Читать книгу Madame Putiphar, vol 1 e 2 - Petrus Borel - Страница 6
TOME PREMIER
LIVRE PREMIER
V
ОглавлениеLe timbre fêlé du manoir ayant dit une heure du matin, Déborah, jetée toute vêtue sur son lit, se leva sans bruit et sans lumière, longea le grand corridor de la Tour de l’Est, et descendit jusqu’à une poterne ouvrant sur les fossés à sec du château. Vers l’entrée du parc, à l’aide de quelques arbustes, elle gravit sur la contrescarpe, puis, pour n’être point dépistée, au lieu de suivre la route ordinaire, menant directement à la Gorge du Diable, elle prit un sentier tortueux et presque impraticable.
Plusieurs fois il lui sembla entendre un léger bruit sur ses traces, et s’étant retournée, et n’ayant rien apperçu, elle imagina que ce pouvoit être quelque animal sauvage, ou simplement l’écho de ses pas. Le ciel étoit clair, mais il étoit impossible de rien distinguer à travers les buissons de ce sentier inculte. Parvenue au torrent, elle reconnut dans le lointain la voix de Patrick, qui chantoit une ancienne mélodie sur l’attente. A ce chant elle tressaillit de joie, et quand elle ne fut plus qu’à peu de distance du Saule creux, leur rendez-vous, elle cria le mot de ralliement habituel:
– To be!..
– Or not to be!..
répondit la voix qui chantoit. Et aussitôt un grand jeune homme enveloppé d’une cape sortit des halliers et lui vint au-devant.
– Je vous salue, Déborah pleine de grâce et d’exactitude, dit-il affectueusement en lui prenant une main, qu’il baisa.
– My lord est avec moi, répliqua-t-elle en s’inclinant, je suis bénie entre toutes les femmes.
Pat, mon doux ami, qu’il me tardoit de vous revoir! Oh! si vous saviez! j’ai tant de choses à vous apprendre! tant de choses se sont passées depuis notre dernière entrevue! Pauvre ami, vous chantiez, vous aviez du contentement au cœur. Pourquoi faut-il que je vienne troubler cette félicité! Haïssez-moi, Patrick; je suis votre mauvais Génie.
– Non, vous êtes mon Ange, et je sais tout. Ce soir j’errois à l’entrée du parc, tourné vers la Tour de l’Est, où je croyois vous appercevoir, quand, dans l’allée d’Ifs, je rencontrai madame la comtesse votre mère, qui se promenoit seule. Après m’avoir fait le plus gracieux accueil, peu à peu, avec de grandes préparations, elle en vint à me parler de ce qui se passoit, et à me prier de rompre à jamais avec vous, puis, elle en vint à me faire de violents reproches pour avoir conservé des rapports secrets, et pour avoir trompé sa vigilance; puis, enfin, elle m’intima, elle m’ordonna solemnellement de cesser nos relations. «Je ne suis pas insolente, je ne veux pas vous humilier, m’a-t-elle dit en me quittant, mais quand on s’oublie jusqu’au point où vous vous oubliez, il est bon de faire ressouvenir! Pat, ajouta-t-elle en me tutoyant d’un air de mépris, où en veux-tu venir? Déborah, c’est ma fille! c’est la comtesse Cockermouth! Et toi, Pat, tu n’es qu’un lourdaud!»
– Vous, maltraité ainsi, Patrick! Oh! je vous demande pardon des calices amers que je vous fais boire. Et c’est pour moi, et c’est à cause de moi que vous souffrez de telles angoises!.. Mais, grand Dieu! qu’avez-vous donc, Patrick? votre visage est tout balafré?
– Madame la comtesse votre mère venoit de s’éloigner: je m’enfonçois plus avant dans le parc, tête basse, marchant plongé dans de fâcheuses rêveries, quand j’entendis le galop d’un cheval remontant la même avenue: c’étoit le comte, qui faisoit manœuvrer Berebère, sa belle cavale. Aussitôt qu’il m’apperçut; il piqua des éperons, vint droit à moi, me frôla au passage en me saluant d’un seul mot, porc! et me brisa sa cravache sur le front.
– Pauvre ami!.. De grâce, Patrick, ne vous appuyez pas sur cette épaule; je suis blessée.
– Vous aussi, Debby?..
– Ce n’est rien: une chute… Non, Pat, je vous trompe, c’est aussi une violence de mon père. Ce matin, au déjeuner, il m’a lancé un pot d’étain, qui, heureusement, ne m’a frappé que l’épaule.
– Noble amie, vous le voyez, c’est de moi que découlent touts vos maux; il est temps enfin que je tarisse la source de vos douleurs.
– Non, en vérité, vous n’êtes point la source de mes maux, non plus que moi la source de vos souffrances. Maux et souffrances, joie et bonheur nous sont communs comme à toute double existence confondue, comme à toute vie accouplée. Ma destinée s’est mêlée à la vôtre, la vôtre s’est mêlée à la mienne; si l’une des deux est fatale, elle entraînera l’autre: tant pis! Qui vous frappera me heurtera, qui vous aimera m’aimera; tout est doublé et allié par l’amour, mal et bien. L’orage qui renverse le chêne renverse le gui; le chêne ne dit pas au gui, je suis cause de tes maux; le gui ne dit pas au chêne, j’ai enfanté ta ruine; ils ne disent point, je souffre et toi aussi: ils disent, nous souffrons.
Patrick, ne demeurons pas en ce lieu touffu; ma mère m’a fait promettre que nous nous tiendrions sur nos gardes. Si par hasard nous avions été suivis, on pourroit, se glissant parmi ces taillis, nous approcher et surprendre notre conversation. J’ai des choses à vous demander qui veulent un profond secret. Gravissons sur le coteau, montons à la clairière, nous nous y assiérons sur ce roc isolé, où nous ne pourrons être ni approchés, ni trahis.
– Nous ne sommes encore que dans l’adolescence, Debby, et voici déjà que, semblables aux vieillards, désormais nous n’allons vivre que de souvenirs. Depuis long-temps notre bonheur déclinoit; aujourd’hui, il a passé sous l’horizon; aujourd’hui, notre astre s’est couché. La nuit et toutes ses horreurs va descendre en notre âme. – Mais l’avenir comme le présent est à Dieu: que sa volonté soit faite!
Combien il est déjà loin de nous ce temps où nous pouvions ensemble prendre librement nos ébats; ce temps où l’aristocratie n’avoit point encore tracé un sillon entre nous, et n’avoit point dit: Ceci est noble, et ceci est ignoble; ceci est de moi, et ceci est du peuple; ce temps où mes caresses n’étoient point une souillure, où ma compagnie n’étoit point un outrage; combien il est loin de nous aussi ce temps postérieur où, durant les absences de votre père, quoique avec réserve et discrétion, il m’étoit permis de vous aimer, de vous voir, d’étudier dans vos livres et d’herboriser avec vous par les bois et par les montagnes. Qu’avec plaisir je me rappelle nos petites querelles botaniques, nos controverses sur le classement de nos herbiers, sur le genre, la famille et les vertus pharmaceutiques de nos simples. Que de soins nous apportions à nos jardinets, que de sollicitude pour nos pépinières!..
Aujourd’hui, un fossé est creusé entre nous! fossé que la noblesse a tracé autour d’elle, comme Romulus autour de sa ville naissante; fossé que l’on ne peut franchir comme Rémus qu’aux dépens de sa vie. Ce n’est pas que je reculerois devant un abyme, si je n’entraînois une femme en ma chute, et si cette femme, Debby, n’étoit vous! Que Dieu me garde à jamais d’être pour vous une pierre de scandale!
– Mais, c’est maintenant que nous sommes dans le profond de l’abyme, et qu’il faut que nous en sortions touts deux; me comprenez-vous Patrick?
– Aussi bien que vous m’avez compris.
En disant cela il se leva, et se mit à marcher à grands pas et silencieusement dans la bruyère. Déborah, silencieuse aussi, resta accoudée sur le roc.
A la pâle lueur de la lune, errant dans les broussailles, il apparoissoit comme une figure cabalistique, ou comme l’inévitable voyageur pittoresque dont les peintres animent la solitude de leurs paysages.
Mac-Phadruig, ou Patrick Fitz-Whyte, étoit grand et d’une noble prestance; il avoit de beaux traits, des yeux bleus, un teint blanc, une chevelure blonde; des manières polies et bienséantes; rien de rustique, ni dans son port, ni dans sa voix. Pour posséder tout à fait l’allure d’un fils de château, il ne lui manquoit qu’une seule chose, un peu de grossière impudence.
Son costume simple, mais d’une riche tournure, se rapprochoit de l’ancien costume du pays. Il portoit de longues tresses blondes, en manière de gibbes ou coulins, et un bouquet de barbe sur la lèvre supérieure, en manière de crommeal. Ces modes irlandoises, proscrites depuis Henri VIII et depuis long-temps abandonnées, lui donnoient un air étranger au milieu de ses compatriotes dressés à l’angloise.
Cette chose si louable, de se rapprocher le plus possible de ses ayeux qu’on aime, de se faire le culte vivant d’un temps qu’on regrette, n’étoit ni comprise ni goûtée; loin de là, elle le faisoit passer pour un fou. Déborah seule l’applaudissoit en cela; pour tout au monde elle n’auroit pas voulu voir son Coulin affublé en Londrin, en cokney.
Les jeunes filles, autrefois, appliquoient ainsi le nom de Coulin à leur bien-aimé. Déborah, éprise de ce vieux mot d’amour, se complaisoit à le donner à Patrick; et ce mot, dans sa bouche, devenoit une caresse. Celui qui a surpris sur les lèvres d’une Provençale le doux nom de Caligneiro, celui-là seul peut concevoir touts les charmes de Coulin dans la bouche de Debby. Il y a de certains mots si suaves, modulés par une amante, que nul instrument ne pourroit soupirer une note plus mélodieuse. Ce sont de dangereux parfums qui enivrent. Ce sont les plus terribles armes des Dalilah.
Autant les petites modes hebdomadaires, créées à l’usage des mirliflores et des muguets, sont pitoyables choses, autant les modes autocthones ou indigènes, patrimoniales et nationales, sont de hautes et de graves questions. Les tyrans et les conquérants les ont toujours envisagées ainsi, et ils les ont justement envisagées. Un peuple en captivité qui ne parle point la langue de ses vainqueurs, qui garde religieusement le costume de ses pères, est un peuple libre, un peuple invaincu, un peuple indomptable. Ce ne sont pas les citadelles qui défendent un territoire, ce sont les mœurs de ce territoire. Si les législateurs avoient eu la finesse des tyrans, ils auroient classé dans les traîtres à la patrie, et puni de mort, quiconque change et modifie le costume de sa nation ou singe celui des peuples étrangers. L’incorporation du peuple conquis au peuple conquérant ne se fait point par l’alliance et le croisement des races, mais par l’unité du costume et du langage. Quand les Moscovites défendoient leur barbe et leur robe contre le czar Pierre, ce n’étoit pas leur barbe et leur robe qu’ils disputoient, mais leur liberté. L’abandon de leur costume, où a-t-il conduit les Polonois? Quand Henri VIII proscrivoit les gibbes des habitants de la verte Erin, quand il proscrivoit leur langue et leurs minstrels, ce n’étoit pas cela qu’il proscrivoit, c’étoit la liberté de l’Irlande qu’il assassinoit sans retour. Quand aujourd’hui le sultan Mahmoud se morfond à russifier et à franciser ses Turks, il ne s’agit pas de turban ou de chapeau, de redingote ou de caftan, d’hydromel ou de vin, il ne s’agit rien moins que du meurtre de l’Orient!
Si le plus grand soin d’un tyran est de niveler les aspérités nationales et locales qui enrayent les roues de son char, le premier soin aussi d’une nation qui se réveille, d’une nation qui s’essaye à briser ses fers, est de reprendre ses dehors primitifs: ainsi les Moréotes évoquèrent jusqu’à leur nom d’Hellènes.
Lorsque les étudiants allemands cherchèrent à ressusciter l’ancienne allure germanique, ce que blâmoit fort M. de Kotzbue, ils frappèrent au cœur la tyrannie; et les tyrans, à ce manifeste, tremblèrent sur leurs trônes augustes, et décrétèrent de par Dieu la tonte des longues chevelures et des fines moustaches.
Le costume est la plus frappante manifestation des sentiments et de la volonté de l’individu et de la nation, c’est une permanente réclamation de leur valeur et de leurs droits.
Patrick avoit tout le bon du caractère des Irlandois, doux, polis, hospitaliers, généreux, patients à la souffrance, hardis à l’entreprise, courageux et impétueux à l’exécution; d’une naïveté spirituelle, et parfois satirique; plus faciles à tromper qu’à détromper; aimants, attachés, fidèles et vrais; ne se tenant jamais pour battus, ne pactisant jamais avec l’iniquité; la gorge sous le pied de leur ennemi rêvant encore l’insurrection. Pâte mauvaise à faire des esclaves, mais plantureuse à faire des commensaux. Religieux par désespoir, comme touts les opprimés; n’appréciant pas la vie, comme touts les misérables; de là, soldats inappréciables.
Le séjour de Patrick au château pendant son enfance, son contact avec des gents de qualité, l’éducation féminine qu’il avoit partagée avec son inséparable Déborah, lui avoient donné l’exquis du bon ton: une élocution facile et choisie, de la représentation et de la réserve: toutes choses contrastant avec ses vêtements rustiques.
Son amour pour Déborah n’étoit point le fruit de l’orgueil ou d’une sotte présomption. Il étoit fort antérieur à tout raisonnement, il datoit des premiers pas dans la vie. Une attraction fortuite, magnétique, avoit rapproché deux êtres isolés et frêles, voilà tout. Ils étoient passifs et sympathiques d’amour, mais non pas savants en amour. L’aimant subit sa loi naturelle sans plus de malice, sans savoir un mot de magnétisme: ce sont les savants, et non l’aimant, qui raisonnent. Quoique leur sentiment fût inaliénable, ils n’avoient eux-mêmes aucun document sur son intensité: ce n’est que par l’expérience et la comparaison qu’on arrive à fixer en son esprit la valeur des choses: toute valeur n’est que relative.
Leur amour n’avoit point les dehors d’une passion; il n’avoit point de symbole extrême et violent; c’étoit un état doux, égal, constant; c’étoit une affection stagnante qu’ils croyoient sans doute inhérente à leur nature, et, comme le souffle et la nutrition, une condition absolue de leur existence. Mais, non, à parler plus simplement, ils ne croyoient rien; nonchalants du pourquoi? ils n’analysoient rien; c’est moi rétheur, qui crois et qui analyse. Ils étoient passifs d’amour, et voilà tout!
Si la compagnie de Déborah avoit efféminé Patrick, celle de Patrick avoit donné à Déborah un peu de ce maintien cavalier, qui, bien loin de déparer les grâces pudiques, les rend plus amènes.
Déborah s’exprimoit mieux que Patrick, mais elle comprenoit moins bien; mais elle ne saisissoit pas un ensemble, mais elle ne résumoit pas. Elle s’enflammoit et exécutoit tout d’abord: Patrick pesoit tout d’abord, exécutoit quelquefois, et s’enflammoit à la longue. Toutes ses sensations étoient extrêmes, joie et douleur; elle se laissoit abattre volontiers: toutes les sensations de Patrick étoient profondes; le doute pouvoit l’atteindre et l’affecter, mais nulle chose au monde n’avoit puissance de l’abattre. De la sensibilité spontanée et exclamatoire de Déborah découloit sa raison: la raison de Patrick engendroit sa sensibilité tardive et froide: l’une étoit concrète et l’autre abstraite.
Les lignes des traits de Patrick étoient tangentes à la terre; celles des traits de Déborah tangentes à l’opposite. Son incarnat étoit brun pour une Anglo-Irlandoise, ses yeux et ses sourcils étoient noirs; et si ses cheveux n’avoient pas été échafaudés, saupoudrés, enrubanés, elle auroit eu le plus beau diadême, une longue chevelure de jayet.
En somme, elle étoit plus constamment active que Patrick, plus déterminée par moins de prévoyance et, comme lui, rêveuse d’aventures.
Après un long intervalle silencieux, Patrick, cessant d’errer dans les genêts, s’approcha de sa noble amie, toujours immobile et toujours accoudée sur le roc, comme une pleureuse de marbre sur un cénotaphe, comme une des lugubres statues des tombeaux de Canova.
Et, lui prenant doucement la main, il s’assit auprès d’elle.
– Oh! combien la nuit et l’ombre portent au recueillement, Debby! Oh! qu’à regret on trouble de ses causeries son beau silence! L’influence des scènes extérieures sur notre âme est telle, que, dans le calme des nuits, involontairement on parle à voix basse, comme, sous les voûtes sombres d’une église, un impie saisi malgré lui de respect par la majesté du lieu.
– Oui, cela est vrai, l’obscurité nous fait rentrer en nous-mêmes, notre corps s’y amoindrit, s’y resserre, et l’expansion même y prend un caractère mystérieux.
– Tantôt, Debby, lorsque je vous parlois par figures, lorsque je vous faisois de belles phrases, je vous disois que la morgue de la noblesse avoit creusé entre nous deux un fossé que nous ne saurions franchir qu’au prix de notre vie comme Rémus; je ne parlois pas juste: n’est-il pas toujours quelque moyen d’éluder la loi la plus textuelle? Obliquité et longanimité font plus qu’emportement et bravade. Si nous comblions ce fossé au lieu de nous risquer à le franchir, n’agirions-nous pas beaucoup plus sagement?
– Oui, sans doute.
– Je partirai, Déborah!
– Nous partirons!.. Béni soit Dieu, qui nous a inspiré à touts les deux la même résolution! Oui, Patrick, il faut que nous partions!
– Ce qui me fait un devoir de partir, me fait aussi le devoir de partir seul. S’il seroit mal à moi de ne pas m’éloigner de vous maintenant, il seroit encore plus mal à moi de vous entraîner, de vous arracher à votre famille, de vous enlever à l’opulence, pour ne vous offrir en échange que le sort hasardeux d’un malheureux exilé, et les chances de misère qui m’attendent peut-être. Je me sens capable de tout endurer, excepté de vous voir souffrir.
– Ceci, Phadruig, est une fausse générosité: vous ne pourriez endurer me voir souffrir, dites-vous? et vous pourriez endurer me savoir souffrante. Votre générosité ressemble fort à celle de l’assassin qui frappe en détournant la vue.
– Avant de me juger si sévèrement vous auriez dû au moins me laisser achever ma proposition, et vous auriez compris alors que, si dans mon fait il n’y a pas de générosité, au moins y a-t-il de la sagesse. Un enlèvement, un rapt est certainement une fort belle aventure de roman; mais, je vous en prie, devenons graves. Nous voici conspirateurs, mon amie, laissons le merveilleux de côté. Au point où en sont les choses aujourd’hui, l’heure de prendre un parti est venue. Il nous seroit impossible dorénavant de conserver sans périls le plus rare et le plus secret rapport, et toute rupture nous est impossible tant que touts deux nous habiterons cette terre; quittons-la; nos pas n’y fouleroient plus que des ronces. J’avois donc pensé qu’il seroit bien que je partisse seul et le premier, et que je me rendisse en France, où les gents de notre pays sont aimés et accueillis; où je compte quelques compatriotes amis dans l’armée, dans les régiments irlandois surtout, et dans le clergé. Avec leur secours et leur recommandation je trouverai facilement place dans une compagnie, où, avec la grâce de Dieu et mon épée, je tâcherai de faire mon chemin. La France n’est pas ingrate envers ces adoptifs, envers ceux qui comme moi lui vouent leur courage et leur sang. Aussitôt que j’aurai un emploi, aussitôt que je me croirai solidement établi, je vous le ferai savoir secrètement, et vous pourrez alors venir me rejoindre en toute sécurité.
– Non, Patrick, non; quelle que soit la sagesse de cet arrangement, je n’y consentirai jamais. Nous partirons ensemble, je ne puis être séparée de vous; je vous en supplie, ne me laissez pas ici, je mourrois! D’ailleurs, je ne puis pas! c’est impossible! il faut que je m’arrache à cet enfer! Mon père doit prochainement me présenter encore un futur, un prétendu de son goût. Si je jette mon refus à celui-là comme aux autres, il a le projet de me faire incarcérer dans une maison de correction d’Angleterre. Vous le voyez, ceci ne nous laisse pas le choix; il faut absolument que je parte et bientôt.
– S’il en est ainsi, Déborah, je n’ai plus qu’un seul mot à dire: fuyons!
– De mon côté, aussi, j’avois fait maints projets, et quand je demandai à ma mère à venir encore à ce rendez-vous, qui seroit le dernier, c’étoit pour y dresser avec vous le plan de notre fuite. Je m’étois dit! si mon bien-aimé Pat veut consentir à s’exiler avec moi, quand j’aurai pu rassembler mes bijoux et mes objets les plus précieux, quand lui-même sera prêt, et que nous n’aurons plus aucun obstacle, une belle nuit, nous nous évaderons de Cockermouth-Castle et nous ferons voile pour la France. J’avois aussi pensé à la France. Là, nous vivrons d’abord du peu que nous aurons pu emporter. Quand nous aurons épuisé nos ressources, nous donnerons des leçons d’anglois; nous ferons n’importe quoi, jusqu’à ce que je sois majeure pour demander compte à mon tuteur des donations de biens de mon grand-père.
– O Debby, ma Debby, quel bonheur! conçois-tu?.. Comme sous un beau ciel notre amour va déployer ses ailes!.. Là du moins nous serons tout à nous; là du moins notre amour ne sera plus un crime commis dans les ténèbres; nous pourrons nous aimer devant touts; nous pourrons sortir tête haute dans la ville, nous pourrons paroître touts deux aux fenêtres. Tu pourras dire: Celui-ci, qui s’en vient, est mon époux. Je pourrai dire: Cette mère si belle qui allaite un enfant est mon épouse, et cet enfant est notre fruit. Là ton amour portera sur un homme, et non sur un hilote abject. Là, qui me coupera la face de sa cravache, je lui couperai la gorge! A ces seules espérances, je sens déjà mon âme qui se redresse avec la violence d’un peuplier courbé jusqu’à terre par une rafale. – Hélas! je ne puis croire que tant de joie me soit réservée! Tout cela n’est qu’un rêve: attendons le réveil; tout cela n’est que de la poésie que le moindre vent balayera comme des fanes d’automne…
– Taisez-vous, Patrick, pourquoi ces doutes injurieux envers l’avenir? Pourquoi, au moment où notre bonheur se réalise, le traiter de faux espoir? Qu’avons-nous fait à Dieu, pour qu’il nous refuse cette félicité?
L’horloge sonne; écoutons: déjà deux heures. Le temps nous presse, Patrick, hâtons-nous de nous occuper de notre fuite: vous le savez, c’est notre dernière entrevue. Quand partirons-nous?
– Je suis prêt et tout à vos désirs: quand vous voudrez; dans huit jours, plus tôt même.
– Nous partirons la nuit, pour plus de sûreté.
– A minuit: voulez-vous?
– Patrick, une bonne pensée me vient! Maintenant que nous allons être espionnés rigoureusement, nous ne saurions prendre trop de soin pour ne point faire échouer notre entreprise à l’instant de l’exécution; le quinze de ce mois est l’anniversaire de la naissance de mon père; ce jour-là le château est tout en fête: comme tu sais, il y a grande affluence d’étrangers: les domestiques ont de l’occupation à en perdre la tête: la surveillance sur nous sera impossible. Je pourrai à mon aise dresser mes préparatifs. Le soir, il est d’usage de servir un grand souper à toute la noblesse de la contrée… Prenons ce moment pour notre fuite, elle sera sûre: dans la foule on me perdra de vue, et nous serons déjà loin sur la route quand on s’appercevra seulement de mon absence.
– Bien, Debby, très-bien! merveilleusement pensé.
– Ainsi, Phadruig, le quinze de ce mois, à neuf heures précises, trouve-toi à l’entrée du parc: j’y serai.
– Oui, à l’entrée du parc, au pied de la terrasse, dans le chemin des saules.
– Cela est entendu?
– Irrévocablement.
– Patrick, me voici à toi, je me donne à toi!.. A genoux, inclinons-nous: – Dieu, qui habitez en notre cœur, bénissez notre union, bénissez notre amour; bénissez Déborah, qui se fait devant vous servante de Patrick, de Patrick, votre fidèle serviteur, son époux d’élection parmi les enfants des hommes! Dieu, protégez-le! dirigez-le et emplissez-le de votre esprit; car l’épouse suivra l’époux, mais l’époux, qui suivroit-il!
– Nature, terre, ciel, soyez témoins: pour la vie et pour l’éternité, que Déborah soit mon épouse et ma compagne; que je sois l’époux de mon épouse: ce sont nos vœux! Dieu, défends-moi! Dieu, protége-moi! et je défendrai et je protégerai celle qui se donne à moi sans défense.
– Donne-moi ton doigt, Patrick, que j’y passe cette bague: mon grand-père la portoit, et en expirant il me l’a léguée comme dernier, comme suprême souvenir: c’est une relique sacrée pour moi; j’y tiens comme à ma vie, et c’est pour cela que je te la donne: porte-la.
– Je vous remercie, mon amie. Oh, maintenant que je suis glorieux! Dans la vie et dans la tombe, que cette alliance demeure à mon doigt, où vous l’avez rivée! Oh! je suis fier de cette emprise comme un paladin.
– Voici déjà le ciel qui se blanchit à l’orient; ne nous laissons pas surprendre par l’aube; séparons-nous, Patrick: adieu, mon ami, adieu! jusqu’au jour où nous romprons nos fers.
– Adieu, Debby, adieu ma grande amie! adieu, mon amante; veillez bien sur vous. Si nous avons à nous écrire, nous déposerons nos lettres toujours au même lieu.
Solitudes, c’est pour la dernière fois que nous sommes venus vous troubler; vous ne serez plus éveillées par nos gémissements. Merci à vous, qui nous avez prêté tant de fois vos discrets ombrages! Nous vous délaissons à jamais pour une terre lointaine, qui comme vous nous sera hospitalière, et où notre amour trouvera, même au sein des villes et de la foule, le désert et la liberté que nous venions chercher au milieu de vos roches!
Un baiser, Debby.
– Mille!.. Patrick! Patrick, mon beau Coulin!
Déborah, éplorée, avoit jeté ses bras autour du col de Patrick, qui la pressoit sur sa poitrine palpitante, et qui promenoit ses lèvres, encore timides, mais brûlantes, sur son front rejeté en arrière. Ils ne pouvoient rompre leur étreinte; ils ne pouvoient surmonter une attraction qui les lioit.
C’étoit leur premier embrassement, il fut long: entrelacés de leurs bras, bouche à bouche, ils descendirent la clairière dans un si fol enivrement qu’ils dépassèrent le rivage, et entrèrent dans le lit du torrent jusqu’à mi-jambes. Ce péril détruisit le charme qui les possédoit.
Patrick s’enfonça dans le parc, et Déborah reprit le sentier inculte par lequel elle étoit venue. Plusieurs fois, encore, il lui sembla entendre marcher sur ses traces; elle s’arrêtoit pour écouter, mais le bruit cessoit: comme, dans les prés, les cris des gryllons cessent aussitôt que des pas approchent. Plusieurs fois ce froissement la précéda, et des cimes de buissons parurent agitées d’une façon surnaturelle. Une ronce qu’elle frôloit lui enleva son écharpe flottant sur ses épaules: elle rebroussa chemin pour la reprendre; la ronce se balançoit, mais l’écharpe avoit disparu. Sa frayeur devint grande, et précipita sa marche. Arrivée aux derniers taillis du sentier, une explosion d’arme à feu éclata sur sa tête; l’étonnement lui fit jeter un cri et fléchir les genoux: mais, reprenant aussitôt courage, elle descendit dans les fossés du château pour regagner la Tour de l’Est. Là, grands dieux, quelle fut sa stupeur! la poterne qu’elle avoit refermée sur elle, en sortant, se trouvoit ouverte.