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TOME PREMIER
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Je me suis toujours proposé de faire, pour quelques individualités curieuses, originales et bizarres de ce temps-ci, une étude analogue à celle qu’un lettré de race choisie, M. Monselet, a menée à bonne fin sur les Oubliés et les Dédaignés du XVIIIe siècle. J’avais commencé par le portrait du Lycanthrope cette galerie tout à fait étrange, et je ne réponds pas de ne point la reprendre bientôt en étudiant ces méconnus ou ces excentriques qui s’appellent Elim Metscherski, Charles Lassailly, Aloïsius Bertrand, et, plus près de nous, ce poëte d’un grand talent et d’une existence si aventureuse, Albert Glatigny.
Pour aujourd’hui il ne s’agit ici que d’une préface à l’un des livres les plus particuliers de ce genre de littérature que Nodier appelait le genre frénétique. Je renverrai, pour ce qui touche à la vie même de Petrus Borel, au petit volume que je lui ai consacré1 et ne m’occuperai que de l’œuvre même qu’un éditeur artiste, M. Léon Willem, aidé de la piété filiale de M. Borel d’Hauterive, le frère de Petrus, remet en lumière en la revêtant d’une forme plus digne de la faire apprécier des bibliophiles.
La première édition de Madame Putiphar date de 1839; elle forme deux volumes in-8 à couverture bleue (Paris, Ollivier, éditeur), avec deux gravures sur bois, reproduites ici: la première, celle du tome Ier, représentant Patrick le volume de J. – J. Rousseau à la main et tenant tête à madame de Pompadour; la seconde (tome II), signée Louis Boulanger, montrant Déborah à genoux, les cheveux en désordre, devant Patrick décharné, à demi nu, un crucifix sur la poitrine. Sur la couverture du livre un cadran d’horloge, sans aiguilles, avec deux os de mort entre-croisés et une larme.
Ce livre, Petrus Borel l’avait écrit loin de Paris, au Baizil, en Champagne, près du château de Montmort, dans un moment de sa vie où il se sentait entraîné vers la production, emporté par la fièvre créatrice. Il avait promis deux ou trois autres romans à Ollivier, son éditeur; il avait composé, à la même époque, un drame en cinq actes, le Comte Alarcos, encore inédit et qu’on pourra publier un jour. La dureté de son éditeur eut facilement raison de cet accès d’espérance et de foi.
Dans une lettre mise aux enchères lors de la vente des autographes appartenant à l’éditeur Renduel, Petrus Borel se plaignait amèrement de l’éditeur qui lui avait acheté cette Madame Putiphar. La lettre est cruelle et vaut la peine d’être citée. Elle montre en quel état se trouvait alors le Lycanthrope. «Je vous écris de mon désert, dit Petrus Borel. J’ai vendu mes deux volumes de Madame Putiphar 200 francs à Ollivier et il me refuse le troisième quart (50 francs) quand la totalité de la copie est achevée. Ma misère est affreuse: je suis obligé de sortir de ma caverne du Bas-Baizil pour glaner ma nourriture dans la campagne. Débarrassez-moi de cet homme.»
Ainsi, on le voit, le Lycanthrope ne souffrait pas seulement de maux imaginaires, et il lui était bien permis de se plaindre.
Les exemplaires de cette édition princeps de Madame Putiphar sont devenus, comme ceux des Rhapsodies et de Champavert des raretés que se disputent les amateurs de romantiques. Singulière fortune des livres! C’est à la Bibliothèque, où ils étaient depuis vingt-cinq ans, que j’ai trouvé les deux volumes de Madame Putiphar. Depuis vingt-cinq ans ils dormaient là, et nul ne les avait lus, et personne ne les avait coupés! Le premier j’ai mis le couteau d’ivoire entre ces feuillets que pas une main n’avait tournés! Et pourtant, il valait d’être étudié, ce volume, ne fût-ce que pour le prologue en vers qui précède le roman, – superbe portique d’une œuvre étrange. Cette introduction est assurément ce qui est sorti de plus remarquable de la plume de Petrus Borel.
Le ton navré est réellement touchant, et pour cette fois les grincements de dents de Champavert ont cessé. Hésitant et non plus irrité, inquiet, troublé, le poëte s’interroge, résiste tour à tour, et s’abandonne au doute, à ses instincts divers, à cette triple nature qui compose son idiosyncrasie. Nous avons tous au fond du cœur deux ou trois de ces cavaliers fantastiques dont parle Borel, et que nous entrevoyons, dans les heures troublées, comme des visions apocalyptiques.
Faut-il analyser ici ce singulier roman de Madame Putiphar, précédé par une si éloquente introduction en vers? Au début du livre, mylord et mylady Cockermouth sont accoudés à leur balcon, regardant le soleil couchant. Milady sème mal à propos son bel esprit, comme le lui reproche son mari; elle compare les trois longues nuées éclatantes aux trois fasces d’or horizontales des Cockermouth, et le soleil au milieu du ciel bleu au besant d’or parmi le champ d’azur de l’eau. Milord laisse là cette conversation sentimentale. Il revient des Indes et demande sévèrement à sa femme pourquoi certain fils de fermier, Patrick Fitz-Whyte «étudie les arts d’agrément avec Déborah, l’héritière des Cockermouth». Non-seulement ce Patrick est un petit paysan, mais il est catholique, et lord Cockermouth a pour juron favori: «Ventre de papiste!» Il ne badine pas avec ses convictions. La mère défend sa fille de son mieux; mais elle n’est pas bien persuadée non plus de l’innocence de Déborah. Que faire? Elle interroge la jeune fille. «Déborah, mon enfant, êtes-vous une fille à commerce nocturne?» Déborah rougit, se jette à genoux et demande grâce. Elle aime M. Patrick Fitz-Whyte (elle l’appelle monsieur); chaque nuit, elle sort par la poterne de la Tour de l’Est, elle va causer avec lui près du Saule creux, mais causer, rien de plus. «Nos entretiens n’ont jamais été qu’édifiants!» D’ailleurs, elle promet de cesser toute relation avec ce Patrick et d’épouser l’homme que son père lui présentera.
Mais quoi! miss Déborah est de la religion d’Agnès. Le soir même, elle sort par la poterne de la Tour, elle va jusqu’au Saule creux et crie le mot de ralliement habituel:
«To be!
– Or no to be!» répond Patrick, qui connaît Shakespeare.
Les deux amoureux se font rapidement leurs confidences. Ils ont eu, l’un et l’autre, à subir les brutalités de leurs tyrans. Patrick a le visage balafré, Déborah a l’épaule démise. Lord Cockermouth a brisé sa cravache sur le front du jeune homme en le saluant d’un seul mot: «Porc!» et au déjeuner il a lancé un pot d’étain à sa fille. Décidément tout cela ne peut durer. Aussi bien les amants conviennent qu’ils partiront, qu’ils iront en France pour y vivre heureux et libres. Leur fuite aura lieu «le 15 du courant», le jour même de la fête de lord Cockermouth.
Hélas! on ne s’enfuit pas facilement du manoir paternel. Nos tourtereaux sont surveillés. Un certain Chris, qui en veut beaucoup à Patrick, parce que celui-ci a refusé de trinquer avec lui, les espionne et les dénonce à lord Cockermouth. Le jour de la fuite venu, et pendant que les hôtes du lord en sont au dessert, Cockermouth et son complice, armés jusqu’aux dents, s’en vont vers le Saule creux, se jettent sur une ombre qu’ils aperçoivent et qui doit être Patrick, – et l’égorgent.
Quant à Cockermouth, il essuie son épée et rentre dans la salle du banquet. Il cherche alors Déborah des yeux, ne l’aperçoit pas, s’inquiète. On court aux appartements.
«Mon commodore, dit Chris, je ne trouve pas mademoiselle!»
On devine que ce n’est point Patrick, mais Déborah qu’ils ont assassinée. Patrick la trouve ainsi baignée dans son sang, la remet sur pieds, et la reconduit jusqu’au château. Ils conviennent qu’il s’enfuira et qu’elle le suivra dès que ses blessures seront guéries. «Mais, dit-elle, comment te retrouverai-je à Paris?» – Ce Patrick est rusé! – «Il faut avoir recours à un expédient, mais lequel?.. (C’est lui qui parle.) Sur la façade du Louvre qui regarde la Seine, vers le sixième pilastre, j’écrirai sur une des pierres du mur mon nom et ma demeure.»
Après une telle trouvaille, il est bien permis de s’embrasser, – ce qu’ils n’ont garde d’oublier. Puis on se sépare.
Cela fait, Déborah se présente aux invités de son père, pâle, sanglante comme une autre Inès de las Sierras. Les invités se lèvent et se retirent. Lord Cockermouth essaie de les retenir, puis les menace de son épée, – que dis-je! – de sa flamberge, et la brandit sur ses convives. Mais un vieillard, marchant vers lui, «d’un faux air mystérieux lui dit: Milord, vous avez du sang à votre épée!»
Le livre Ier s’arrête sur ce coup de théâtre; il contient, – outre certaines particularités de style, comme cette singulière expression pour dire que Déborah but un verre d’eau: «Elle jeta un peu d’eau sur le feu de sa poitrine», – un passage à noter, le portrait de lord Cockermouth, évidemment fait d’après une épreuve de sir John Falstaff. On le cherchera et on le trouvera dans ces pages, et voilà certes une excellente caricature. Daumier ne l’eût pas mieux crayonnée. Ce livre de Madame Putiphar abonde en rencontres semblables. Je n’analyserai point la suite de l’ouvrage aussi scrupuleusement que le début. D’ailleurs le lecteur de ces pages n’a-t-il pas le livre entre les mains et ne peut-il laisser là le préfacier pour courir au conteur? Petrus se fera bien connaître lui-même. On remarquera, soit dit en passant, l’orthographe fantaisiste du Lycanthrope, qui tenait à ses systèmes comme cet autre original, Restif de la Bretonne. C’est ainsi qu’il écrit abyme, gryllon, pharamineux, etc. «Je ne peux me figurer, sans une sympathique douleur, dit M. Charles Baudelaire, toutes les fatigantes batailles que, pour réaliser son rêve typographique, l’auteur a dû livrer aux compositeurs chargés d’imprimer son manuscrit.»
Revenons à Madame Putiphar. Patrick donc a quitté l’Irlande, ainsi qu’il a été convenu. Il arrive en France et entre d’emblée dans le régiment des mousquetaires du roi. Il n’a garde d’oublier le sixième pilastre du Louvre, et il y écrit son adresse. Précaution excellente, puisque Déborah le cherche déjà. Elle le rejoint. Leur folle joie remplit une quinzaine de pages. Petrus Borel n’a pas trouvé de meilleur mode pour exprimer leur ivresse que de les faire agenouiller dans toutes les églises de Paris. Mais voyez la fatalité! Patrick a été jugé en Irlande comme assassin contumax de miss Déborah; jugé, autant dire condamné, et mieux que cela, puisqu’il a été pendu en effigie, ce dont-il se moque au surplus profondément.
Ah! que vous avez tort d’être dédaigneux, ami Patrick! Justement, un mousquetaire de son régiment, Irlandais comme lui, Fitz-Harris, apprend la nouvelle de cette pendaison et en confie aussitôt le secret à tous ses camarades. Patrick se défend comme il peut, proteste de son innocence, et pour prouver qu’il n’a pas tué miss Cockermouth, il présente à ses compagnons Déborah, Déborah vivante et devenue sa femme. On s’incline profondément, et tout serait pour le mieux si le régiment des mousquetaires n’avait pas de colonel. Il en a un, vertubleu! et habillé de vert-naissant, têtebleu! et qui se nomme le marquis de Gave de Villepastour, mille cornettes! Or, ce colonel est amoureux de la femme de Patrick. Il veut la séduire, elle ne l’écoute pas; l’enlever, elle le repousse. Il a beau mettre Patrick aux arrêts pour causer plus librement avec Déborah, Déborah résiste. Il a des menaces, soit! Elle a des pistolets.
Sur ces entrefaites, Fitz-Harris, l’Irlandais qui est poëte par échappées, est convaincu d’avoir publié un libelle contre Madame Putiphar, lisez Madame de Pompadour. Petrus Borel appelle aussi Louis XV Pharaon. Maître Fitz-Harris est mis à la Bastille, et Patrick, toujours généreux, va demander sa grâce à la marquise.
Ici, j’aurais grande envie de reprocher à Petrus Borel sa sévérité excessive pour cette reine de la main gauche qui profita de sa demi-royauté pour faire un peu de bien, quand les autres, par habitude et par tempérament, font beaucoup de mal. Dieu me garde de me laisser entraîner par ce courant de réhabilitations érotiques qui, parti d’Agnès Sorel, ne s’est pas arrêté à la Dubarry! Mais enfin, lorsque je songe à Madame de Pompadour, c’est à son petit lever que je la revois, souriante, entourée d’artistes, ses amis, tenant le burin et demandant à Boucher un avis sur la gravure qu’elle vient d’achever. Muse du rococo, elle ne se contenta pas de publier des estampes ou de peindre des nymphes au sein rosé, elle protégea les Encyclopédistes, – et cette petite main si forte pouvait seule peut-être arrêter la persécution; elle philosopha, elle fit un peu expulser les Jésuites. Bref, il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’elle a légèrement aimé la liberté de l’art et de la pensée2.
Mais Petrus Borel ne nous la présente pas ainsi. C’est une louve affamée, une Cléopâtre sur le déclin, et quand madame du Hausset introduit Patrick dans le boudoir de Choisy-le-Roi, la Putiphar saisit à deux mains, – et quelles mains! – le manteau de ce Joseph irlandais. Ce diable de Patrick résiste au surplus éperdument. Elle parle amour, séduction, ivresse; il répond langue irlandaise, Dryden, minstrel, légendes de son pays. A cette femme éperdue et enivrée il réplique par un cours de grammaire comparée, et quand elle lui déclare en face son amour, il va froidement dans la bibliothèque prendre un livre du citoyen de Genève et met sous les yeux de la Pompadour cette pensée de la Nouvelle Héloïse:
«La femme d’un charbonnier est plus estimable que la maîtresse d’un roi.»
La Pompadour ne répond rien, mais elle fait mettre mon Patrick à la Bastille, pendant que le colonel marquis de Villepastour fait transporter Déborah au Parc-aux-Cerfs. Mais si Patrick est un loup, Déborah est une lionne. Pharaon a beau prier, supplier, se traîner à ses genoux, elle résiste, elle est superbe. «Vous finirez, dit le roi, par me rendre brutal!» Le tome Ier de Madame Putiphar se termine par la lutte et la résistance dernière de Déborah.
Dans le tome II de son ouvrage, Petrus Borel sème avec prodigalité les cachots ténébreux, les escaliers humides, les geôliers farouches, les souterrains sanglants et les oubliettes, toutes les fantasmagoriques des mélodrames. Déborah est enfermée au fort Sainte-Marguerite, et parvient à s’en échapper. Patrick et Fitz-Harris, réunis par le hasard, croupissent dans des culs-de-basses-fosses, à la Bastille ou à Vincennes. Au surplus, il y a vraiment là des pages saisissantes et effroyables. Les longues heures des deux martyrs sont comptées avec une cruauté sombre qui commence par faire sourire et qui finit par terrifier. Telle scène ou Fitz-Harris meurt en maudissant ses bourreaux, où le délire le gagne, où il revoit, moribond en extase, son comté de Kerry, Killarney la hautaine, le soleil, les arbres, les oiseaux; où Patrick demeure bientôt seul dans l’ombre, avec le cadavre de son ami, cette scène vous étreint à la gorge comme une poire d’angoisse. Petrus prend ainsi comme un violent plaisir à vous inquiéter et à vous torturer.
Quant à la fin même de l’histoire, la voici. Déborah a eu un fils, le fils de Patrick. Elle l’a appelé Vengeance. C’est une façon de désespéré taillé sur le patron d’Antony, ou de Didier, un des mille surmoulages pris sur les statues des bâtards romantiques. Déborah, poussée par les lamentations de son fils, lui confie le secret de sa naissance, lui montre son père emprisonné, torturé, maudit, et lui met une épée à la main en lui disant: «Va le venger!» Vengeance descend à l’hôtel du Villepastour et l’insulte, le frappe au visage, le contraint à se battre. Le marquis prend son épée, tue d’un coup droit ce jeune imprudent, fait attacher le cadavre sur le cheval qui à amené Vengeance vivant, et lâche le nouveau Mazeppa à travers champs. La course nocturne du cheval de Vengeance vers le château où attend Déborah est un des bons, des beaux morceaux du livre. C’est une façon de ballade où, comme un refrain, passe le cri de l’auteur au coursier: «Va vite, mon cheval, va vite!»
Lorsque Déborah voit son fils mort, elle sent soudain sont cœur se fendre, la vie lui échapper, le doute l’envahir. Elle désespère de Dieu après avoir désespéré des hommes.
Ici la plume semble tomber brusquement des mains de Borel. Un accent de sincérité poignante traverse son livre et le démenti final donné à son roman, la justice envahissant ce foyer d’horreurs, la revanche des bons sur les méchants, – c’est la prise de la Bastille par le peuple, le renversement du trône par les faubourgs, le meurtre du passé par la liberté. Il a réussi, ce Petrus Borel, à peindre en couleurs fortes, et sous un aspect nouveau, les triomphants épisodes du 14 juillet. Sa plume s’anime, court, étincelle, maudit, acclame, renverse; son style sent la poudre. Il y a là quelques pages vraiment dignes des écrivains embrasés qui vivaient dans la fournaise même, oui, dignes de Loustalot ou de Camille Desmoulins.
Au fonds d’un puits, dans la boue, dans la nuit, le peuple retrouve enfin un vieillard balbutiant des paroles d’une langue inconnue. C’est Patrick, Patrick hâve, décharné, lugubre. Déborah le reconnaît, elle se jette à son cou, elle lui parle, elle l’appelle par son nom. Il n’entend pas. «Fou! dit-elle. Il est fou!..» Elle se recule effrayée, tombe de toute sa hauteur et meurt.
Le livre s’arrête. Un meurtre de plus était impossible.
Je viens de nommer Camille Desmoulins. Ce n’est pas seulement le style même de Camille que le dénouement de Madame Putiphar nous rappelle: l’idée même de ce roman a été fournie au Lycanthrope par l’histoire. – Petrus Borel (ceci paraîtra intéressant aux curieux), a emprunté son livre aux Révolutions de France et de Brabant de Camille Desmoulins. Je lis, en effet, dans le no 40 des Révolutions3, page 34, une lettre d’un certain Macdonagh, gentilhomme irlandois, capitaine, lequel se plaint d’avoir été persécuté, offensé par son colonel, mis en prison, non pas à la Bastille, mais dans la tour des îles de Sainte-Marguerite, absolument comme dans Madame Putiphar Petrus Borel nous montre l’Irlandais Patrick offensé par son colonel, persécuté et jeté dans un cul-de-basse-fosse. Même caractère et même aventure. Le colonel enlève la femme qui s’appelle Déborah dans le roman, Rose Plunkett dans l’histoire.
La lettre de Macdonagh à Desmoulins est datée du 15 Juillet 1790. L’auteur raconte comment Rose Plunkett, qu’il a épousée en Irlande et qu’on lui a enlevée pendant qu’il était dans le cachot de l’Homme au Masque de Fer, est aujourd’hui la femme du marquis de Carondelet. Aussitôt, le Marquis d’écrire à Camille: «Monsieur, quelle a été ma surprise de voir dans votre journal une lettre signée Macdonagh, contenant une histoire infâme sur ma femme, dont il n’y a pas un mot de vrai! A peine cet homme l’a-t-il vue au travers des grilles d’un couvent, etc., etc.» A cela, Desmoulins répond qu’il ne regrette pas d’avoir publié la lettre de l’Irlandais, que la publicité est la sauvegarde du peuple et des honnêtes gens. «La dénonciation, dit-il, si elle est vraie, démasque des fripons; et si elle est fausse, un calomniateur; dans tous les cas, elle tourne ainsi au profit de la société, sans faire de tort à son client, car quel mal vous fait une imposture dont il vous est si facile de confondre l’auteur et de lui en faire porter la peine?»
Il y avait eu grand bruit à la suite de la lettre de Macdonagh, et le marquis de Carondelet, chevalier de Saint-Louis avait adressé aussitôt contre «l’intrigant» une requête à Messieurs de l’Assemblée nationale, au roi, à ses ministres, à tous les tribunaux du royaume: «C’est un scélérat qui file sa corde», y était-il dit en parlant de Macdonagh. A cela Macdonagh répond par une visite à Camille Desmoulins et lui conte l’affaire qui est atroce, dit l’auteur des Révolutions de France et de Brabant, Macdonagh a épousé Rose Plunkett qui, après lui avoir vainement offert une somme d’argent pour obtenir son désistement, «a trouvé,» dit Desmoulins, «qu’il lui en coûterait bien moins de se démarier par lettre de cachet, et moyennant 24,000 livres, a fait enfermer son mari, – non son futur, mais le passé – aux îles Sainte-Marguerite pendant douze ans et sept mois.» Et, comme pièces de conviction, Desmoulins insère dans son journal des lettres de la marquise de Carondelet où Rose Plunkett appelle le capitaine irlandais: «Mon cœur et mon âme.»
On pourrait chercher ce qu’il advint de cette affaire Macdonagh; toujours est-il que Petrus Borel y a trouvé le sujet de Madame Putiphar, et que modifiant le rôle de Rose devenue Déborah, agrémentant son récit d’une visite à la Pompadour et d’une prise de la Bastille, il a choisi, ce jour-là, Camille Desmoulins pour collaborateur.
Le public sera heureux, je n’en doute pas, de retrouver, dans une édition faite pour les bibliothèques choisies, un livre aussi célèbre et aussi caractéristique que Madame Putiphar.
Celui qui l’écrivit fut un homme de conviction et de talent qui eût pu marquer plus profondément encore sa trace dans l’histoire des lettres si la fortune lui eût souri. Comme il rêvait de grandes choses! Je retrouve dans la collection de l’Artiste ces vers non réimprimés qui montrent bien ce qu’étaient ses espoirs et ses rêves:
9 octobre.
Tout ce que vous voudrez pour vous donner la preuve
De l’amour fort et fier que je vous dois vouer;
Pas de noviciat, pas d’âpre et dure épreuve
Que mon cœur valeureux puisse désavouer.
Oui, je veux accomplir une œuvre grande et neuve!
Oui, pour vous mériter, je m’en vais dénouer
Dans mon âme tragique et que le fiel abreuve
Quelque admirable drame où vous voudrez jouer!
Shakspeare applaudira; mon bon maître Corneille
Me sourira du fond de son sacré tombeau!
Mais quand l’humble ouvrier aura fini sa veille,
Éteint sa forge en feu, quitté son escabeau,
Croisant ses bras lassés de son œuvre exemplaire,
Implacable, il viendra réclamer le salaire!
Petrus Borel.
C’est à madame Paradol, la belle madame Paradol de la Comédie-Française, mère de Prévost-Paradol, que ce sonnet était adressé et Petrus lui dédiait en outre le roman que M. Willem réimprime aujourd’hui. Ces vers décèlent bien un fier état d’âme, un courage tout prêt à tenter l’œuvre grande, un immense désir d’escalader les sommets. Ces folies et ces ardeurs vaillantes, ces explosions et ces fumées du romantisme valaient mieux encore que les fanges du réalisme, dont on sourira tout autant quand la mode en sera passée, et qui rentrent aussi dans le «genre frénétique» dont parlait Charles Nodier.
A propos du romantisme et de ses fièvres, M. Philarète Chasles écrivait un jour. «C’était une belle époque éperdue. Elle voulait trop, elle espérait trop, elle comptait trop sur ses forces, elle jetait trop de sa séve aux vents du midi et du nord. Elle ne s’arrêtait pas pour s’écouter vivre; mais elle vivait. Elle avait l’ardeur, la séve et l’élan. Partout singularités et phénomènes: femmes émancipées, phalanstériens, vintrassiens, saint-simoniens; on faisait des drames en trente actes et des vers de quarante pieds. Trialph jaillissait de la plume de Lassailly, et le pauvre Petrus Borel, qui est allé mourir de douleur en Algérie, se disait lycanthrope. On imaginait qu’une loi votée pourrait ouvrir le paradis sur la terre; un seul noble discours allait de la tribune retentir dans toutes les poitrines…» Ah! le beau temps et le temps des glorieuses chimères! C’était folie? Soit. Nous sommes devenus trop sages. Nous analysons, critiquons, cherchons, fouillons çà et là: nous sommes des chimistes, des médecins, oui; mais nous ne sommes plus des créateurs. L’imagination s’est enfuie. La folle du logis a mis la clef sous la porte. Il nous reste des conteurs qui décrivent, – mi-partie peintres de genre et commissaires-priseurs. Il ne nous reste plus de génies qui inventent. Et il y avait certes plus de salpètre chez le dernier de ces insensés d’autrefois que chez plus d’un homme célèbre d’aujourd’hui.
Et voilà pourquoi nous disons aussi en feuilletant le livre éperdu du Lycanthrope: «Poor Yorick, alas!– Hélas! pauvre Yorick!»
Il y avait quelque chose là!
Jules CLARETIE.
Février 1877.
A
L. P
CE LIVRE
EST A TOI ET POUR TOI
MON AMIE
PROLOGUE
Une douleur renaît pour une évanouie;
Quand un chagrin s’éteint c’est qu’un autre est éclos;
La vie est une ronce aux pleurs épanouie.
Dans ma poitrine sombre, ainsi qu’en un champ clos,
Trois braves cavaliers se heurtent sans relâche,
Et ces trois cavaliers, à mon être incarnés,
Se disputent mon être, et sous leurs coups de hache
Ma nature gémit; mais, sur ces acharnés,
Mes plaintes ont l’effet des trompes, des timbales,
Qui soûlent de leurs sons le plus morne soldat,
Et le jettent joyeux sous la grêle des balles,
Lui versant dans le cœur la rage du combat.
Le premier cavalier est jeune, frais, alerte;
Il porte élégamment un corselet d’acier,
Scintillant à travers une résille verte
Comme à travers des pins les crystaux d’un glacier,
Son œil est amoureux; sa belle tête blonde
A pour coiffure un casque, orné de lambrequins,
Dont le cimier touffu l’enveloppe et l’inonde
Comme fait le lampas autour des palanquins.
Son cheval andalous agite un long panache
Et va caracolant sous ses étriers d’or,
Quand il fait rayonner sa dague et sa rondache
Avec l’agilité d’un vain toréador.
Le second cavalier, ainsi qu’un reliquaire,
Est juché gravement sur le dos d’un mulet,
Qui feroit le bonheur d’un gothique antiquaire;
Car sur son râble osseux, anguleux chapelet,
Avec soin est jetée une housse fanée;
Housse ayant affublé quelque vieil escabeau,
Ou caparaçonné la blanche haquenée
Sur laquelle arriva de Bavière Isabeau.
Il est gros, gras, poussif; son aride monture
Sous lui semble craquer et pencher en aval:
Une vraie antithèse, – une caricature
De carême-prenant promenant carnaval!
Or, c’est un pénitent, un moine, dans sa robe
Traînante enseveli, voilé d’un capuchon,
Qui pour se vendre au Ciel ici-bas se dérobe;
Béat sur la vertu très à califourchon.
Mais Sabaoth l’inspire, il peste, il jure, il sue;
Il lance à ses rivaux de superbes défis,
Qu’il appuie à propos d’une lourde massue:
Il est taché de sang et baise un crucifix.
Pour le tiers cavalier, c’est un homme de pierre,
Semblant le Commandeur, horrible et ténébreux;
Un hyperboréen; un gnôme sans paupière,
Sans prunelle et sans front, qui résonne le creux
Comme un tombeau vidé lorsqu’une arme le frappe.
Il porte à sa main gauche une faulx dont l’acier
Pleure à grands flots le sang, puis une chausse-trappe
En croupe où se faisande un pendu grimacier,
Laid gibier de gibet! Enfin pour cimeterre
Se balance à son flanc un énorme hameçon
Embrochant des filets pleins de larves de terre,
Et de vers de charogne à piper le poisson.
Le premier combattant, le plus beau, – c’est le monde!
Qui pour m’attraire à lui me couronne de fleurs;
Et sous mes pas douteux, quand la route est immonde
Étale son manteau, puis étanche mes pleurs.
Il veut que je le suive, – il veut que je me donne
Tout à lui, sans remords, sans arrière-penser;
Que je plonge en son sein et que je m’abandonne
A sa vague vermeille – et m’y laisse bercer.
C’est le monde joyeux, souriante effigie!
Qui devant ma jeunesse entr’ouvre à deux battants
Le clos de l’avenir, clos tout plein de magie,
Où mes jours glorieux surgissent éclatants.
Ineffable lointain! beau ciel peuplé d’étoiles!
C’est le monde bruyant, avec ses passions,
Ses beaux amours voilés, ses laids amours sans voiles,
Ses mille voluptés, ses prostitutions!
C’est le monde et ses bals, ses nuits, ses jeux, ses femmes,
Ses fêtes, ses chevaux, ses banquets somptueux,
Où le simple est abject, les malheureux, infâmes!
Où qui jouit le plus est le plus vertueux!
Le monde et ses cités vastes, resplendissantes,
Ses pays d’Orient, ses bricks aventuriers,
Ses réputations partout retentissantes,
Ses héros immortels, ses triomphants guerriers,
Ses poètes, vrais dieux, dont, toutes enivrées,
Les tribus baisent l’œuvre épars sur leurs chemins,
Ses temples, ses palais, ses royautés dorées,
Ses grincements, ses bruits de pas, de voix, de mains!
C’est le monde! Il me dit: – viens avec moi, jeune homme,
Prends confiance en moi, j’emplirai tes désirs;
Oui, quelque grands qu’ils soient je t’en paierai la somme!
De la gloire, en veux-tu?.. J’en donne!.. Des plaisirs?..
J’en tue – et t’en tuerai!.. Ces femmes admirables
Dont l’aspect seul rend fou, tu les posséderas,
Et sur leurs corps lascifs, tes passions durables
Comme sur un caillou tu les aiguiseras!
Le second combattant, celui dont l’attitude
Est grave, et l’air bénin, dont la componction
A rembruni la face: Or, c’est la solitude,
Le désert; c’est le cloître où la dilection
Du Seigneur tombe à flots, où la douce rosée
Du calme, du silence, édulcore le fiel,
Où l’âme de lumière est sans cesse arrosée:
Montagne où le chrétien s’abouche avec le Ciel!
C’est le cloître! Il me dit: – Monte chez moi, jeune homme,
Prends confiance en moi, quitte un monde menteur
Où tout s’évanouit, ainsi qu’après un somme
Des songes enivrants; va, le seul rédempteur
Des misères d’en bas, va, c’est le monastère,
Sa contemplation et son austérité!
Tout n’est qu’infection et vice sur la terre:
La gloire est chose vaine, et la postérité
Une orgueilleuse erreur, une absurde folie!
Voudrois-tu sur ta route élever de ta main
Un monument vivace?.. Hélas! le monde oublie,
Et la vie ici-bas n’a pas de lendemain.
Viens goûter avec moi la paix de la retraite;
Laisse l’amour charnel et ses impuretés;
Romps, il est temps encor; ton âme n’est pas faite
Pour un monde ainsi fait; de ses virginités
Sois fidèle gardien; viens! et si la prière,
La méditation ne pouvoit l’étancher,
Alors tu descendras dans la sombre carrière
De la sage science, et tu pourras pencher
Sur ses sacrés creusets ton front pâle de veilles,
Magnifier le Christ – et verser le dédain
Sur la Philosophie outrageant ses merveilles
Du haut de ses tréteaux croulants de baladin;
Tu pourras, préférant l’étude bien aimée
De l’art, lui rendre un culte à l’ombre de ce lieu;
Sur ce dôme et ces murs, fervent Bartholomée,
Malheureux Lesueur, peindre la Bible et Dieu!..
Le dernier combattant, le cavalier sonore,
Le spectre froid, le gnôme aux filets de pêcheur,
C’est lui que je caresse et qu’en secret j’honore,
Niveleur éternel, implacable faucheur,
C’est la mort, le néant!.. D’une voix souterraine
Il m’appelle sans cesse: – Enfant, descends chez moi,
Enfant, plonge en mon sein, car la douleur est reine
De la terre maudite, et l’opprobe en est roi!
Viens, redescends chez moi, viens, replonge en la fange,
Chrysalide, éphémère, ombre, velléité!
Viens plus tôt que plus tard, sans oubli je vendange
Un par un les raisins du cep Humanité.
Avant que le pilon pesant de la souffrance
T’ait trituré le cœur, souffle sur ton flambeau;
Notre-Dame de Liesse et de la Délivrance,
C’est la mort! Chanaan promis, c’est le tombeau!
Qu’attends-tu? que veux-tu?.. Ne crois pas au langage
Du cloître suborneur, non, plutôt, crois au mien;
Tu ne sais pas, enfant, combien le cloître engage!
Il promet le repos; ce n’est qu’un bohémien
Qui ment, qui vous engeole, et vous met dans sa nasse!
L’homme y demeure en proie à ses obsessions.
Sous le vent du désert il n’est pas de bonace;
Il attise à loisir le feu des passions.
Au cloître, écoute-moi, tu n’es pas plus idoine
Qu’au monde; crains ses airs de repos mensongers;
Crains les satyriasis affreux de saint Anthoine:
Crains les tentations, les remords, les dangers,
Les assauts de la chair et les chutes de l’âme.
Sous le vent du désert tes désirs flamberont;
La solitude étreint, torture, brise, enflamme;
Dans des maux inouïs tes sens retomberont! —
Il n’est de bonheur vrai, de repos qu’en la fosse:
Sur la terre on est mal, sous la terre on est bien;
Là, nul plaisir rongeur; là, nulle amitié fausse;
Là, point d’ambition, point d’espoir déçu… – Rien!..
Là, rien, rien, le néant!.. une absence, une foudre
Morte, une mer sans fond, un vide sans écho!.. —
Viens te dis-je!.. A ma voix tu crouleras en poudre
Comme aux sons des buccins les murs de Jéricho! —
Ainsi, depuis long-temps, s’entrechoque et se taille
Cet infernal trio, – ces trois fiers spadassins:
Ils ont pris – les méchants pour leur champ de bataille,
Mon pauvre cœur, meurtri sous leurs coups assassins,
Mon pauvre cœur navré, qui s’affaisse et se broie,
Douteur, religieux, fou, mondain, mécréant!
Quand finira la lutte, et qui m’aura pour proie, —
Dieu le sait! – du Désert, du Monde ou du Néant?
1
Petrus Borel le Lycanthrope, sa Vie et ses Œuvres, chez René Pincebourde (Bibliothèque Originale, 1865).
2
On vient tout récemment de vendre (février 1877) à l’hôtel Drouot, une collection de Lettres autographes de femmes célèbres des XVIIe et XVIIIe siècles, parmi lesquelles figurait une suite de lettres de madame de Pompadour qui pourraient donner lieu à une publication fort intéressante. Ce sont des lettres d’Antoinette Poisson à son père (de 1741 à 1753), et à son frère M. de Vendières, marquis de Marigny (de 1749 à 1762). On y voit madame de Pompadour jouant Alzire à son théâtre de Choisy, se faisant peindre par Boucher et représenter au pastel par Liotard; parlant de son petit Cochin (Charles Cochin, le dessinateur), des tableaux de Joseph Vernet, de la folie du peintre La Tour. Elle appelle M. de Vendières frérot ou Monseigneur de Marcassin, en déclinant le nom en latin et se décerne à elle-même le petit nom de Reinette. Reinette, cela ne veut-il point dire petite reine, ô marquise? Toujours est-il que ces trente-neuf lettres mises en vente, formant ensemble une soixantaine de pages, composent une piquante, alerte et charmante chronique du temps passé, et que madame de Pompadour s’y montre fort aimable et très-attirante (voyez le Catalogue de cette vente rédigé par M. Gabriel Charavay). C’est tout ce qui reste de cette précieuse collection du cabinet d’un amateur où figuraient aussi Louise de la Fayette, la duchesse de la Châtre, Marie de Hautefort, la princesse de Conti, la duchesse de Porsmouth, etc., etc.: – une Académie de femmes, le Décaméron de l’histoire.
3
Voir notre travail sur Camille Desmoulins, Lucile Desmoulins et les Dantonistes (1 vol. in-8, chez Plon, 1872).