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CHAPITRE IV

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Table des matières

Départ du cardinal pour la frontière d'Espagne.—Il rejoint sa nièce Marie à Notre-Dame de Cléry et poursuit son voyage avec elle pour lui donner des conseils.—Nouvelles différentes qu'il donne au Roi et à la Reine mère de l'état de sa nièce.—Désolation de Marie.—Conseils donnés au Roi par le Cardinal.—Ses lettres à ce prince.—Le comte de Vivonne.—Conspiration de Palais.—Exil de Vivonne.—Faiblesse d'Anne d'Autriche pour le Roi.—Active correspondance entre le Roi et Marie Mancini.—L'exilée de Brouage: ses tristesses et ses espérances.—Mme de Venel.—Espionnage de la petite Marianne.—Promesse de mariage faite à Marie Mancini par Louis XIV.—Désespoir de Mazarin.—Son éloquente lettre au Roi, datée de Cadillac.—Secrète protestation de la Reine contre le mariage éventuel du Roi et de Marie Mancini.

La fermeté qu'avait montrée Mazarin à éloigner sa nièce lui rendit toute l'estime et la confiance d'Anne d'Autriche [96]. Les courtisans adressaient-ils à la Reine des louanges au sujet de la paix et du mariage d'Espagne? Par un sentiment de délicatesse digne d'une grande âme, elle en faisait remonter tout le mérite à son ministre seul. Lui faisait-on entendre que sans elle le Cardinal ne se serait jamais avisé de faire partir sa nièce [97]? Elle répondait toujours que lui seul avait pris cette résolution pour mettre un terme aux folles prétentions de Marie Mancini, «et que la timidité n'avait point eu de part à sa conduite». Enfin, murmurait-on à ses oreilles qu'il n'était pas fâché que le Roi persévérât dans le dessein d'épouser sa nièce? «Elle assurait que, par lui-même et par ce qu'il devait au Roi, à elle et au royaume», il ne consentirait jamais «à cet excès d'honneur», dont la pensée seule le rendrait «criminel devant Dieu et devant les hommes [98]». Telle était la bonté et la discrétion d'Anne d'Autriche à l'égard de son favori.

Quant à Mazarin, sa résolution de ne jamais plus consentir au mariage du Roi avec sa nièce, le Roi eût-il passé outre, elle semble avoir été irrévocable depuis son départ pour les Pyrénées. Il est des degrés contre lesquels vient se briser l'audace des plus grandes ambitions. Il avait suffi des paroles sévères de la Reine pour le rappeler au sentiment de sa condition et de ses devoirs, et l'hostilité que, depuis ce temps-là, lui montra sa nièce, le fortifia de plus en plus dans le dessein de travailler uniquement au mariage espagnol [99].

Le Cardinal quitta Paris, trois jours après ses nièces, qu'il devait rejoindre en chemin. Il se rendit à Vincennes où il reçut la visite du Roi et de la Reine et, le 26 juin, il s'acheminait à petites journées vers la frontière d'Espagne, tandis que le Roi, de plus en plus triste du départ de son amie, retournait dans sa solitude de Chantilly. Mais cette solitude pesait à son cœur; il avait besoin de l'épancher dans un autre cœur, dans celui de la Reine sa mère. A peine avait-il passé cinq ou six jours au fond de sa retraite, qu'il lui écrivait une lettre des plus tendres pour lui dire toute son impatience de la revoir et tout le prix qu'il attachait à la résistance qu'elle avait opposée à ses désirs. Il lui annonçait en même temps qu'il avait reçu du Cardinal une grande lettre dans laquelle il l'exhortait à apprendre son métier de Roi, et qu'il était bien résolu à suivre ses conseils. Louis s'était empressé de répondre à Mazarin pour lui donner la même assurance. Afin d'entretenir le Roi dans cette bonne résolution, le Cardinal lui écrivait de nouveau de Notre-Dame de Cléry [100] où il avait rejoint ses nièces. Dans cette lettre il lui donnait des nouvelles de Marie, mais il se gardait bien de lui dire dans quelle désolation elle était alors. «Ma nièce a eu un peu de fièvre; mais ç'a été faute d'avoir dormi; elle se porte bien à présent, et, dans la confusion de l'honneur que vous lui faites, je l'aime comme je dois et je le lui témoignerai comme il faut pour répondre à la tendresse qu'elle me fait paraître et à la résignation à ce que je puis souhaiter d'elle, qui lui sera toujours très avantageux. Et rien au monde, ajoutait-il avec fermeté, afin de montrer au Roi que sa résolution à empêcher un tel mariage était de plus en plus inébranlable, rien au monde ne lui pourrait [plus] nuire dans mon esprit que si je la voyais capable de servir d'obstacle, ou de retarder, sous quelque prétexte que ce pût être, la résolution que vous avez prise d'être un grand Roi...»

Le Cardinal, qui avait voulu faire le voyage avec sa nièce Marie afin d'essayer de la guérir de sa passion, s'ouvrait à la Reine de ce qu'il avait si soigneusement caché au Roi: «Elle est affligée au-delà de ce que je saurais dire, mais elle me témoigne d'être entièrement résignée à mes volontés et qu'elle n'en aura jamais d'autres. Si elle en use ainsi, je ne plaindrai aucune des choses qui pourront contribuer à son bonheur [101]...»

Marie, en quelques lignes d'un sentiment profond, nous a peint le désespoir dans lequel elle était plongée: «Ce que je ne saurais passer sous silence, nous dit-elle, c'est la douleur que je ressentis moi-même de cette séparation; jamais rien en ma vie n'a tant touché mon âme [102]. Tous les tourments qu'on pourrait souffrir me paraissaient doux et légers auprès d'une si cruelle absence, qui allait faire évanouir de si tendres et de si hautes idées. Je demandais la mort à tous moments, comme l'unique remède à mes maux. Enfin, l'état où je me trouvais alors était tel, que ni ce que je dis, ni tout ce que je pourrais dire ne le sauraient pas exprimer.»

Le Cardinal épuisait toute son éloquence à consoler une telle douleur. Chaque jour, à chaque nouvelle station de son itinéraire, c'était de nouveaux conseils qu'il dictait au Roi avec une persévérance que rien ne pouvait lasser. «Je suis ravi que vous soyez toujours constant en votre résolution, lui écrivait-il de Saint-Dié [103], mais permettez-moi que je vous réplique que le moyen le plus absolument nécessaire pour la bien exécuter, est de vous rendre maître, autant qu'il vous sera possible, de vos passions; car je suis obligé de vous représenter que, lorsque vous en avez quelqu'une... vous la devez dompter avec plus de violence que les autres...»

Tout en donnant au Roi la meilleure règle de conduite à suivre, Mazarin, lorsque ses nièces étaient encore auprès de lui, poussait la condescendance non seulement jusqu'à souffrir des échanges de lettres entre Marie et son royal amant, mais encore à les transmettre à l'un et à l'autre. Ce fut une faiblesse dont plus tard il eut tout lieu de se repentir, comme il le déclara lui-même hautement dans quelques-unes de ses dépêches au Roi. Mais alors il avait l'illusion de croire que l'amour des deux amants finirait par se changer en solide amitié et qu'ils lui sauraient gré un jour de leur guérison. D'ailleurs, par politique et par tempérament, il n'était pas partisan des mesures extrêmes [104].

Le Roi répondait avec la plus grande déférence aux lettres de Mazarin et lui faisait les plus belles promesses du monde. Mais il lui déclarait que de toutes ses passions il en était une seule dont il ne pouvait triompher. Le Cardinal s'efforçait de lui persuader qu'il pourrait se rendre maître de celle-ci comme des autres [105], mais il avouait à la Reine, le même jour, que le jeune prince lui semblait trop dominé par cette passion pour pouvoir la vaincre.

Le Roi, après avoir passé huit jours à Chantilly, avait rejoint sa mère à Fontainebleau, et le Cardinal le félicitait de cette réunion qui pouvait contribuer à la guérison de son mal [106]. En même temps, il lui donnait des nouvelles de ses nièces et de leur itinéraire: «M. le Grand-Maître [107] a convié mes nièces de demeurer à La Meilleraye, mais je ne le juge pas à propos. Nous y pourrons bien passer et y coucher une nuit allant à La Rochelle.»

A cette époque, les journaux de Paris et de l'étranger commençaient à parler des amours du Roi et de Marie, et le Cardinal se servait de cette nouvelle comme d'un excellent argument pour que le Roi, dans la crainte du scandale, fît un violent effort sur lui-même et rompit avec Marie Mancini [108].

La passion du Roi était de celles que l'absence irrite et enflamme de plus en plus, loin de les calmer. Le Cardinal avait reçu de la Reine les nouvelles les plus alarmantes de l'état de son âme. Il était d'autant plus inquiet des progrès du mal, qu'il venait de recevoir par un courrier d'Espagne «la ratification pure et simple de tout ce qui avait été arrêté à Paris [109].» Il y avait à craindre que, si la passion du jeune prince était connue de la cour d'Espagne, elle ne fût une cause de rupture, ou n'entravât au moins les négociations. «La confidente (la Reine) m'a écrit l'état dans lequel elle vous a trouvé et j'en suis au désespoir, disait Mazarin à Louis XIV dans une lettre datée de Poitiers [110]; car il faut absolument que vous y apportiez du remède, si vous ne voulez être malheureux et faire mourir tous vos bons serviteurs. La manière dont vous en usez n'est nullement propre pour vous guérir, et si vous ne vous résolvez tout de bon à changer de conduite, votre mal empirera de plus en plus. Je vous conjure, pour votre gloire, pour votre honneur, pour le service de Dieu, pour le bien de votre royaume, et pour tout ce qui vous peut le plus toucher, de faire généreusement force sur vous, et vous mettre en état de ne faire pas le voyage de Bayonne avec déplaisir. Car enfin vous seriez coupable devant Dieu et devant les hommes si vous n'y alliez avec le dessein que vous devez par raison, par honneur et par intérêt. J'espère que la personne que vous savez [111] y contribuera de bonne manière, lui ayant parlé dans les termes que je devais pour la disposer à cela...»

Le même jour Mazarin suppliait la Reine de lui venir en aide pour guérir le Roi de cette funeste passion qui faisait des progrès de plus en plus inquiétants [112]. On ne saurait trop admirer la chaleur, l'éloquence et l'élévation qui règnent dans ces lettres du Cardinal. On sent qu'il était alors uniquement pénétré de la grande mission qu'il avait à remplir et complètement dégagé de tout intérêt personnel, du moins sur ce chapitre du mariage du Roi avec sa nièce.

A cette époque, la reine fut avertie par Mme de Motteville et par Mme de Mesmes que le comte de Vivonne [113] ne négligeait rien pour la brouiller avec le Roi son fils, dont il avait surpris la faveur. Elle apprit en même temps par ces deux dames que ce jeune seigneur, à qui le Roi avait fait confidence de son amour, conseillait à son maître de secouer le joug du Cardinal et d'épouser sa nièce. Vivonne (Louis-Victor de Rochechouart), qui, plus tard, devint maréchal de France et duc à la mort de son père, était le frère d'Athénaïs de Rochechouart, devenue si célèbre depuis, sous le nom de marquise de Montespan. C'était un jeune homme déjà fameux par ses débauches, ses galanteries et son esprit libertin. La Reine avertit sur-le-champ le Cardinal. On peut juger de sa colère et de son inquiétude lorsqu'il apprit cette petite conspiration de Palais [114]. Il écrivit à la Reine sur-le-champ [115] pour qu'elle se préparât au départ avec le Roi dès les premiers jours du mois d'août et pour qu'elle prît, en attendant, toutes les mesures nécessaires afin de déjouer les intrigues du nouveau favori.

Comme le jeune Vivonne, sans tenir compte des avertissements et des conseils qu'on lui donnait de la part de la Reine, persistait à entraîner le Roi à épouser Marie Mancini, le Cardinal lui fit donner l'ordre par son père, le duc de Mortemart, d'avoir à quitter la cour et à s'abstenir d'accompagner le Roi au voyage de la frontière d'Espagne [116].

Cependant le Roi et sa mère se préparaient au départ et le Cardinal entendait que le voyage se fît en grande pompe et que rien ne fût épargné dans la dépense [117].

Mazarin était encore avec ses nièces, mais elles devaient bientôt le quitter pour prendre le chemin de La Rochelle. Afin de ménager le Roi, tout en combattant sa passion, il lui conseillait de remettre au chevalier de Méré [118], homme qu'il disait sûr, mais qui lui était tout dévoué, toutes les lettres adressées à sa nièce Marie, lorsqu'elle serait arrivée à Brouage. «Si vous lui ordonnez de passer par La Rochelle, disait-il au Roi il le fera et pourra porter vos lettres à Mme de Venel, qui les rendra fidèlement [119].»

Chose étrange, le Cardinal ravivait ainsi d'une main le feu qu'il essayait d'éteindre de l'autre. Il s'alarmait pourtant de plus en plus de cette recrudescence de passion entre les deux amants, de ce déluge de lettres qu'ils s'écrivaient sans cesse nuit et jour et qu'il voyait incessamment pleuvoir pendant qu'il faisait route avec ses nièces. Il constatait avec effroi que ce n'était plus seulement des lettres, mais des volumes de lettres [120].

Hélas! de toutes ces lettres d'amour, dictées par la passion la plus vraie et la plus ardente qui fut jamais, on n'en connaît pas une seule, ni celles de Louis XIV à son amie, ni celles de Marie à son royal amant. Celles de Marie devaient être écrites avec ce feu, cette impétuosité, cet emportement qu'elle mettait en toutes choses, et qu'elle devait avoir surtout au plus haut degré dans une correspondance d'amour.

Une de ces lettres du Roi à Marie fut remise au Cardinal peu de jours après qu'il se fût séparé de ses nièces. Mazarin annonça au Roi qu'il envoyait un exprès pour qu'elle fût portée à son adresse, et qu'il voulait bien se charger aussi d'en faire tenir la réponse par Colbert.

Ce rôle de Mercure galant ne laissait pas de lui sembler pour le moins fort singulier, à lui prince de l'Église, et voici ce qu'il en disait au Roi d'un ton moitié sérieux, moitié plaisant: «La confidente (la Reine) et moi avons fait, en diverses occasions, d'étranges métiers pour vous témoigner notre complaisance, mais sans aucun scrupule, sachant bien que, dans tous vos commerces, il n'y a rien que de très honnête, qui répond à votre vertu.»

La Reine, touchée de l'extrême douleur de son fils, s'était montrée un peu trop compatissante pour lui, et lui avait permis de continuer sa correspondance en toute liberté. Ce n'est pas qu'elle fût revenue de sa ferme résolution de ne jamais donner son consentement à un tel mariage, mais elle espérait que la séparation des deux amants suffirait avec le temps pour les guérir l'un et l'autre et que cet échange de lettres était sans danger. Mazarin n'en jugeait pas ainsi et, avec la plus louable fermeté, il blâmait la Reine de cet excès d'indulgence dans les termes les plus vifs, mais en y mêlant pour elle les sentiments les plus tendres. «J'ai envoyé (lui écrivait-il) par le valet de pied, qui m'a apporté votre lettre du septième [121], pour rendre à la personne que vous savez [122], celle que le confident (le Roi) m'a adressée, croyant qu'elle fût encore avec moi, et je vous réponds par Héron [123], que je redépêche. Je ne vous saurais assez dire mon déplaisir voyant l'empressement du confident, et qu'au lieu de pratiquer les remèdes, qui pourraient modérer sa passion, il n'oublie rien de ce qui peut servir pour l'augmenter, et, si vous lui donniez raison, en ce qu'il fait, comme vous me le mandez, à l'exemple de ce que ferait la personne qui lui appartient [124], il sera bien aise d'en user toujours, comme il fait par votre approbation, et, en ce cas, on sera exposé à de très grands inconvénients et peut-être de plus grandes conséquences que vous ne croyez [125]. Pour moi, je ferai mon devoir jusqu'au bout, et si je vois que cela ne profite de rien, je sais bien ce à quoi ma fidélité et le zèle et la tendresse que j'ai pour le service et pour la réputation du confident m'obligeront, avec un désespoir, qui me tourmentera tant que j'aurai de vie, d'avoir été si malheureux que quelque chose qui me touche ait pu être cause, quoique sans ma faute [126], de ternir sa gloire, que j'ai tâché de relever au plus haut point, y employant tout mon esprit et tous les moments sans relâche, et je me dispenserai de dire assez utilement, sans vanité...»

Cependant le Cardinal recevait si souvent des lettres de sa nièce, adressées au Roi, pour qu'il les lui transmît, que ce rôle de sigisbée finit par le lasser et l'impatienter. Il exprima à Louis XIV tout le déplaisir qu'il ressentait à jouer un tel rôle, dans une lettre d'un ton plus vif que les précédentes [127].

De Libourne, Mazarin s'était rendu à Cadillac, où il arriva le 15 juillet et où le duc d'Épernon lui offrit l'hospitalité dans son magnifique château. Le Cardinal y séjourna deux jours, afin de donner le temps aux équipages de passer les rivières [128].

La veille, à Libourne, il avait vu Pimentel, qui allait à la rencontre de don Louis de Haro. Il lui avait fait cadeau d'un riche carrosse, de chevaux pour toute sa suite, et il l'avait fait escorter par le commandeur de Gent avec ordre de le défrayer royalement, lui et ses gens, jusqu'à la frontière [129]. Les conférences étaient sur le point de s'ouvrir.

A cette heure solennelle, qui allait décider du sort des deux plus grands royaumes de l'Europe, Mazarin venait de recevoir de Brouage et de Paris les nouvelles les plus graves et les plus inquiétantes. Le Roi paraissait décidé à ne plus tenir compte de la résistance de sa mère et du Cardinal et à faire de Marie une reine de France.

Que devenait pendant ce temps la triste exilée? Elle va nous le dire elle-même en une page pleine de mélancolie: «Mon oncle, qui était allé à Bordeaux pour attendre don Louis de Haro, premier ministre d'Espagne, et où, peu de temps après, la cour arriva aussi, nous envoya à La Rochelle, avec permission de nous pouvoir promener dans tout le pays d'Aunis. Mais la solitude étant la seule chose que je cherchais alors, comme la plus propre à entretenir mes tristes pensées, je choisis le château de Brouage comme un lieu dénué de toute sorte de divertissement, et où mes sœurs s'ennuyaient fort, m'imaginant que tout le monde devait prendre part à ma douleur et que le plaisir des autres aurait été un crime pour moi. Nous étions donc dans cette forteresse si triste et si solitaire, où mon seul divertissement, si j'étais capable d'en avoir quelqu'un, se passait à lire les lettres que je recevais quelquefois du Roi, et à l'affection que me témoignait ma sœur Hortense qui ne me quittait presque jamais...»

Au milieu de ses tristesses, il lui restait une espérance. Le mariage d'Espagne ne pourrait-il pas se rompre comme l'avait été celui de Savoie? Elle nous initie elle-même à cette secrète pensée qui la soutenait encore: «Il est peu de malheureux, dit-elle, qui ne trouvent de quoi soulager leur douleur par la consolation de quelque espoir; et il est vrai que cette douceur ne manquait pas tout à fait à mes chagrins, quand je considérais que la paix n'était pas encore conclue, à raison des grands obstacles qui en suspendaient l'exécution. Mon espérance allait même jusqu'à se flatter quelquefois qu'elle ne se conclurait pas et que le méchant succès de ce traité tournerait à mon avantage; mais on surmonta à la fin toutes les difficultés, et ce fut mon malheur qui demeura seul invincible [130].»

Mazarin, comme nous l'avons dit, avait choisi pour gouvernante de ses nièces Mme de Venel [131]. Un mot sur cette dame. Son nom de famille était Marie de Gaillard; elle avait épousé M. de Venel, conseiller au parlement d'Aix, mais elle était alors séparée de son mari, pour incompatibilité d'humeur. N'ayant plus le souci des affaires de sa famille, elle s'était dévouée tout entière à celle du Cardinal. Rude et difficile tâche qui lui fit passer bien des jours sans repos et des nuits sans sommeil! Mme de Venel s'acquittait de ses fonctions avec tant de conscience et de vigilance, que, plus tard, le Roi, qui savait pour son compte à quoi s'en tenir, lui donna la fonction de sous-gouvernante dans la maison de ses propres enfants. Elle avait non seulement pour mission de surveiller de près Marie Mancini et ses sœurs, mais encore de correspondre sans cesse avec le Cardinal pour le tenir au courant de tous leurs faits et gestes. Mme de Venel avait su gagner la plus jeune, Marianne, petite espiègle fort alerte et fort éveillée, qui avait toujours l'oreille aux écoutes et l'œil au guet pour surprendre les secrets de sa sœur Marie. Grâce à ce rusé et dangereux petit espion, le Cardinal savait que Marie et sa sœur Hortense s'enfermaient continuellement ensemble, et que Marie passait les jours et les nuits à écrire de longues lettres qui, pour être rendues à leur adresse, ne passaient pas souvent par les mains de Mme de Venel. Hortense et Marie, pleines de défiance, écartaient le plus possible le charmant petit démon. Soins inutiles, tous leurs secrets étaient sur l'heure découverts et révélés à Mme de Venel, qui les transmettait au Cardinal. Celui-ci était si charmé et si émerveillé des talents précoces de Marianne, que, dans ses lettres à la Reine, il ne cessait de faire l'éloge de cette nièce si digne de lui [132], et de la vigilante Mme de Venel. Par quelles mains passaient les lettres de Marie adressées au Roi? C'est ce que le Cardinal ne découvrit que plus tard et ce que nous dirons en temps et lieu, mais ce qu'il savait fort bien par Mme de Venel, c'est que le Roi promettait sans cesse à Marie qu'il n'épouserait pas d'autre femme qu'elle [133].

Les nouvelles qu'il recevait de Paris par la Reine, vers le 15 juillet, n'étaient pas moins alarmantes. Elles étaient d'une telle gravité, qu'il fut sur le point d'abandonner les conférences et de se rendre à Paris en toute hâte pour conjurer les malheurs que lui annonçait la Reine. Il ne fut retenu à Saint-Jean-de-Luz que par la crainte que son départ ne fît trop d'éclat et ne rompît les négociations.

Cette lettre de la Reine le jeta dans le plus grand trouble; il en perdit l'appétit, le sommeil, il en pensa devenir fou, et, dans l'état de fièvre qui le consommait, il adressa, le même jour, à cette princesse et au Roi, des dépêches émues, éloquentes, qui mettent entièrement à nu le fond de son âme [134]. Celle qui était destinée au Roi, il la lui fit porter à franc étrier par un de ses gardes, en le suppliant de lui répondre sans aucun délai [135]. Jamais sujet, jamais ministre n'a fait entendre à un souverain de telles vérités, dans un langage plus libre, plus hardi, plus courageux. Les principaux arguments de Mazarin sont d'une force invincible.

Le bruit de la passion du Roi est devenu si public, que Pimentel lui-même a déclaré au Cardinal, à deux ou trois reprises, que le Roi est trop amoureux pour se marier. Il est donc à craindre que la cour de Madrid, à cette nouvelle, ne rompe brusquement les négociations et que la guerre ne se rallume plus sanglante que jamais. Si le Roi ne veut écouter que la passion qui le possède, s'il veut passer outre, épouser la nièce du Cardinal, n'y a-t-il pas à craindre aussi que le prince de Condé et les anciens frondeurs ne soulèvent contre lui les parlements, les grands, la noblesse entière et tous ses sujets, en faisant sonner bien haut que le Cardinal est le principal auteur d'une telle mésalliance? Puis Mazarin, avec une éloquence émue, fait appel à la gloire du Roi et à sa réputation pour le sauver d'un tel malheur. Il ajoute que, s'il n'est pas assez heureux pour que le Roi suive ses conseils, il ne lui reste plus, à lui Mazarin, qu'un seul parti à prendre, c'est de s'exiler de France et d'emmener avec lui sa nièce au fond de l'Italie. Voici quelques fragments de cette remarquable dépêche [136]:

... «Les lettres de Paris, de Flandre et d'autres endroits disent que vous n'êtes plus connaissable depuis mon départ, et non pas à cause de moi, mais de quelque chose qui m'appartient, que vous êtes dans des engagements qui vous empêcheront de donner la paix à toute la chrétienté et de rendre votre État et vos sujets heureux par le mariage, et que si, pour éviter un si grand préjudice, vous passez outre à le faire, la personne que vous épouserez [137] sera très malheureuse sans être coupable.

«On dit... que vous êtes toujours enfermé à écrire à la personne que vous aimez, et que vous perdez plus de temps à cela que vous ne faisiez à lui parler quand elle était à la cour.

«On y ajoute que j'en suis d'accord et que je m'entends en secret avec vous, vous poussant à cela pour satisfaire à mon ambition et pour empêcher la paix.

«On dit que vous êtes brouillé avec la Reine, et ceux qui en écrivent en termes plus doux disent que vous évitez, autant que vous pouvez, de la voir.

«Je vois d'ailleurs que la complaisance que j'ai eue pour vous, lorsque vous m'avez fait instance de pouvoir mander quelquefois de vos nouvelles à cette personne et d'en recevoir des siennes, aboutit à un commerce continuel de longues lettres, c'est-à-dire à lui écrire chaque jour et en recevoir réponse. Et quand les courriers manquent, le premier qui part est toujours chargé d'autant de lettres qu'il y a eu de jours qu'on n'a pu les envoyer, ce qui ne se peut faire qu'avec scandale, et, je puis dire, avec quelque atteinte à la réputation de la personne et à la mienne.

«Ce qu'il y a de pis, c'est que j'ai reconnu, par les réponses que la même personne m'a faites, lorsque je l'ai voulu cordialement avertir de son bien, et par les avis que j'ai aussi de La Rochelle, que vous n'oubliez rien tous les jours pour l'engager de plus en plus, l'assurant que vos intentions sont de faire des choses pour elle que vous savez bien qui ne se doivent pas, et qu'aucun homme de votre état ne pourrait en être d'avis et enfin qui sont, par plusieurs raisons, entièrement impossibles.

«... Dieu a établi les Rois, poursuivait le Cardinal, avec autant de fermeté que d'éloquence,... pour veiller au bien, à la sûreté et au repos de leurs sujets, et non pas pour sacrifier ce bien-là et ce repos à leurs passions particulières. Et quand il s'en est trouvé d'assez malheureux qui aient obligé par leur conduite la providence divine à les abandonner, les histoires sont pleines des révolutions et des accablements qu'ils ont attirés sur leurs personnes et sur leurs États.

«C'est pourquoi, je vous le dis hardiment, il n'est plus temps d'hésiter, et, quoique vous soyez le maître, en certain sens, de faire ce que bon vous semble, néanmoins vous devez compte à Dieu de vos actions pour faire votre salut, et au monde pour le soutien de votre gloire et de votre réputation...

... Si vos sujets et votre État étaient si malheureux que vous ne prissiez pas la résolution que vous devez et de la bonne manière, rien au monde ne pourrait les empêcher de tomber en de plus grands malheurs qu'ils n'ont encore soufferts et toute la chrétienté avec eux. Et je vous puis assurer de science certaine que le prince de Condé et bien d'autres [138] sont alertes pour voir tout ce qui arrivera de ceci, espérant, si les choses se passent selon leur souhait, de bien profiter du prétexte plausible que vous leur pourrez donner, pour lequel le prince de Condé ne douterait pas d'avoir favorables tous les parlements, les grands et la noblesse du royaume, voire tous vos sujets généralement, et l'on ne manquerait pas encore de faire sonner bien haut que j'aurais été le conseiller et le solliciteur de toute la conduite que vous auriez tenue...»

Mazarin ajoute que la passion du Roi est si publique, que Pimentel lui a déclaré, deux ou trois fois, que le prince était trop amoureux pour vouloir se marier de sitôt, et qu'il est fort à craindre que l'on ne prenne à la cour de Madrid des résolutions que celle de France ne manquerait pas de prendre en un cas pareil.

«C'est pourquoi, dit en poursuivant le Cardinal, je vous supplie de considérer quelle bénédiction vous pourriez attendre de Dieu et des hommes si, pour cela, nous devions recommencer la plus sanglante guerre qu'on ait jamais vue...»

Enfin Mazarin va jusqu'à menacer le Roi, s'il ne rompt sur-le-champ avec sa nièce Marie, de prendre un parti extrême. «Je conclus tout ce discours en vous disant que, si je vois, par la réponse que je vous conjure de me faire en toute diligence, qu'il n'y ait pas lieu d'espérer que vous vous mettiez de bonne façon et sans réserve dans le chemin qu'il faut pour votre bien, pour votre honneur et pour la conservation de votre royaume, je n'ai autre parti à prendre, pour vous donner cette dernière marque de ma fidélité et de mon zèle pour votre service, qu'à me sacrifier, et, après vous avoir remis tous les bienfaits dont il a plu au feu Roi, à vous et à la Reine de me combler, me mettre dans un vaisseau avec ma famille pour m'en aller en un coin d'Italie passer le reste de mes jours et prier Dieu que ce remède, que j'aurai appliqué à votre mal, produise la guérison que je souhaite plus que toutes choses du monde...»

Gardons-nous de croire à ce noble mépris des richesses, à ce désintéressement antique, de la part de l'homme le plus avide, le plus rapace qui fut jamais. Croyons encore moins à ce projet d'abdication volontaire du pouvoir, à cette menace de retraite au fond de l'Italie qui ne pouvait s'offrir à l'esprit de Mazarin que comme un moyen oratoire d'un grand effet sur l'âme candide et sur les sentiments généreux d'un jeune prince tel que Louis XIV.

Anne d'Autriche, de son côté, fort alarmée des graves complications que pouvait faire naître la passion du Roi, et craignant qu'il ne se laissât entraîner à épouser la nièce du Cardinal, demanda conseil au vieux comte de Brienne, secrétaire d'État des affaires étrangères. Brienne lui dit qu'ayant été longtemps Régente, il ne pensait pas que le Roi, avant l'âge de vingt-cinq ans, pût se marier sans son consentement, mais «qu'en tout cas il lui conseillait de faire une protestation en bonne forme, et que ce serait une bonne pièce pour faire casser le mariage, quand le Roi serait revenu de son aveuglement. La protestation fut dressée, toute prête à être signifiée si les choses fussent allées plus loin...»

L'abbé de Choisy, à qui nous empruntons ces détails, les tenait de la comtesse de Soissons elle-même.

Il ajoute que le Roi, «emporté par une première passion», eût peut-être épousé la nièce de Mazarin, si celui-ci «ne l'eût menacé de quitter tout et d'abandonner le soin des affaires»; mais que «d'abord il fit peu de cas de ses menaces, qu'il ne croyait pas sincères», qu'il «manda au Cardinal qu'il fît tout ce qu'il voudrait et que, s'il abandonnait les affaires, assez d'autres s'en chargeraient volontiers». Choisy, comme nous le verrons bientôt, était parfaitement instruit de ce qui se passa.

«J'ai ouï conter plusieurs fois à la comtesse de Soissons, nous dit-il à ce propos, que l'alarme fut grande parmi les nièces du Cardinal. Elles voyaient sa chute prochaine et se défiaient de l'amour du Roi, qui, venant à leur manquer tout à coup, les faisait retomber dans la misère. Il leur paraissait fort amoureux, mais cela ne les mettait pas en repos [139].»

Une forte attaque de goutte était venue fort à propos servir de prétexte à Mazarin pour retarder sa première entrevue avec don Louis de Haro et pour lui donner le temps de recevoir la réponse du Roi à sa lettre de Cadillac, réponse qu'il attendait avec la plus fiévreuse impatience [140]. Il s'était rapproché du lieu des conférences et se trouvait à Bidache d'où il écrivait au Roi [141]: «De conférer avec don Louis et d'être assuré que je le tromperais en ce que je lui déclarerais de vos intentions sur le désir que vous avez de voir achever le mariage projeté, je ne m'y puis résoudre. Et d'ailleurs je sais que, dans l'état où vous êtes, et duquel il ne me paraît pas jusqu'à présent que vous ayez envie de sortir, quand la personne que vous devez épouser serait un ange, [elle] ne vous agréerait pas. Voilà tout ce que j'ai à vous dire, priant Dieu de vous inspirer et de vous assister afin que vous preniez généreusement les résolutions que vous devez par toutes les raisons divines et humaines...»

Louis XIV et Marie Mancini d'après de nouveaux documents

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