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IV

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Laruelle était en proie à une colère si violente qu’il lui fallut plus d’un quart d’heure pour se calmer et reprendre un peu de sang-froid.

Alors il se mit à réfléchir aux moyens de se venger de la comtesse. Mais ce n’était pas chose facile, car il s’agissait pour lui de satisfaire sa haine sans se compromettre. Sa situation de percepteur lui imposait une certaine réserve, et il sentait le besoin d’être prudent: non qu’il craignît outre mesure une provocation de la part du capitaine de Mauzac; mais, s’il était mêlé à un scandale, il courait de grandes chances d’être révoqué,–et il n’avait que sa place pour vivre.

Longtemps il demeura absorbé dans ses pensées; formant et abandonnant tour à tour une foule de projets plus insensés les uns que les autres; et ce fut seulement lorsque le cabriolet qu’il avait loué pour le conduire à Labassère traversa les ponts de Péronne, qu’il parut avoir trouvé ce qu’il cherchait.

Un sourire méchant contracta ses lèvres, et il se frotta les mains en murmurant entre ses dents:

–Nous verrons bien qui rira le dernier!

François Laruelle pouvait avoir trente-trois ans; il était petit, mince, chétif; ses traits anguleux n’étaient pas précisément désagréables, mais des yeux noirs très-renfoncés et d’une extrême mobilité, des cheveux et une barbe rouges lui donnaient l’air quelque peu étrange et dur.

Il y a un proverbe qui dit que–les roux sont tout bons ou tout mauvais.–Laruelle n’était pas bon.

Du reste il avait, de vielle date, des motifs de rancune contre madame de Labassère: quelques années auparavant, alors qu’elle était encore jeune fille, il avait,–ainsi que le bruit en courait à Péronne,–demandé sa main; non qu’il l’aimât–il n’avait jamais aimé que lui-même– mais ce mariage aurait flatté sa vanité, et il espérait en tirer certaines satisfactions d’amour-propre. Mademoiselle de Reigny était la fille unique du marquis de Reigny, dernier du nom, et le jeune homme s’était, persuadé que, grâce à son père, qui était député, il pourrait obtenir du roi Louis-Philippe l’autorisation de relever le titre de son beau-père.

Bien que sa famille fût alors très-riche et que les Reigny n’eussent que peu de fortune, Laruelle s’était vu éconduit. Il en avait conçu un vif ressentiment, et c’est de cette époque que datait sa haine pour la comtesse.

Depuis lors, leur situation à tous deux avait bien changé: Régine de Reigny était devenue la femme du général de Labassère, et François Laruelle, dont le père, engagé dans de grandes spéculations, avait été ruiné par la révolution de 1848, s’était vu forcé de renoncer à la vie oisive qu’il avait menée jusque-là.

Des amis de sa famille lui avaient fait donner une place de percepteur; on l’avait envoyé d’abord dans un petit village; puis, grâce à de puissantes protections, il avait été nommé récemment à Péronne, où sa surprise avait été grande de rencontrer la comtesse. On le voit donc, ce n’était pas lui qui avait demandé cette résidence pour rejoindre madame de Labassère; et les Péronnais qui avaient appris certains détails–on sait tout dans les petites villes–se trompaient du tout au tout lorsqu’ils prenaient leur nouveau percepteur pour un héros de roman poursuivant une intrigue d’amour.

La vérité est que Laruelle, préoccupé de faire un riche mariage, avait presque oublié mademoiselle de Reigny, et que, s’il l’eût retrouvée pauvre, il ne se serait certainement pas inquiété d’elle; mais, en la voyant dans une brillante situation de fortune, il s’était senti d’autant plus d’envie au cœur que les changements survenus dans sa position personnelle lui rendaient plus pénible encore la vue du bonheur. des autres.

Il lui en voulait d’être heureuse, et, s’il était allé ce jour-là à Labassère–où du reste il ne paraissait que rarement, le général lui ayant fait un accueil assez froid–ç’avait été uniquement pour jouir du trouble et de l’inquiétude que la nouvelle qu’il lui apportait devait nécessairement causer à la comtesse. Mais les choses n’avaient pas tourné comme il L’espérait, et il sentait qu’il avait joué un rôle ridicule: c’était même là ce qui l’irritait si vivement…

Enfin le véhicule suranné, décoré du nom de cabriolet, fit halte devant la maison où demeurait le percepteur; le jeune homme allait sauter à terre, lorsqu’une réflexion subite l’arrêta:

–Chez mademoiselle de Labassère! dit-il au cocher, qui, d’un air de mauvaise humeur évidente, allongea un vigoureux coup de fouet à sa bête étique. Le malheureux cheval de réforme, qui avait été acheté aux enchères trente-cinq francs, c’est-à-dire cent sous de plus que n’en avait offert l’équarisseur, reprit sa course ou plutôt se traîna cahin-caha, glissant à chaque pas sur le mauvais pavé et imprimant les secousses les plus folles à la voiture.

Dix minutes après, Laruelle était arrivé à destination; à pied, il ne lui eût fallu que cinq minutes pour faire le trajet; mais, déjà au courant des habitudes de la ville, il savait que l’apparition d’une voiture est un événement dans les rues. de Péronne, et qu’on ne manquerait pas de lui demander d’où il venait en pareil équipage…

Il ne se trompait pas: en entendant le véhicule s’arrêter devant sa porte, mademoiselle de La-bassére, escortée des quelques vieilles femmes ou filles qui venaient tous les jours potiner chez elle en faisant de la tapisserie, se précipita à la fenêtre; et, avant que le percepteur eût eu le temps d’entrer, déjà trois ou quatre: «d’où peut-il venir ainsi?» s’étaient croisés dans le salon.

C’était tout un poëme que ce salon, le poëme de la vie de province; et certes il suintait l’ennui plus encore que la Henriade de Voltaire ou la Franciade de je ne sais quel versificateur moderne. Et cependant que de médisances, que de calomnies débitées sur un ton paterne ils avaient dû entendre, ces vieux meubles de style Empire, en acajou noirci par le temps, recouverts de velours d’Utrecht bouton d’or! Toutes les réputations de la ville avaient passé par là, et Dieu sait. en quel état elles en étaient sorties! Depuis cinquante ans, ce salon était le rendez-vous de tous les cancans de Péronne, et le mariage du général n’avait fait qu’activer encore le travail des mauvaises langues: ne savait-on pas, en effet, que mademoiselle de Labassère s’était opposée à cette union, et qu’il suffisait, pour se faire bien venir d’elle, de dire du mal de la comtesse, à qui toutes ces mégères ne pouvaient pardonner d’être belle, gracieuse, élégante, ni surtout d’avoir vingt-deux ans?

Lorsque parut Laruelle, annoncé par une vieille femme de chambre–tout était vieux dans cette maison–mademoiselle de Labassère et ses amies avaient repris leur place dans leurs fauteuils, où elles se tenaient raides et guindées comme des portraits de famille descendus de leurs cadres. Il y avait là madame Robin et madame Desrivières, que nous avons déjà vues, et mademoiselle Duvivier, une vieille fille que nous n’avons pas pu voir, celle-là, à la sortie de la messe, pour cette bonne raison qu’elle n’y va jamais. Mademoiselle Duvivier est voltairienne –il y a encore des voltairiens en province–et on la met en fureur lorsqu’on lui raconte que Voltaire, son idole, s’est réconcilié avec l’Église au moment de mourir. Elle a soixante-quatorze ans, comme mademoiselle de. Labassère, et vit en parfaite intelligence avec elle, bien que la sœur du général soit dévote; il est vrai qu’elles s’occupent trop de leur prochain pour avoir le temps de parler religion: les journées sont si courtes!

–Eh bien, monsieur Laruelle, que nous racontez-vous de neuf aujourd hui? demanda au nouveau venu la maîtresse de la maison en lui tendant la main.

— Pas grand’chose, mademoiselle, fit le percepteur, tandis qu’il saluait les autres femmes, et tout spécialement madame Desrivières.

La notaresse était très-riche et elle avait une fille unique de dix-huit ans, que Laruelle n’avait pas encore vue parce qu’elle était au Sacré-Cœur de Lille, mais qu’on disait suffisamment jolie.

...Pas grand’chose…. j’arrive de la campagne. –Ah!… et où êtes-vous allé?

En homme qui veut ménager ses effets. Laruelle répondit négligemment:

–Dans les environs.

Puis, après une pause, il ajouta de l’air le plus indifférent du monde:

–A Labasère,

Les quatre femmes tressaillirent–ce début promettait–et échangèrent des regards significatifs pendant que mademoiselle de Labassère reprenait:

–Vous avez vu mon frère?

–Non, c’est la comtesse qui m’a reçu. Le général était absent.

–Absent!…. Comme toujours!…. Il a une confiance inouïe!.

–Le fait est, observa madame Robin, que, lorsqu’on a quarante-trois ans de plus que sa femme, on devrait la surveiller davantage…

–Dites plutôt qu’il n’aurait jamais dû se marier dans de semblables conditions…. C’est de la folie pure, et s’il m’avait écoutée…

–Que voulez – vous, mademoiselle, interrompit hypocritement le petit percepteur… c’est pour soi qu’on se marie…

–Pas toujours, s’écria aigrement mademoiselle Duvivier; en pareil cas, c’est pour les autres.

Des sourires accueillirent cette saillie d’un goût douteux.

–C’est pour un monsieur de Mauzac, insista madame Dcsrivières, qui avait l’habitude de dire crûment ce qu’elle pensait.

–Oh! madame!… protesta Laruelle d’un air pudibond.

–Vous êtes naïfs, vous autres Parisiens! continua-t-elle avec un gros rire. Voyons, avouez-le franchement, elle devait être au désespoir, votre belle comtesse?…

–C’est vrai, fit mademoiselle Duvivier; son capitaine est aux arrêts…

–Et il l’a bien mérité! s’écria madame Desrivières avec animation. Savez-vous que, la nuit dernière, son absence a retardé de plus d’une demi-heure le départ de l’escadron, et que notre ferme n’aurait peut-être pas brûlé tout entière si ce freluquet avait été chez lui au lieu de courir les aventures… Oh! je ne lui pardonnerai de ma vie!… Car enfin, si nous n’avions pas été assurés, c’était une perte d’une quarantaine de mille francs.

–Je comprends que vous soyez irritée contre lui, madame…. Et sait-on où il était pendant l’incendie?

–La belle question!

–Décidément, monsieur Laruelle, lit dédaigneusement madame Robin, la femme du président du tribunal, vous avez bien fait de ne pas entrer dans la magistrature, vous auriez été un triste juge d’instruction…

–Que voulez-vous, madame, tout le monde. n’a pas les hautes qualités du digne M. Robin… Ce matin, vers six heures, j’ai bien vu M. de Mauzac qui rentrait par la porte d’Albert, mais je n’ai pas osé lui demander d’où il venait.

–Par la porte d’Albert! s’écria mademoiselle de Labassère, je l’aurais parié! Qu’est-ce que je vous disais tout à l’heure? mesdames… Par la porte d’Albert!… Il n’y a plus de doute à avoir!… il a passé la nuit au château…

–Ce pauvre général! murmura Laruelle d’un air de compassion…. C’est donc vrai?…

–Si c’est vrai! soupira mademoiselle Duvivier en levant les bras au ciel; mais c’est-à-dire que c’est un scandale public.… Je ne comprends même pas comment il ne s’est pas encore trouvé une personne charitable pour avertir M. de Labassère…

–Pourquoi ne l’avertissez-vous pas vous-même? objecta la notaresse.

–Moi?… Mais vous savez bien que nous sommes brouillés depuis un siècle!… Il ne me croirait pas!…

–Et puis, observa le petit percepteur d’un ton mielleux, ce sont des missions délicates…. Il faut, pour les remplir, un ami intime, un parent, que sais-je!…

–Oui, murmura mademoiselle de Labassère, il serait à désirer que mon frère fût prévenu… mais…

Mademoiselle Duvivier l’interrompit:

–Il y a urgence, ma chère. Savez-vous qu’il est la fable de toute la ville? On se moque de lui. et cela rejaillit sur la familla…

–Vous croyez? fit la vieille fille en fronçant les sourcils.

Ce fut Laruelle qui répondit:

–Oh! calmez-vous, mademoiselle…. Il est certain que les parents sont toujours un peu solidaires les uns des autres, mais cependant il ne faut rien exagérer, et il n’y a pas forcément du déshonneur à être trompé…

La conversation continua encore longtemps sur ce sujet, Laruelle procédant toujours par insinuations et feignant de défendre la comtesse et le capitaine pour mieux les accabler. Il joua si bien son rôle que, lorsqu’il fut parti, mademoiselle de Labassère ne put s’empêcher de dire à ses amies:

–Quel excellent cœur que ce M. Laruelle!… il est si bon qu’il ne croit pas au mal.

A quoi mademoiselle Duvivier se contenta de répondre:

–Êtes-vous bien sûre qu’il soit très-intelligent?…

Quant au percepteur, il s’en était allé, gatis-fait de lui-même, et il se dirigeait vers sa demeure en sifflotant entre ses dents l’air de la casquette au père Bugeaud. En passant devant la maison où logeait Guy de Mauzac, il ne put résister à l’envie de jeter sur les fenêtres du premier étage un regard triomphant dans lequel se lisait la joie que lui causait le désagrément arrivé au capitaine.

En ce moment le rideau fut écarté: Guy parut derrière la vitre. Laruelle, surpris, adressa un grand salut au jeune officier et continua son chemin sans se retourner.

Guy le suivit des yeux; puis, lorsqu’il l’eut perdu de vue, il reprit sa promenade en murmurant:

–C’est étonnant comme cet homme me déplaît! il me fait l’effet d’une vipère.

On voit que Mauzac connaissait assez bien le petit percepteur. Du reste, il ne s’en inquiéta pas autrement: il avait d’autres préoccupations et se sentait tourmenté à l’idée des commentaires auxquels son absence nocturne devait nécessairement donner lieu. Il n’ignorait pas que, dans les petites villes, où les désœuvrés n’ont d’autre distraction que de dire du mal de leur prochain, les moindres incidents prennent immédiatement des proportions gigantesques; rien ne passe inaperçu, et cela pour une bonne raison, c’est que chacun vit plus encore de la vie du voisin que de la sienne propre.

Le capitaine n’était pas d’ailleurs sans avoir remarqué qu’on soupçonnait sa liaison avec la comtesse; déjà, à différentes reprises, certaines allusions l’avaient mis en éveil, et il craignait que les suppositions malveillantes qu’allait évidemment occasionner sa mésaventure ne parvinssent un jour ou l’autre aux oreilles du général.

Après avoir longuement réfléchi, il avait jugé prudent de prendre les devants et d’écrire à M. de Labassère; en agissant ainsi, il avait un double but: donner des explications au général et en même temps apprendre à la comtesse que de huit longs jours il ne pourrait la voir. Sa lettre, mise à la poste le soir par son ordonnance, devait, d’après ses calculs, arriver dans la matinée au château.

Aussi ne fut-il pas surpris de voir le lendemain, vers une heure, le général entrer chez lui. Le vieillard avait l’air soucieux, mais cependant il serra comme à l’ordinaire la main que Guy lui tendait.

–J’ai à te parler, dit-il, de choses… je ne dirai pas graves: le mot serait trop fort… Du reste, tu vas voir…

Et, tirant une lettre de sa poche, il la donna au jeune homme en lui disant:

–Tiens… lis toi-même.

Guy, à qui les manières brusques et l’air préoccupé du vieux soldat avaient d’abord causé une vague appréhension, avait eu le temps de se remettre: il prit la lettre et la déplia

–Lis tout haut, fit le général.

Le jeune homme obéit.

«Un ami du général de Labassère, était-il dit dans la lettre, croit devoir le prévenir que sa femme est la maîtresse du capitaine de Mauzac….»

Guy se leva brusquement, pâle et ému.

–C’est odieux! s’écria-t-il en froissant le papier.

Le général lui fit signe de se rasseoir.

–Calme-toi, mon cher, dit-il simplement. Continue.

Et comme le capitaine hésitait, il insista avec vivaci té:

–Continue, te dis-je, nous ne sommes pas au bout.

Il était évident que, bien qu’il s’efforçât de paraître de sang-froid, le vieux soldat était en proie à une violente colère qu’un mot pouvait faire éclater d’un instant à l’autre. Sa voix tremblait, ses joues se coloraient, et il mâchonnait avec impatience sa moustache blanche.

Guy reprit sa lecture:

«La nuit dernière, le capitaine n’était pas à Péronne, et il est facile de deviner où il était. Que le général surveille sa femme, et il reconnaîtra bientôt la vérité des assertions d’un ami dévoué qui désire rester inconnu.»

A peine le jeune homme avait-il lu le dernier mot du billet, que le général, incapable de se contenir plus longtemps, s’écria:

–Le misérable! il n’a pas signé!.… Il faut qu’un homme soit bien lâché pour écrire de pareilles infamies sans oser en prendre la res ponsabilité…

–Ainsi, murmura Guy, vous ne croyez pas?…

–Quoi?… que cette lettre dit vrai?… Tu es fou…. Mais ce serait vous faire une mortelle injure, à Régine et à toi!

Et, saisissant la main du capitaine, qu’il serra énergiquement dans les siennes:

–Écoute-moi, Guy; tu sais que je t’aime comme un fils… Eh bien! je suis trop vieux pour tenir une épée, ma main tremble: il faut que tu me venges, mon enfant; il faut que tu venges Régine, si indignement calomniée…

Le vieillard s’arrêta: l’émotion l’étouffait; une larme roula lentement le long de sa joue.

–Comptez sur moi! s’écria Mauzac avec élan.

En ce moment, il aurait voulu se faire tuer pour M. de Labassère, dont la confiance et l’affection lui faisaient cruellement sentir toute l’étendue de sa faute.

Le général le saisit dans ses bras, et, le serrant contre sa poitrine:

–Merci, murmura-t-il, je n’attendais pas moins de toi… Tiens, prends cette lettre, trouve celui qui l’a écrite et châtie-le!…. moi, je vais aller voir ton colonel: il a servi sous mes ordres et ne me refusera certainement pas de lever les arrêts. A tout à l’heure.

Et M. de Labassère sortit.

Un scandale en province

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