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V

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Restéseul, Guy, épuisé par les émotions qu’il avait éprouvées, se laissa tomber sur son divan; et là, pendant quelques minutes, il demeura immobile, anéanti, le visage caché dans les mains.

Il pleurait.

Et cependant c’était un soldat énergique que le capitaine de Mauzac, et il avait plus souvent versé son sang que ses larmes; mais la bonté du général, sa confiance illimitée, l’avaient accablé. Il se sentait petit auprès de cet homme de cœur qui, ne sachant pas mentir, ne croyait pas au mensonge; il avait honte de lui-même, et sa conduite lui semblait d’autant plus odieuse que M. de Labassère lui témoignait plus d’affection.

Certes, si en ce moment il eût pu recommencer sa vie, il n’aurait plus commis la même faute; mais le mal était fait, un mal sans remède. Il sentait bien maintenant que, le jour où il s’était aperçu qu’il aimait la comtesse, il aurait dû s’éloigner d’elle; mais alors… il n’avait pas eu tant de courage: au lieu de partir, il s’était promis de garder le secret de son amour; il s’était figuré qu’il pourrait rester froid auprès de cette femme jeune, belle, aimante. Comme si leur intimité ne devait pas les jeter tôt ou tard dans les bras l’un de l’autre!…. Aujourd’hui il expiait sa folie: sa nature droite et loyale répugnait à tromper, et il était condamné à mener une existence toute de ruses et de détours.

–Un jour viendra, se disait-il, où le général saura la vérité, et alors?…

Cette idée lui causait une véritable épouvante. Ce qu’il craignait, ce n’était pas la vengeance du mari, c’était la douleur de l’ami, c’étaient surtout les reproches de l’honnête homme qu’il avait frappé dans ses affections les plus chères, et qui serait en droit de lui jeter à la face ses mensonges et sa trahison. Et que répondrait-il?… Son imagination exaltée lui représentait cette scène, et il se disait que mieux vaudrait cent fois mourir….

Peu à peu, cependant, ses réflexions prirent une autre direction: il songea au péril auquel la comtesse et lui venaient d’échapper, et cette pensée le ramena à la lettre anonyme. Qui l’avait écrite? Mauzac ne se connaissait pas d’ennemi et ne savait sur qui faire tomber ses soupçons.

La lettre avait été mise à la poste à Péronne; elle émanait donc d’une personne habitant la ville. Un instant le capitaine songea à mademoiselle de Labassère, dont la haine pour sa belle-sœur était connue de tout le monde; mais l’écriture était celle d’un homme, et l’irrégularité des caractères ne permettait pas de l’attribuer à un écrivain public. De plus, cette écriture était évidemment déguisée, ce qui devait rendre les recherches plus difficiles encore.

Cet obstacle, auquel Guy n’avait pas songé tout d’abord, lui semblait maintenant insurmontable. Il ne put réprimer un mouvement d’impatience; et, rejetant la lettre loin de lui, il se mit à marcher à grands pas dans sa chambre. Que pouvait-il faire?… Comment trouver la clef de ce mystère?… Et cependant il fallait absolument qu’il la trouvât. Il avait un intérêt capital à découvrir cet anonyme si bien au courant de ses affaires et assez peu scrupuleux pour user contre lui de pareils moyens; car, si un ennemi connu n’est plus à craindre, un ennemi qu’on ignore et dont, par conséquent, on ne peut se défier, constitue un danger incessant.

Tout à coup la porte s’ouvrit et le général reparut:

–Allons! s’écria-t-il presque gaiement, mets-toi en tenue et va remercier ton colonel, qui te rend la liberté…. Je t’attendrai ici, et nous partirons ensemble pour Labassère, où tu dîneras ce soir.

Guy balbutia quelques mots de remerciement; il ne voulait pas accepter, mais le vieillard insista et lui donna une raison qui leva ses derniers scrupules:

–Je veux, dit-il, que l’auteur de la lettre voie le peu de cas que je fais de ses dénonciations…

Et, pour mieux atteindre ce but, lorsque le jeune officier eut fait à son chef la visite réglementaire, M. de Labassère, au lieu de l’emmener tout de suite au château, s’appuya sur son bras et se promena longtemps avec lui sur la grand’– place. Ce ne fut qu’après avoir passé et repassé sous les fenêtres de sa sœur, dont la maison était située à côté du Palais-de-Justice, et après avoir rencontré une dizaine de personnes, que le général se décida à regagner l’endroit où il avait laissé sa voiture. Une demi-heure après ils arrivaient à Labassère.

La comtesse ne s’attendait pas à voir Guy. Aussi ne put-elle cacher sa surprise et l’accueillit-elle avec une joie qui eût pu faire naître des soupçons dans une âme moins loyale que celle de son mari. Depuis la visite de Laruelle, elle ne pouvait se défendre d’une certaine préoccupation; et bien que le général ne lui eût pas parlé de la lettre anonyme, elle éprouvait le pressentiment vague d’un malheur. L’arrivée de Mauzac mit fin à son inquiétude: en sa présence, elle se sentait forte et n’avait plus qu’une pensée: rester seule avec lui pour lui-raconter ce qui s’était passé.

L’occasion qu’elle cherchait à faire naître se présenta tout naturellement. Après le dîner, M. de Labassère sortit sous le prétexte d’un ordre à donner, mais en réalité parce qu’il avait voulu laisser les deux jeunes gens ensemble pour bien prouver à Guy qu’il n’avait pas l’ombre d’une défiance à son égard.

A peine eut-il quitté le salon, que la comtesse se jeta au cou de Mauzac

–Enfin! dit-elle, je vais pouvoir vous parler…. Asseyez-vous là, près de moi, et écoutez… Nous n’avons peut-être que quelques secondes à nous.

Et sans lui laisser le temps de répondre, elle ajouta:

–Il paraît que toute la ville commente votre absence pendant l’incendie…

–Vous exagérez…

–Non, Guy… On a même deviné où vous étiez…

Le capitaine tressaillit.

–Mais c’est impossible! s’écria-t-il; qui vous a dit cela?

La jeune femme hésita un instant; puis, prenant sa résolution:

–Il vaut mieux que vous sachiez tout. Eh bien! j’ai eu hier la visite de M. Laruelle. Il est venu ici tout exprès pour m’annoncer que vous étiez aux arrêts, et il m’a appris cette nouvelle d’un air tellement insolent…

–Le misérable! interrompit Mauzac. Il fallait le chasser.

–C’est ce que j’ai fait; mais peut-être ai-je eu tort…

Et, comme le capitaine se récriait, la comtesse reprit:

–Vous ne le connaissez pas comme moi; il est capable de tout pour se venger… S’il allait prévenir mon mari!…

Ces mots furent un trait de lumière pour

Guy.

–Vous croyez qu’il ferait une infamie pareille?

–Oui, j’en ai peur…

–Mais il n’oserait pas: il sait bien que je le tuerais!…. Allons, rassurez-vous, ma chère Régine, le petit percepteur n’est pas aussi terrible que vous croyez, et vous verrez qu’il se tiendra tranquille.

Pendant quelques minutes encore le capitaine s’efforça de calmer les craintes de la jeune femme; au fond de l’âme il était persuadé que Laruelle était l’auteur de la lettre anonyme, et il se promettait bien de s’en assurer le plus tôt possible. Il aurait même voulu partir immédiatement, mais, si grande que fût son impatience, il ne pouvait se retirer sans donner un prétexte, et il ne voulait rien dire à la comtesse.

Enfin le général rentra. La conversation s’engagea sur des choses indifférentes, et, après quelques instants, Guy prit congé de ses hôtes.

Comme M. de Labassère le reconduisait, il lui glissa à l’oreille:

–Je suis sur la trace… Il m’est venu une idée que je crois bonne.

–Ah! fit le vieillard, puisses-tu réussir!…. Et qui soupçonnes-tu?

–Je vous le dirai demain, car alors je saurai si je ne me trompe pas.

Et, sautant sur le cheval que le général avait fait seller pour lui, le jeune officier partit au galop.

Il pouvait être neuf heures lorsque Guy fit son entrée au café Grégoire, qui était alors le principal café de Péronne. Le rez-de-chaussée de cet établissement était le rendez-vous des bourgeois de la ville; au premier étage, deux grandes pièces étaient strictement réservées aux officiers de la garnison, qui en avaient fait une sorte de cercle militaire, où ils n’avaient admis que quelques jeunes gens et quelques fonctionnaires, entre autres Laruelle et le receveur de l’enregistrement.

Dans le salon de droite se trouvaient deux billards; dans celui de gauche, plusieurs tables à jeu et une grande table ovale couverte d’annuaires et de journaux.

Ce soir-là, on jouait au baccarat tournant. Une dizaine de joueurs, parmi lesquels Laruelle, étaient assis autour de deux tables mises bout à bout, et les cartes passaient de main en main. Les enjeux étaient modestes, ce qui n’empêchait pas la partie d’être très-animée.

Au moment où le capitaine de Mauzac entra, Laruelle prenait les cartes; il n’était pas en veine et avait déjà perdu presque tout l’argent qu’il avait sur lui.

–Il ne me reste plus que cent sous, dit-il en mettant une pièce de cinq francs sur la table. Voyons! qui les fait?

La chance, qui jusque-là avait été défavorable au percepteur, sembla tourner tout à coup, car il passa cinq fois.

Il avait cent soixante francs devant lui; un instant il eut l’idée de céder la main, mais il se sentait si sûr de gagner qu’il continua.

Cependant personne ne tenait les cent soixante francs.

–Je fais un louis, dit un lieutenant.

–Moi aussi, murmurèrent deux ou trois autres joueurs.

A ce moment, Guy, qui s’était approché de la table, se trouvait debout derrière Laruelle.

–Banco, fit-il.

Le percepteur se retourna.

–Ah! c’est vous, capitaine!…. Vous vous décidez donc à jouer?

Pour toute réponse, Mauzac posa sur la table un billet de banque de cent francs et trois louis.

Laruelle donna les cartes.

–En voulez-vous? demanda-t-il au capitaine.

–Non.

Le petit percepteur avait deux: il tira un trois, ce qui faisait cinq; Guy avait six.

Laruelle se leva d’un air de mauvaise humeur:

–Je suis décavé, fit-il brusquement; je vais chercher de l’argent, et je reviens.

La partie continua.

Guy, tout en jouant, ne perdait pas de vue le percepteur, qui se dirigea vers le père Grégoire, le propriétaire du café, et lui dit quelques mois à l’oreille; le père Grégoire secoua la tête; Laruelle lui parla de nouveau, mais n’obtint sans doute pas ce qu’il désirait, car il se mordit les lèvres et revint tourner autour des joueurs.

Pas un détail de cette scène n’avait échappé au capitaine de Mauzac, qui comprit tout. Une idée subite lui traversa l’esprit:

–Enfin, pensa-t-il, je le tiens!

Il resta encore un moment auprès de la table. de jeu, puis s’éloigna sans affectation et alla rejoindre le cafetier, qui venait de descendre dans la salle basse.

Le père Grégoire était un vieillard à la tournure militaire; il avait servi, quelque trente ans auparavant, sous les ordres du général de Labassère, et il s’était retiré avec le grade de maréchal-des-logis; aussi les officiers le traitaient-ils avec une certaine familiarité.

–M. Laruelle vient de vous demander de l’argent, n’est-ce pas?…. lui dit Guy à brûle-pourpoint, et vous avez refusé de lui en prêter?…

–Dame! mon capitaine, il a une tête qui ne me revient pas, ce monsieur.

–Combien voulait-il?

–Deux cents francs… C’est une somme, et on ne peut pas prêter ça à tout le monde.

Guy prit deux billets de banque dans son portefeuille et les tendit au cafetier, qui le regarda avec surprise.

–Voulez-vous me rendre un service, père Grégoire?

–Vous savez bien que je suis à vos ordres, mon capitaine.

–Eh bien, donnez cet argent à M. Laruelle et demandez-lui un reçu, que vous me remettrez…. Surtout gardez-moi le secret, car il ne doit pas savoir que c’est moi qui lui viens en aide.

–Il suffit, mon capitaine.

Quelques minutes après, le cafetier apportait le reçu à Mauzac, qui le prit et se retira dans un coin pour en comparer l’écriture avec celle de la lettre anonyme.

A première vue, les deux écritures étaient absolument dissemblables, mais, en les examinant de plus près, Guy remarqua que certaines lettres étaient faites de la même façon des deux côtés. Bientôt il ne conserva plus le moindre doute.

–Je ne m’étais pas trompé, pensa-t-il.

Puis, après avoir plié soigneusement les papiers et les avoir serrés dans sa poche, il remonta l’escalier qui conduisait au premier étage, en murmurant:

–Maintenant il s’agit de ne pas compromettre Régine.

Laruelle avait repris sa place à la table de jeu; il gagnait. Le capitaine s’assit à côté de lui. Au bout d’un quart d’heure, ce fut à son tour de tenir les cartes. Il mit vingt-cinq francs devant lui; en quelques minutes il y eut cent francs: Laruelle les tint et les perdit.

Il y avait deux cents francs. Personne ne disait mot.

–Allons, monsieur Laruelle, s’écria Mauzac d’un ton moqueur, voilà une belle occasion de prendre votre revanche.

Le percepteur hésita.–Il n’aimait pas à perdre.

–Je n’ai plus que neuf louis, dit-il.

–Je tiens le dixième, fit un jeune homme de la ville qui avait gagné quelques francs.

Guy donna les cartes.

Laruelle ramassa les siennes d’une main un peu tremblante:

–Huit! s’écria-t-il aussitôt, vous avez perdu!

–Non, répondit froidement le capitaine en abattant son jeu; j’ai neuf!

Le percepteur ne put réprimer un geste de colère, ce que voyant, Mauzac pensa que le moment était venu de mettre son projet à exécution.

–Décidément, vous n’avez pas de chance, lui dit-il avec ironie, et je crois que vous auriez tort de jouer encore ce soir.

Laruelle comprit l’intention railleuse de son adversaire et crut devoir lui répondre sur le même ton:

–C’est possible, capitaine, car vous faites mentir le proverbe: vous êtes heureux partout, au jeu comme en amour…

–Qu’en savez-vous? répliqua brusquement le jeune officier.

–On ne parle que de cela en ville.

Mauzac haussa les épaules:

–J’ai l’habitude, monsieur Laruelle, de laisser les cancans aux vieilles femmes.

–Ce qui veut dire?

–Que vous feriez bien de suivre mon exemple.

Le percepteur s’efforça de sourire. Il n’aurait pas été fâché d’en rester là, mais son amour-propre ne le lui permit pas; une quinzaine de personnes assistaient à cette scène: il ne voulut pas avoir l’air de reculer et reprit:

–Cependant, capitaine, il est certain que vous n’étiez pas en ville la nuit de l’incendie…

–Encore une fois, qu’en savez-vous?

–Je vous ai vu rentrer par la porte d’Albert, à six heures du matin.

–Ah çà! vous m’espionnez donc?…. C’est un vilain métier que vous faites là, monsieur.

A ces mots, prononcés avec un dédain écrasant, un frémissement parcourut l’auditoire. Laruelle bondit.

–Vous m’insultez! s’écria-t-il hors de lui.

–Vous croyez? fit Mauzac d’un ton railleur qui rendait l’affront plus blessant encore.

Le petit percepteur, au paroxysme de la rage, voulut s’élancer sur lui, mais ses amis le retinrent, et il ne put que lui crier:

–Vous aurez de mes nouvelles!

A quoi le capitaine, toujours aussi calme, répondit sans s’émouvoir:

–A votre aise, monsieur… je serai chez moi demain de dix à onze heures.

Puis, sans plus s’inquiéter de ce que pouvait dire son adversaire, il prit un journal et se mit à le lire tranquillement.

Un scandale en province

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