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CHAPITRE PREMIER
ОглавлениеArrivée successive des nièces de Mazarin à la cour.—Les Mancini et les Martinozzi.—Ambition sans bornes de Mazarin, mise à découvert par plusieurs des mariages de ses nièces.—Olympe Mancini.—Premiers passe-temps de Louis XIV: Cateau la Borgnesse, Mlle de La Mothe-Argencourt, la comtesse de Soissons, etc.—Marie Mancini, ses divers portraits.—Maladie du Roi.—Douleur de Marie; passion naissante de Louis XIV pour elle.—Portrait du Roi.
Lorsque Mazarin fut maître du cœur de la Reine et qu'il jugea son pouvoir bien affermi, il jeta le masque, cessa de jouer le désintéressement et fit venir à la cour plusieurs des enfants de ses sœurs, MMmes Martinozzi et Mancini. La première, devenue veuve, avait deux filles, la seconde avait eu jusqu'à dix enfants. A Mme Martinozzi, Mazarin demanda sa fille aînée, et à Mme Mancini, deux de ses filles, les plus âgées, et un fils. Comme s'il se fût agi de princesses du sang, Mme de Noailles eut mission de se rendre à Rome en grand équipage et de les amener à Paris sans leurs mères. Une La Rochefoucauld, la marquise de Sénecé, ne crut pas au-dessous d'elle, après avoir été la gouvernante de Louis XIV, d'être placée auprès des nièces de Mazarin au même titre, ce qui lui valut d'être cruellement chansonnée. «Le 11 septembre (1647), dit Mme de Motteville, nous vîmes arriver trois nièces du Cardinal et un neveu... L'aînée des petites Mancini (Laure [6]) était une agréable brune, qui avait le visage beau, âgée de douze ou treize ans. La seconde (Olympe [7]) était brune, avait le visage long et le menton pointu. Ses yeux étaient petits, mais vifs, et on pouvait espérer que l'âge de quinze ans leur donnerait quelque agrément... Mlle Martinozzi [8] était blonde; elle avait les traits du visage beaux et de la douceur dans les yeux. Elle faisait espérer qu'elle serait effectivement belle... Ces deux dernières étaient de même âge et on nous dit qu'elles avaient environ neuf à dix ans. Mme de Nogent les fit recevoir à Fontainebleau.» Elles furent installées chez le Cardinal, «qui ne montra pas s'en soucier beaucoup; au contraire, il fit des railleries de ceux qui étaient assez sots de leur montrer des soins; et, malgré ce mépris, il est certain qu'il avait de grands desseins sur ces petites filles. Toute son indifférence là-dessus n'était qu'une pure comédie, et par là nous pouvons juger que ce n'est pas toujours sur les théâtres des farceurs que se jouent les meilleures pièces [9]».
La Reine accueillit les nièces et le neveu du Cardinal comme s'ils eussent été de sa famille, et les courtisans se pressèrent à l'envi autour de ces enfants pour leur faire leur cour. «Voilà, dit à Gaston d'Orléans la maréchale de Villeroi, voilà des petites demoiselles qui présentement ne sont point riches, mais qui bientôt auront de beaux châteaux, de bonnes rentes, de belles pierreries, de bonne vaisselle d'argent et peut-être de grandes dignités [10]...» La maréchale avait touché juste. Il était évident que les premières familles du royaume se disputeraient la main des nièces du favori, et qu'il n'aurait qu'à choisir parmi les plus nobles, les plus puissantes, les plus illustres, pour effacer par les plus grandes alliances la bassesse de son origine, sa qualité d'étranger, et pour enraciner son pouvoir d'une manière stable. Rien ne parut trop haut à l'orgueil et à l'ambition de Mazarin. On peut juger s'il fut atteint au défaut de la cuirasse par les mazarinades. «Il a fait venir, disait le curé Brousse, de petites harengères de Rome, il les fait élever dans la maison du Roi, avec le train des princes du sang et sous la conduite de celle qui a eu l'honneur d'être gouvernante du Roi [11].» Il désignait ainsi la marquise de Sénecé, qui, sentant courir dans ses veines le sang des La Rochefoucauld, eut bientôt honte de ses fonctions et tourna à la Fronde. Comme le Cardinal logeait au Palais-Royal, ce fut là que furent élevées ses nièces, sur le même pied que Louis XIV et le duc d'Anjou. Le pamphlétaire n'a rien exagéré. La Reine souffrait ce pêle-mêle avec le plus grand laisser-aller; elle veillait à l'éducation des nièces comme à celle de ses propres enfants, elle les initiait aux usages du monde, et les instruisait aux choses de la religion. Elle les menait fréquemment avec elle au Val-de-Grâce pour «diriger elle-même leurs dévotions [12]». Pour deux d'entre elles ce fut peine perdue, car elles restèrent toute leur vie absolument étrangères aux pratiques dévotes, au grand désespoir de leur oncle, qui ne leur demandait pourtant qu'une chose, de sauver les apparences.
L'ambition de Mazarin était sans bornes: il ne se contenta pas de faire épouser plusieurs de ses nièces aux plus grands seigneurs du royaume; il osa mêler son sang plébéien à celui des princes de la maison royale. Dans son orgueil, il en vint à refuser l'une d'elles au fils aîné de Charles 1er, parce qu'il le croyait hors d'état de remonter sur le trône d'Angleterre. Il fit plus, il rêva pour deux de ses nièces le trône de France. Pendant la Fronde, il maria l'une d'entre elles, Laure Mancini, au duc de Mercœur, de la maison de Vendôme. Il aurait bien voulu prendre dans ses filets le frère de Mercœur, le duc de Beaufort, le fameux Roi des Halles, afin de se retremper dans sa popularité. Mais Beaufort, qui n'avait pas le don de seconde vue, n'eut pas l'esprit de devenir Mazarin à temps. Pendant cette période de la Fronde, où le Cardinal se vit à deux doigts de sa perte, ses nièces jouèrent un fort grand rôle dans les combinaisons de sa politique. Elles lui servaient d'appât pour attirer à lui ses plus dangereux ennemis. Condé, au moment où il se croyait le maître, avait forcé le Cardinal, par un article de traité, à ne les marier qu'avec son consentement. Lorsqu'il fut arrêté, ses partisans furent sur le point de les enlever au moment où elles étaient réfugiées au Val-de-Grâce, pour les conduire dans quelque place forte du Prince, afin de priver le Cardinal d'un de ses plus grands moyens de séduction. Le coadjuteur lui-même faillit se laisser prendre à cette amorce, et songea à marier une de ses propres nièces au jeune Paul Mancini.
Après la Fronde, l'heureux Mazarin, qui avait abattu tous ses ennemis, s'attacha à raffermir de plus en plus son autorité par de nouvelles et grandes alliances avec sa famille.
Au commencement de 1653, il fit venir de Rome deux autres filles et un fils de la Mancini, ainsi que la seconde fille de la Martinozzi. Cette fois, ce furent les deux sœurs du Cardinal qui conduisirent elles-mêmes leurs enfants à la cour. Ces trois nouvelles nièces devaient faire la plus grande figure sur la scène du monde: Laure Martinozzi devait épouser le prince héritier du duché de Modène; la seconde, Marie Mancini, si célèbre par son amour pour Louis XIV, après avoir vu s'évanouir son beau rêve de la couronne de France, fut mariée au connétable Colonna; la troisième, Hortense Mancini, si connue par ses étranges aventures, qui tiennent plus du roman que de l'histoire, devint la duchesse de Mazarin; enfin, la plus jeune, Marie-Anne, qui ne vint en France que plus tard, fut la duchesse de Bouillon, l'amie de La Fontaine. Des deux fils cadets qui restaient à la Mancini, le plus âgé, Philippe, devint duc de Nevers. Anne-Marie, l'aînée des deux filles de Mme Martinozzi, d'une rare beauté et d'une sagesse égale à sa beauté, fut, par un coup de maître du Cardinal, mariée au prince de Conti, au moment même où le Parlement, en robe rouge, venait de condamner à mort M. le Prince pour avoir pris les armes contre la France et le Roi.
Enfin, peu de temps après, Mazarin mariait Olympe Mancini au prince Eugène de Carignan, qui, par sa mère, tenait aux Bourbons, et il fit revivre en sa faveur le titre de comte de Soissons.
Olympe, dont Mme de Motteville nous a déjà esquissé les traits, avait été élevée avec le Roi. D'un esprit souple et insinuant, adroite à caresser les goûts du jeune prince, elle était parvenue à captiver son cœur, et le Cardinal, qui rêvait pour elle les plus hautes destinées, se prêta complaisamment et de fort bonne grâce à leurs penchants. Après avoir triomphé de tous ses ennemis, il était parvenu à un si haut degré de fortune, que l'on se demandait sans étonnement à la cour si Olympe ne serait pas reine de France. Les courtisans murmuraient même tout bas ce nom magique à l'oreille de la jeune fille; et Christine, reine de Suède, en traversant la France, ne trouva rien de mieux, pour faire sa cour au Roi, que de vanter en sa présence les grâces et les charmes de la favorite, ajoutant «que ce serait fort mal de ne pas marier au plus tôt deux jeunes gens qui se convenaient si bien». Ce n'étaient que ballets, que carrousels, que mascarades, que jeux de bague donnés à grands frais par le Cardinal, et dans lesquels on voyait figurer, sous divers costumes, Olympe et Louis XIV [13]. Le Roi ne semblait pas cependant avoir pris cette passion fort au sérieux, et Olympe, qui était très avisée, ne tarda pas à deviner que la fantaisie qu'il avait pour elle ne le conduirait jamais jusqu'au mariage.
D'autres beautés plus séduisantes l'avaient captivé ou plutôt distrait. Olympe s'en aperçut, elle laissa éclater sa jalousie, ses bouderies, puis, sortant peu à peu de ses illusions, elle songea à des projets plus praticables. Elle jeta les yeux tour à tour sur le prince de Conti, sur le prince de Modène, sur Armand de la Meilleraye, et elle eut la douleur de se les voir enlever par ses sœurs les uns après les autres. Enfin, le Cardinal la maria au prince de Carignan, comme nous l'avons dit plus haut. Mazarin aimait fort cette nièce, qui avait un peu de son génie pour les intrigues et les affaires, et que d'ailleurs il eut toujours dans sa main. Mme de La Fayette soutient, elle aussi, «qu'il n'aurait pas été éloigné du dessein de la faire monter sur le trône [14].»
S'il en est ainsi, le mariage d'Olympe avec le comte de Soissons fit évanouir un de ses rêves les plus ambitieux, et, peut-être, malgré l'extrême répugnance de la Reine, il ne lui eût pas été impossible de le voir s'accomplir. Le Roi prit si gaîment son parti de ce dénouement, que la Reine mère dit tout bas à l'oreille de Mme de Motteville: «Ne vous disais-je pas qu'il n'y avait rien à craindre de cette liaison?» Chose étrange! loin de mettre fin à ce caprice, le mariage le raviva. Le Roi ne quittait plus l'hôtel de Soissons, et peut-être fut-il moins timide avec la princesse qu'il ne l'avait été avec la jeune fille.
L'aventure étrange qui lui était arrivée avec une des femmes de chambre de la Reine sa mère, Mme de Beauvais, qu'Anne d'Autriche avait surnommée la Borgnesse, avait dû le rendre plus audacieux [15]. Singuliers débuts pour ce royal don Juan qui inscrivit plus tard sur sa liste les noms de La Vallière, de Fontanges et de Montespan!
Cette faveur inouïe valut à Cateau la Borgnesse un bel hôtel, et cette fille d'un fripier des Halles vit M. le baron de Beauvais, son fils, érigé en personnage avec lequel il fallut compter.
Une petite jardinière succéda à la Beauvais et donna au Roi une fille qui fut mariée à un obscur gentilhomme.
Puis ce fut la belle duchesse de Châtillon, qui, après tant de conquêtes pendant la Fronde, uniquement entreprises pour recruter des partisans à M. le Prince, fit celle du jeune Roi.
Louis fut moins heureux auprès d'Élisabeth de Tarneau, fille d'un avocat au Parlement et d'une merveilleuse beauté. Il l'avait vue aux Tuileries; il en devint follement épris et fit plusieurs tentatives pour l'engager à répondre à son amour, mais elle eut la sagesse de lui refuser même une entrevue.
Il essaya de se consoler de ce mécompte avec Mlle de La Motte Argencourt, fille d'honneur de la Reine mère, qui avait succédé en cette qualité à Mlle de La Porte. «Elle n'avait ni une éclatante beauté, ni un esprit fort extraordinaire; mais toute sa personne était aimable. Sa peau n'était ni fort délicate, ni fort blanche, mais ses yeux bleus et ses cheveux blonds, avec la noirceur de ses sourcils et le brun de son teint, faisaient un mélange de douceur et de vivacité si agréable, qu'il était difficile de se défendre de ses charmes [16]». Ajoutez qu'elle dansait en perfection, et le Roi en dansant avec elle en devint éperdument amoureux. Mazarin prenait ombrage de toutes les passions du Roi qui pouvaient l'éloigner de ses nièces. Alors il se montrait grand moraliste et intraitable. Il signala à la Reine le nouveau goût du Roi. La dévotion de la Reine s'alarma; elle entraîna son fils dans son oratoire, et lui fit promettre au pied de l'autel de renoncer à sa passion. Il céda, alla à confesse, communia, mais, à la première danse avec Mlle d'Argencourt, tous ses serments furent oubliés [17]. Il lui jura de s'attacher à elle désormais, sans que rien pût le faire manquer à son serment. Mazarin n'était pas homme à battre en retraite. Il eut l'adresse, on ne sait comment, de se procurer des lettres de la belle adressées à son amant le marquis de Richelieu, et il les mit sous les yeux du Roi. L'amour-propre blessé l'emporta sur la passion; la malheureuse d'Argencourt fut livrée au Cardinal, qui la fit enfermer dans le couvent des filles de Sainte-Marie de Chaillot, où, bon gré mal gré, elle dut expier ses péchés. La punition était cruelle; elle eût paru moins rigoureuse si Mazarin l'eût appliquée à la plupart de ses nièces pour des causes semblables.
Mais ce n'étaient là que des distractions qui n'empêchaient pas le Roi de fréquenter fort assidûment l'hôtel de Soissons. Avait-il quelques petits démêlés avec Olympe, ce qui arrivait quelquefois; cessait-il de paraître pendant quelques jours, le comte de Soissons, le plus débonnaire des maris, prenait l'alarme, craignait d'avoir perdu la faveur dont il jouissait, et ne se donnait ni paix ni trêve qu'il n'eût ramené le jeune prince aux pieds de la comtesse. A cette époque, elle paraissait une femme assez désirable, et il fallait bien qu'il en fût ainsi pour qu'elle ait su captiver un peu plus tard le marquis de Vardes, c'est tout dire. «Suivant la description que j'en ai faite, dit Mme de Motteville, il semblait que tous les efforts de la nature et de la jeunesse ne pourraient pas l'embellir. Elle avait les yeux pleins de feu, et, malgré les défauts de son visage, l'âge de dix-huit ans fit en elle son effet: par l'embonpoint elle devint blanche, elle eut le teint beau et le visage moins long; ses joues eurent des fossettes qui lui donnaient un grand agrément, et sa bouche devint plus petite; elle eut de beaux bras et de belles mains, et la faveur avec le grand ajustement donnèrent du brillant à cette médiocre beauté.»
Le Roi, cependant, ajoute-t-elle, «se divertissait... avec les autres nièces qui étaient demeurées au Louvre; mais il se fatigua d'aller à l'hôtel de Soissons si souvent, ou plutôt son cœur se lassa de n'être pas assez occupé.» D'autres Mémoires assurent qu'il prit ombrage des assiduités du marquis de Villequier et qu'il lui abandonna une conquête qu'il ne se sentait pas d'humeur à partager.
«Pendant le séjour que l'on fit à Fontainebleau, il parut s'attacher davantage à Mlle (Marie) de Mancini; il parlait à elle avec application, et, malgré sa laideur, qui dans ce temps-là était excessive, il ne laissa pas de se plaire dans sa conversation [18].»
Voici de quelle façon charmante Marie, dans ses Mémoires [19], raconte la passion naissante de Louis XIV: «La manière familière avec laquelle je vivais avec le Roi et son frère était quelque chose de si doux et de si affable que cela me donnait lieu de dire sans peine tout ce que je pensais, et je ne le disais pas sans plaire quelquefois. Il arriva de là, qu'ayant fait un voyage à Fontainebleau avec la cour [20], que nous suivions partout où elle allait, je connus au retour que le Roi ne me haïssait pas, ayant déjà assez de pénétration pour entendre cet éloquent langage qui persuade bien plus sans rien dire que les plus belles paroles du monde. Il se peut faire aussi que l'inclinaison particulière que j'avais pour le Roi, en qui j'avais trouvé des qualités bien plus considérables et un mérite beaucoup plus grand qu'à pas un autre homme de son royaume, m'eût rendue plus savante en cette matière qu'en toute autre. Le témoignage de mes yeux ne me suffisait pas pour me persuader que j'avais fait une conquête de cette importance. Les gens de cour, qui sont les espions ordinaires des actions des rois, avaient, aussi bien que moi, démêlé l'amour que Sa Majesté avait pour moi, et ils ne me vinrent que trop tôt confirmer cette vérité par des devoirs et des respects extraordinaires. D'ailleurs, les assiduités de ce monarque, les magnifiques présents qu'il me faisait, et, plus que tout cela, ses langueurs, ses soupirs et une complaisance générale qu'il avait pour tous mes désirs, ne me laissèrent rien à douter là-dessus.»
Rassemblons quelques traits épars dans les Mémoires du temps pour reconstituer le portrait en pied de la principale héroïne de ce récit.
«Marie, sœur cadette de la comtesse de Soissons, était laide,» dit Mme de Motteville qui la peint au moment de l'âge ingrat. Elle pouvait espérer d'être de belle taille, parce qu'elle était grande pour son âge et bien droite, mais elle était si maigre, et ses bras et son col paraissaient si longs et si décharnés, qu'il était impossible de la pouvoir louer sur cet article. Elle était brune et jaune; ses yeux, qui étaient grands et noirs, n'ayant point de feu, paraissaient rudes. Sa bouche était grande et plate [21], et, hormis les dents, qu'elle avait très belles, on la pouvait dire alors toute laide.» Telle l'avait vue, pendant son adolescence, la confidente d'Anne d'Autriche. «Cette fille, ajoute-t-elle, en traçant le portrait moral, cette fille était hardie et avait de l'esprit, mais un esprit rude et emporté. Sa passion en corrigea la rudesse... Ses sentiments passionnés et ce qu'elle avait d'esprit, quoique mal tourné, suppléèrent à ce qui lui manquait du côté de la beauté.»
Le portrait que nous a laissé d'elle un autre peintre de premier ordre, Mme de La Fayette, n'est pas plus séduisant et se rapproche beaucoup de celui qui précède: de beauté, «Mlle Mancini n'en avait aucune; il n'y avait nul charme dans sa personne, et très peu dans son esprit, quoiqu'elle en eût infiniment. Elle l'avait hardi, résolu, emporté, libertin et éloigné de toute sorte de civilité et de politesse [22].»
Somaize, qui, dans son Dictionnaire des Précieuses [23], a prêté tant de charmes et de beautés aux dames de la cour de Louis XIV, même à celles qui en étaient le plus dépourvues, glisse prudemment sur la laideur de Marie dans le portrait qu'il a tracé d'elle sous le nom de Maximiliane. Il se contente de vanter «les belles qualités qui la rendent une des plus admirables personnes de son sexe», il ne parle pas de ses défauts, il ne s'attache à peindre que son esprit, et, par ce côté, il nous donne la clé de ce qui a pu séduire Louis XIV. «Je puis dire, sans être soupçonné de flatterie, ajoute le portraitiste de l'hôtel de Rambouillet, que c'est la personne du monde la plus spirituelle, qu'elle n'ignore rien, qu'elle a lu tous les bons livres, qu'elle écrit avec une facilité qui ne se peut imaginer, et qu'encore qu'elle ne soit pas de Grèce [24], elle en sait si bien la langue, que les plus spirituels d'Athènes [25] et ceux même qui sont de l'assemblée des quarante Barons [26], confessent qu'elle en connaît tout à fait bien la délicatesse; de quoi Madate [27], qui avait l'honneur de la voir souvent, peut rendre témoignage. J'oserai ajouter à ceci que le ciel ne lui a pas seulement donné un esprit propre aux lettres, mais encore capable de régner sur les cœurs des plus puissants princes de l'Europe. Ce que je veux dire est assez connu sans qu'il soit besoin de s'expliquer davantage [28].»
Au moment où nous sommes, c'est-à-dire en 1658, Marie avait dix-neuf ans, étant née à Rome en 1639. Ce n'était déjà plus la jeune pensionnaire de treize ou quatorze ans, jaune et maigre, que vient de nous peindre Mme de Motteville. Sa taille s'était développée, elle avait pris de la grâce et de l'ampleur; elle n'avait pas impunément respiré l'air de la cour; ses yeux pleins de flammes, l'émail de ses dents, qui étincelait sous des lèvres fraîches et épanouies, attiraient les regards et faisaient oublier ce qu'il y avait de peu correct dans ses traits. Elle n'était venue de Rome qu'à l'âge de quinze ans, la mémoire toute pleine des grands poètes de l'Italie. Bientôt la littérature française lui devint tout aussi familière; elle dévora tous les romans à la mode, héroïques et amoureux, elle se passionna surtout pour le grand Corneille.
Ce fut pendant la campagne de Flandre (en 1658) que l'on vit éclater l'ardente passion de Marie Mancini pour le Roi. Après la bataille des Dunes, le jeune prince, à la suite des fatigues de plusieurs siéges livrés dans un pays marécageux et couvert de cadavres sans sépulture, fut atteint d'une fièvre pernicieuse [29] qui lui fit courir les plus grands dangers. Ses médecins n'avaient plus d'espoir, on parlait déjà de son successeur, et Mazarin prenait ses précautions pour sauver ses trésors, lorsqu'un empirique fit ce que les plus habiles médecins de la cour n'avaient su faire. Pendant cette dangereuse maladie du Roi, Marie Mancini «avait témoigné une affliction si violente de son mal et l'avait si peu cachée, que, lorsqu'il commença à se mieux porter, tout le monde lui parla de la douleur de Mlle Mancini; peut-être dans la suite lui en parla-t-elle elle-même. Enfin, elle lui fit paraître tant de passion, et rompit si entièrement toutes les contraintes où la Reine mère et le Cardinal la tenaient, que l'on peut dire qu'elle contraignit le Roi à l'aimer. Le Cardinal ne s'opposa pas d'abord à cette passion [30]...»
Le Roi, jusqu'alors, n'avait connu de l'amour que l'ivresse des sens. Il fut touché de cette passion vraie, profonde, qui avait éclaté pour lui à travers des larmes et des sanglots, et il y répondit par un amour tendre qu'il n'éprouva jamais peut-être au même degré pour aucune de ses plus belles maîtresses. Comme elle avait infiniment «d'esprit», au témoignage de Mme de La Fayette, qui s'y connaissait, on peut se figurer quel dut être l'ascendant qu'elle prit peu à peu sur le jeune Roi, à qui elle ouvrait en même temps les horizons de l'amour et de l'intelligence. Il avait jusqu'alors passé sa vie au milieu des fêtes et des ballets, peu soucieux des choses de l'esprit, dont l'avait détourné la politique ombrageuse du Cardinal. Marie lui mit entre les mains tous les livres qu'elle aimait et elle lui apprit à les aimer. Elle l'initia à l'italien et le mit en état de comprendre les beautés de l'Arioste et du Tasse; elle lui inspira, sinon le goût, du moins la passion des beaux-arts, et l'on sait s'il resta fidèle à cette noble passion. Un des plus brillants côtés de Marie Mancini, c'étaient ses conversations, que trouvaient aussi intéressantes que variées les hommes les plus éminents de la cour. Lyonne, Saint-Évremont, La Rochefoucauld, ne dédaignaient pas de causer avec cette jeune fille, l'un de politique, l'autre d'histoire, celui-ci de morale. Le Roi avait part à tous ces entretiens, était glorieux de tous les succès de son amie et se piquait d'émulation. Ce qui le charmait surtout, ce qui faisait naître de nouvelles flammes dans son cœur, c'étaient les lectures que faisait Marie à haute voix des romans et des tragédies à la mode, devant le petit cercle de la Reine. Sa voix passionnée, amoureuse, et jusqu'à son accent italien, donnaient un charme étrange à sa diction. Pour tout dire, elle avait mérité par son goût très fin pour la poésie, par les délicatesses de son esprit, d'avoir conquis une place d'honneur parmi les Précieuses:
Le Roi, notre monarque illustre,
Menait l'infante Mancini,
Des plus sages et gracieuses
Et la perle des Précieuses.
C'est ainsi que Marie faisait l'éducation littéraire du prince qui devait être le Mécène de son siècle [31]. Elle fit plus, elle lui inspira l'amour du pouvoir et de la gloire. Mazarin l'avait élevé dans l'ignorance et l'indifférence des choses de l'État, et le jeune prince, tout entier à ses plaisirs, lui avait abandonné sans peine le fardeau des affaires. Marie le rappela au sentiment de sa grandeur; elle le fit souvenir qu'il était Roi.
Tous les contemporains se sont complu à célébrer la beauté et la suprême élégance de Louis dans sa jeunesse, et tous ses portraits peints et gravés nous montrent que ce jugement est dénué de flatterie. Il se faisait remarquer par sa belle taille, sa bonne mine et par un air de majesté répandu dans toute sa personne. Il avait le port et la démarche d'un héros ou d'un demi-dieu [32]. Ajoutez à tous ces avantages extérieurs une grande affabilité et une grâce enchanteresse dans ses moindres paroles, à laquelle une timidité naturelle prêtait encore des charmes. Comment les plus belles et les plus grandes dames de la cour eussent-elles pu résister à un prince beau comme Apollon et dont le jeune cœur, comme celui de Chérubin, palpitait au seul aspect d'une femme [33]? Mais de tous les amours de Louis aucun ne parla si haut que son premier amour pour Marie Mancini, et de toutes ses maîtresses aucune ne l'aima plus ardemment que cette Italienne qui, à force de passion, sut transfigurer pour lui seul sa laideur en beauté. Cette passion des deux amants semblait à la plupart des courtisans si impétueuse, si irrésistible, qu'ils croyaient qu'elle irait jusqu'au mariage. Mais un événement inattendu vint suspendre pendant quelques mois cette opinion.