléchi que Boris pouvait s’apercevoir de sa disparition en portant machinalement la main à sa poche, et, alors, ses soupçons se portaient inévitablement sur moi.

–Et il n’a pas bougé?

–Non: seulement le Français, qui dormait, malgré ses prétentions à l’insomnie, et qui rêvait même,–il parlait ou plutôt murmurait des sons inarticulés,–fit un mouvement brusque. S’il s’était réveillé, je le poignardais sans miséricorde. J’étais trop avancée pour reculer, ajouta-t-elle froidement.

–Mais c’était te perdre!

–Qui sait? Ne pouvais-je pas avoir défendu ma vertu contre ses entreprises? répondit-elle en souriant. Le plus à craindre, c’était un retard forcé. Il vaut mieux que les choses se soient passées ainsi.

–Quand comptes-tu repartir? interrogea Roumine.

–Pas avant quatre ou cinq jours au moins. Vous allez comprendre pourquoi. J’ai bien été forcée de dire à ces deux jeunes gens au moins mon prénom. Mentir n’eût servi à rien, et je pouvais rencontrer quelqu’un de connaissance en route. De plus, ils savent que je descends à Pétersbourg chez une parente. Si je disparaissais subitement, il y a cent à parier contre un qu’ils n’auraient pas un doute sur ma culpabilité. Il faut, au contraire, qu’ils me voient, il faut que nous nous retrouvions ensemble, ne fût-ce qu’un instant.

–Puissamment raisonné! approuva le vieillard.

–Ce n’est pas tout: ma sœur, par la position élevée de son mari à la cour, par son ignorance absolue de mes secrets, par sa haine invétérée contre nos idées, me couvre de son pavillon sans s’en douter.

Qui oserait soupçonner la belle-sœur de l’adjudant-général comte Froloff?

–C’est justement à lui que la dénonciation était adressée, interrompit Roumine.

–Tant mieux: le diable nous seconde à merveille.

Permettez-moi maintenant de me retirer, dit la jeune femme en se levant; je suis brisée.

–Va, mon enfant, va. Moi je vais travailler.

La chasse aux nihilistes

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