Читать книгу Madame Putiphar, vol 1 e 2 - Petrus Borel - Страница 5
TOME PREMIER
LIVRE PREMIER
IV
ОглавлениеDéborah passa quelques instants devant son miroir à rajuster sa robe froissée et ses attifets en désordre; elle s’en éloignoit, elle s’en rapprochoit; elle se regardoit et se regardoit encore; elle cambroit sa belle taille, et tournoit sa tête sur l’épaule pour voir si sa démarche se rassuroit. Elle essuyoit ses joues rayées par les larmes. Enfin, au second appel du déjeûner, croyant avoir assez bien dissimulé les traces de son émotion, elle prit le chemin de la salle. Pour gagner plus de calme, elle marchoit lentement encore et s’arrêtoit à chaque degré de l’escalier, échauffant de son haleine son mouchoir et l’appliquant sur ses yeux comme un collyre pour boire l’humidité de ses paupières.
– Vous vous faites attendre, Debby, dit la comtesse, lorsqu’en entrant elle faisoit la révérence à son père, qui, tout en affectant de ne pas s’occuper de son arrivée, laissoit tomber sur elle un regard lui enjoignant de supprimer ses politesses.
Sans plus de présages, Déborah pressentit la tempête; et, tremblante comme un oiseau surpris par l’orage, vint se blottir sur sa chaise.
Le comte Cockermouth acheva de la décontenancer en la considérant sévèrement, et en chuchotant tout bas à l’oreille de la comtesse:
– Ne remarquez-vous pas, mylady, l’extérieur fatigué de mademoiselle votre enfant? ses yeux ternes, ses paupières rouges? Tout cela sent la veille. Je suis sûr, quoique Chris ne l’ait pas entendue, qu’elle a passé cette nuit à la belle étoile. Tant va la cruche à l’eau qu’enfin elle se brise. Ventre de papiste! ça tourne à mal!..
Vous n’avez donc pas appétit, mademoiselle? vous ne mangez pas, vous pignochez.
– Il est vrai, je n’ai pas faim, mon père.
– Cela est très-simple, dit tout bas le comte à son épouse, quand on a fait un médianoche.
Êtes-vous malade, mademoiselle?
– Non, mon père.
– Alors, quel train menez-vous donc, vous avez la mine d’une déterrée.
– Je ne suis pas malade, mais je suis indisposée. Tout à l’heure il m’a pris une défaillance dont je ne suis pas bien revenue.
– Cela est très-simple, dit encore tout bas le comte à la comtesse: tant va la cruche à l’eau qu’enfin… Ventre de papiste! ça tourne à mal! Si je ne me retenois j’écraserois cette petite…
Ah! mademoiselle a des défaillances!.. Madame, faites sortir votre fille; je ne veux pas de cette catin à ma table! Allons, sortez! Je vous défends de remettre les pieds n’importe où je pourrois être; je vous défends de reparoître ici. Sortez donc!
– Mon père! mon père!.. répétoit Déborah baignée de larmes.
– Sortez donc!.. répétoit Cockermouth.
– Mais, que vous a fait ma fille, monsieur le comte?..
– Vous tairez-vous, madame la souteneuse!..
En criant ses dernières injures, il lançoit contre sa fille, à l’instant où elle sortoit, un pot d’étain qui l’atteignit à l’épaule et lui fit pousser un long gémissement. Dans sa fureur, il se leva de sa chaise avec tant de violence que la table soulevée par sa panse énorme fut renversée. Puis, il se précipita hors de la salle en brisant tout sur son passage, et s’enferma dans son appartement.
Échappée à cet esclandre, Déborah se retira chez elle. Là, accablée de douleur, elle tomba sur un canapé, où l’obsession des fantômes du désespoir l’assoupit. Ce n’étoit pas cependant qu’un pareil spectacle fût chose nouvelle pour ses yeux et pour son cœur; dès son enfance elle avoit assisté au martyre de sa mère; mais ici, elle étoit plus que figurante, elle se voyoit au premier acte d’un rôle dont elle redoutoit le dénouement.
Le valet qui vint lui apporter son dîner la trouva dans le même désordre, encore endormie sur le canapé. Sous sa serviette elle découvrit un billet non signé, mais de la main de sa mère, contenant ceci seulement:
«Si vous avez besoin de quelque chose, faites-le-moi demander par qui vous apportera votre nourriture? Si vous allez cette nuit où vous devez aller, vous ne sauriez trop prendre de précautions: vous risquerez beaucoup. Ne seroit-il pas prudent de vous en abstenir, et demain de faire parvenir votre congé à M. Patrick? Au nom du ciel, faites cela!»
– Ton congé!.. Patrick, mon amour, ma vie!.. Te donner congé, Patrick! – s’écria Déborah en achevant de lire ce billet. – Oh! c’est là de ces choses auxquelles mon esprit se refuse, c’est là de ces devoirs que ma foible intelligence ne peut comprendre, c’est là de ces pensées dont mon âme s’effarouche!.. Te donner congé, Patrick! conçois-tu?.. Contremander ma passion: on contremande ce qu’on a commandé? qu’ai-je commandé? dites-moi? On congédie ce qu’on possède, ce dont on est las. Mais donner congé au vautour qui nous tient dans sa serre, au geôlier qui nous charge de chaînes; mais donner congé à la puissance qui nous possède, non!.. – L’enfant peut briser son jouet, mais le jouet peut-il briser l’enfant?.. Eh! que suis-je!.. – Une meule peut-elle se broyer elle-même? Un arbre peut-il se déraciner? Une vallée peut-elle dominer le mont qui la domine?.. Et moi! puis-je engouffrer l’abyme qui m’engouffre?.. – Oh! c’est là de ces choses auxquelles mon esprit se refuse! Oh! c’est là de ces pensées dont mon intelligence bornée s’effarouche? – Moi! te donner congé, Patrick! comprends-tu?
Après avoir rongé un morceau de pain trempé de ses pleurs, et jeté un peu d’eau sur le feu de sa poitrine, Déborah s’enveloppa d’un manteau, et suivit un long corridor aboutissant à une antique tourelle, encastrée dans des constructions modernes et nommée pour sa position Tour de l’Est; de fortification qu’elle avoit été, elle étoit devenue belvédère, et ses créneaux avoient cédé place à une riche balustrade. On découvroit de cette terrasse excessivement élevée un sombre et lugubre paysage: au midi et à l’est, une plaine infinie, noire et rouge; noire à l’endroit des tourbières, rouge à l’endroit des bogs; peu d’arbres, des genêts et des bruyères et quelques huttes informes à demi enterrées. – Au nord et à l’ouest des chaînes de rochers chauves, semblant de hautes murailles ébréchées par la foudre, bordoient l’horizon; çà et là des ruines de tours, d’églises et de monastères, charmoient le regard et plongeoient l’âme dans le passé.
De ce côté un déchirement dans les rochers, forme une gorge profonde, étourdissante à voir. Dans le creux de cette Gorge du Diable, comme on l’appelle, coule un torrent étroit, n’ayant qu’une seule rive, ou passeroit à peine un chariot. A mi-hauteur des roches il s’élance avec fracas de la bouche d’une caverne, ce qui ajoute encore au caractère infernal de ce lieu.
L’eau de ce torrent, froide en été, chaude en hiver, jouit d’une grande célébrité parmi les villageois des environs, qui lui attribuent toutes sortes de cures merveilleuses. Mais sa propriété la plus incontestable est celle, quand on a l’imprudence de s’y baigner, de guérir de la vie.
La description ne pourroit donner qu’une idée ingrate du bel effet d’un soleil couchant apparoissant à l’extrémité de cette gorge rétrécie encore par la perspective, du bel effet de ce long corridor sombre, terminé par un portail d’or resplendissant, dont le disque étincelant du soleil semble la rose gothique.
C’est là le merveilleux spectacle que Déborah se plaisoit à venir contempler du haut de la Tour de l’Est, spectacle dont, autrefois avec Patrick, elle ne s’étoit jamais rassasiée.
Que d’heures ils avoient passées là, touts deux, dans la méditation et l’exaltation! Quels lieux auroient pu lui être plus chers? Pas une pierre, pas une dalle où Patrick n’eût gravé leurs chiffres entrelacés, ou quelques dates pleines de souvenirs et de regrets.
Là haut, montés sur cette tour, ils ne pouvoient être entendus que du Ciel: le Ciel est discret confident, le Ciel n’est pas railleur, le Ciel n’est pas perfide.
Et puis, du haut de cette tour, l’œil de Déborah tissoit une toile de rayons d’or pareille à une toile d’araignée: un rayon partoit de la grange de Patrick, un autre du Saule creux du Torrent, un autre des ruines du Prieuré devenu cimetière, cent autres de cent autres lieux où ils avoient herborisé ensemble, où ils avoient lu quelque livre de prédilection.