Читать книгу Un scandale en province - Pierre L'Estoile - Страница 4
II
ОглавлениеLe même jour, vers cinq heures de l’après-midi, Guy de Mauzac franchissait au pas de son cheval les portes de la ville et s’engageait sur la route d’Albert.
En longeant le Quinconce, la promenade favorite des Péronnais,–qui y passent de longues heures le dimanche, surtout en été,–il échangea quelques saluts avec des amis du régiment ou des connaissances de la ville, avec M. de Serve, entreautres, qu’il avait perdu de vue en entrant à Saint-Cyr, et qu’il avait été bien aise de retrouver procureur de la République à Péronne. Puis, quand il eut dépassé l’extrémité de la longue allée qui borde la route, il murmura un «enfin!» tout à fait significatif, et mit son cheval au galop.
En cet instant, s’il eût été moins occupé, il eût entendu l’éclat de rire de Laruelle, qui, dissimulé avec ses amis derrière la haie de clôture du Quinconce, fit à haute voix cette remarque aussi méchante que judicieuse:
–Bravo, mon capitaine! On longe la promenade… au pas, d’un air indifférent et ennuyé; puis, quand on est ou qu’on se croit hors de vue, on prend le galop de course… Belle malice… mais cousue de fil blanc!…. n’est-ce pas, messieurs?
Quoi qu’il en soit, Guy n’entendit pas et continua sa route le plus rapidement possible. A trois kilomètres environ de la ville, il tourna à droite dans un chemin de traverse bordé de champs d’oeillettes, franchit encore, au grand trot, à peu près un kilomètre, tourna un poteau muni de chaînes qui portait cette inscription:
Route interdite aux voitures non suspendues,
et reprit le galop dans l’avenue du château de Labassère, à la grille duquel il sonnait quelques instants après.
Vraiment, il avait bon air, le capitaine Guy de Mauzac, et certes, si la comtesse de Labassère était sa maîtresse, comme le laissaient supposer les cancans de Péronne, elle dut être fière de lui lorsqu’elle le vit sauter lestement de son cheval au bas du perron: jamais officier de chasseurs ne porta son uniforme avec plus d’élégance. Guy était grand et mince, mais sans que la finesse presque féminine dé sa taille parût rien retirer à la force de ses membres. Son visage, qu’encadrait une forêt, de cheveux noirs coupés en brosse, était empreint d’autant de mâle énergie que de distinction native. Sa fine moustache ombrageait des lèvres un peu minces, mais derrière lesquelles apparaissaient deux rangées de dents très-blanches. Enfin ses yeux, d’un vert sombre, exprimaient une passion ardente et brillaient, sous des sourcils presque rejoints, d’un éclat métallique.
La comtesse Régine, qui était accourue sur le perron dès que la grosse cloche du château avait annoncé l’arrivée du capitaine, était, en femme, tout l’opposé de ce que celui-ci était en homme. Petite et frêle au point d’être presque maigre, elle paraissait plus nerveuse que forte. C’était une de ces femmes dont la vie physique semble un problème: elle mangeait peu, ne respirait guère, n’entreprenait jamais une vraie promenade, se disait fatiguée lorsqu’elle avait fait quelques pas dans le parc; et cependant elle plaisantait, elle riait, elle vivait, sans être jamais souffrante, si ce n’est parfois, les jours d’orage, de quelque migraine nerveuse; enfin, elle passait les nuits au bal toutes les fois qu’une occasion s’en présentait, et dansait sans s’arrêter jusqu’à sept ou huit heures du matin; puis, comme à Péronne les soirées étaient rares, elle en donnait chez elle, au château de Labassère, et s’efforçait de retenir ses invités le plus tard qu’il lui était possible.
Explique qui pourra cette résistance à la maladie des êtres les plus faibles et les plus frêles; le fait lui-même n’est plus à démontrer.
–Vous voilà enfin, mon cher Guy, dit-elle au jeune homme, tandis que celui-ci lui baisait respectueusement la main sur le seuil du vestibule.
–Vous voulez donc bien de moi ce soir, Régine? demanda Guy presque bas.
–Le général ne vous l’a-t-il pas dit?… Et moi aussi?
–J’ai cru le comprendre.…
...Tout à fait? insista le jeune officier, comme s’il attachait à cette seconde question plus d’importance qu’à la première.
–Oui, tout à fait, répondit la comtesse.
...Mais, taisez-vous, ajouta-t-elle comme ils traversaient le vestibule pour se rendre au salon, ces armures me font peur!… Il serait si facile de s’y cacher!
–Allons donc! répondit Guy en riant, cela ne se fait qu’au théâtre.
La salle dans laquelle les deux jeunes gens se trouvaient en ce moment n’était autre, en effet, que l’ancienne salle des gardes du château de Labassère. Le général avait tenu à lui rendre quelque chose de son ancien aspect et avait fait tapisser les murs de vieilles armures: cette ornementation produisait le plus singulier effet; et, pour peu que l’on fût coupable et en même temps superstitieux, ou simplement prudent, on se sentait là, environné de témoins muets et terribles dans leur silence. C’était surtout en entrant que l’on éprouvait cette impression: de chaque côté de la porte, se tenait, sur un coursier bardé de fer, un chevalier dont le heaume avait la visière baissée, et l’imagination la moins fertile faisait supposer derrière la grille de cette visière deux yeux curieux et avides.
–Et puis, reprit le capitaine après avoir jeté un regard sur les armures, votre mari ne se doute de rien.
–Heureusement!…. Songez donc, Guy, combien nous sommes coupables!
–Eh bien! cria M. de Labassère, qui parut à la porte du salon, comptez-vous rester toute la soirée à bavarder dans ce vestibule?
Guy avait lâché la main de Régine, et celle-ci allait au-devant de son mari.
–Ce sont mes chevaliers qui vous retiennent?… insista le vieillard en riant.
–Oui, répondit Guy; vous savez, mon général, que j’ai pour eux la plus vive admiration.
–Je conçois cela!… Tu te dis sans doute que les chevaliers de ce temps-là valaient bien les petits officiers de chasseurs d’aujourd’hui?
–Je crois, en effet, fit la comtesse en plaisantant, que M. Guy serait fort embarrassé s’il se trouvait affublé tout à coup de l’une de ces armures.
–Croyez-vous donc, madame, repartit le capitaine, que le général ne fût pas tout aussi embarrassé?
–Allons! capitaine de Mauzac, conclut le vieux soldat, tu n’as qu’une manière de t’égaler aux anciens preux, c’est de veiller sur ma femme tandis que je vais jusque chez le garde, à qui j’ai des ordres à donner. — Régine, ajouta-t-il en s’adressant à la comtesse, je fais semblant de vous confier à Guy, mais, entre nous. c’est lui que je vous confie: il ne faut pas que, jusqu’à l’heure du dîner, il regrette trop Péronne… ni la caserne.
–Je suis en bonnes mains, murmura Mauzac, tandis que M. de Labassère sortait, laissant ensemble les deux jeunes gens.
Ceux-ci traversèrent lentement le vestibule, qui tenait toute l’épaisseur du château, et furent s’installer sur le perron du côté du parc.
Les derniers mots de son mari avaient rendu la comtesse triste et rêveuse.
–Savez-vous bien, dit-elle tout à coup à Guy, savez-vous que nous jouons un rôle odieux vis-à-vis de ce pauvre homme!
–Le capitaine tressaillit.
–Il y a des moments, reprit-elle les larmes aux yeux, où j’ai honte de moi-même…
Guy s’était levé; il interrompit la jeune femme:
–S’il y a un coupable, fit-il d’un air sombre, c’est moi. Le général était le meilleur ami de mon père; il m’a élevé lorsque je fus devenu orphelin; il m’a traité, il me traite encore comme si j’étais son fils; et voilà l’homme auquel j’ai volé sa femme!.… Ah! tenez, Régine, moi aussi j’éprouve de cruels remords, car j’aurais dû mourir plutôt que de vous avouer mon amour…
–Mon ami! s’écria la comtesse, qui, en voyant l’effet produit par ses paroles, se repentait déjà de les avoir prononcées.
–Oui, continua Guy, vous avez raison. Notre conduite est odieuse, et certes, si nous ne nous aimions pas tant…
Le jeune homme n’osa achever.
–Eh bien? demanda madame de Labassère, dont les larmes s’étaient taries comme par enchantement.
–Eh bien! reprit courageusement le capitaine, je me demande parfois s’il ne serait pas plus honnête de nous quitter…
Nous quitter! s’écria la jeune femme en saisissant l’officier par le bras. Nous quitter! Voilà bien les hommes!… Les plus braves sont lâches dans les combats de la vie!… Est-ce qu’on se quitte?… Serons-nous moins coupables quand nous serons plus malheureux? Pouvons-nous effacer le passé?…
Le jeune homme, effrayé de l’exaltation de sa maîtresse, ne répondit rien.
Régine se dressa devant lui:
–Tu pourrais donc me quitter, toi?…. demanda-t-elle en dardant sur Guy des regards enflammés de colère et d’amour.
–Tu sais bien que non! repartit celui-ci en levant les épaules et tandis qu’il couvrait de baisers les mains de la jeune femme.
Régine se rassit.
–Ce qu’il faut, dit-elle d’un ton beaucoup plus calme, c’est éviter de devenir plus coupables encore que nous ne le sommes déjà. Nous devons faire en sorte que personne ne puisse soupçonner notre amour…
–Oh! rassurez-vous; nous prenons trop de précautions pour que ce danger soit à craindre.…
–Non, Guy, il faut être plus prudent encore… Vous ne connaissez pas les petites villes; vous avez toujours vécu en Afrique ou à Paris, et si, comme moi, vous étiez resté deux ans ici, vous sauriez qu’on y passe sa vie à s’occuper des autres; on les surveille, on les épie, on commente leurs moindres démarches, leurs moindres gestes.
Mauzac ne put s’empêcher de sourire.
–Vous vous montez la tête, ma chère Régine, fit-il doucement. On ne devinera rien. Mais d’ailleurs, quand même on s’apercevrait que nous nous aimons…
–Voilà ce que je veux éviter à tout prix, interrompit vivement la jeune femme…. Vous ne comprenez donc pas qu’on en parlerait?.…
–Lorsqu’on en aurait assez parlé, on finirait bien par se taire…
–C’est ce qui vous trompe!… Encore une fois, nous ne sommes pas à Paris, où une liaison se pardonne pour peu qu’elle paraisse durable… Ici on crierait au scandale, on se moquerait du général, on le montrerait au doigt, et je ne veux pas qu’il soit ridicule par ma faute…. On l’avertirait peut-être!.…
Guy ne put réprimer un geste d’incrédulité.
–On l’avertirait, vous dis-je…. Oh! ce n’est pas que je craigne le châtiment que j’ai conscience d’avoir mérité… je suis prête à le subir; et le jour où mon mari, sachant la vérité, voudrait se venger, je ne demanderais pas grâce; mais l’idée de son désespoir m’est insupportable…. Croyez-vous que, sans cela, je serais encore ici?…. Non! dès le premier moment, je vous aurais dit: Allons-nous-en! partons ensemble! Seulement c’eût été empoisonner ses dernières années, briser sa vie peut-être, et voilà ce que je n’ai pas voulu…. J’ai préféré m’astreindre à mener cette existence de mensonges qui est un supplice de tous les instants…
–Régine!
— Eh ! que veux-tu ! Je souffre à la pensée qu’un jour il pourrait me dire: «Vous m’avez épousé de votre plein gré, je vous ai aimée; j’ai satisfait vos moindres caprices, j’ai eu une foi absolue en vous; et comment avez-vous répondu à mon affection, à ma confiance?….» Il Oh! j’en mourrais de honte!.
–Non…. non. il ne saura rien. Je ferai tout ce que vous voudrez.
–Merci!… Il faudra peut-être nous voir moins souvent.… Songez-y, ce sacrifice sera non pas l’excuse, mais l’atténuation de notre faute…
–Je t’aime, Régine! dit le jeune homme tout bas.
–Silence! fit la comtesse, en souriant malgré elle.
Et tous deux rentrèrent au salon, où le général vint bientôt les rejoindre.
Quelques instants plus tard, on était à table dans la grande salle à manger toute lambrissée de vieux chêne.
En face de Régine, le général trônait, satisfait de son sort, content de soi-même et des autres. Ses cheveux blancs toujours coupés à l’ordonnance, sa moustache grise, un trou qui avait été creusé dans sa joue par un biscaïen reçu au champ d’honneur, tout cela donnait à sa physionomie un air de franchise militaire et de crâne bonté. Riant de tout comme un homme heureux, et riant de ce gros rire qui dénote plus de sincérité que d’esprit, l’aimable vieillard ne laissait pas de montrer, dans tout ce qu’il disait, qu’une énergie extrême était cachée sous tant de bonhomie.
Quiconque l’eût vu, quiconque l’eût entendu ce soir-là–et c’était de même chaque soir– l’eût jugé d’un coup d’œil: c’était le type de l’excellent soldat, plein de courage et de loyauté, mais avec moins de finesse.
Le dîner commença et s’acheva sans incident qui mérite d’être signalé.
On prit le café sur le perron, du côté du parc; les deux hommes fumèrent quelques cigares en causant avec la comtesse de la cérémonie du matin; enfin, comme neuf heures sonnaient à l’horloge du château,–instrument d’une extrême précision que M. de Labassère avait apporté de Paris et fait installer dans un œil-de-bœuf condamné,–un palefrenier amena, suivant la coutume, le cheval du capitaine.
Guy fit ses adieux, sauta en selle, regagna la –cour d’honneur en traversant celle des communs, et–tandis que tout le monde, au château, se couchait ou feignait de se coucher.– s’engagea dans l’avenue.
Il en sortait à peine et n’avait guère parcouru plus de la moitié du chemin qui menait à la grand’route, lorsqu’il fut rejoint par un soldat de son régiment qui s’était tenu jusqu’à-lors dissimulé derrière un bouquet d’arbres.
Quelques mots furent échangés, après lesquels Guy descendit de sa monture et remit les rênes à l’homme qui l’avait attendu.
–A quelle heure, mon capitaine? demanda le soldat, qui n’était autre que l’ordonnance de M. de Mauzac
–Avant cinq heures.
Et tandis que l’ordonnance–imprudence à laquelle Guy n’avait jamais songé–reprenait, monté sur le cheval de son chef, la route de la ville, le capitaine se dirigea, à travers champs, vers un point à lui connu du mur qui entourait le parc de Labassère.
Arrivé en un endroit où la clôture, de construction ancienne, s’abaissait sensiblement, il se hissa jusqu’à la crête; et il s’arc-boutait déjà des pieds, pour franchir l’obstacle, contre les pierres en saillies, lorsque celles-ci, s’ébranlant, entrainèrent dans une dégringolade commune et le jeune officier et tout un morceau de la partie supérieure du mur, profondément salpêtré.
Guy ne se tint pas pour battu. La brèche qu’il venait de faire lui ouvrait un passage facile. Il se releva vivement, secoua ses vêtements blancs de poussière et franchit la muraille.