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CHAPITRE III
ОглавлениеProjet conçu par Mazarin de marier le Roi avec sa nièce.—Opinion des contemporains sur ce point.—Infructueuse tentative du Cardinal auprès de la Reine.—Volte-face de Mazarin.—Il engage sa nièce à renoncer à son projet de mariage avec le Roi.—Hostilités entre le Cardinal et sa nièce.—Nouvelle mission de Pimentel.—Demande de la main de Marie Mancini par le Roi.—Refus du Cardinal.—Séparation des deux amants.—Leurs adieux.—Départ de Marie Mancini et de ses deux sœurs Hortense et Marianne pour Brouage.—Protestation par acte authentique de la Reine contre le mariage éventuel du Roi et de Marie.
Quelle était à cette époque la pensée secrète du Cardinal sur le projet du mariage d'Espagne? Dans la crainte sans doute que Marie-Thérèse, dont il ne connaissait pas bien le caractère, n'échappât à sa domination et n'entraînât Louis XIV à s'en affranchir, il était peu porté à l'adopter sans avoir pris au préalable des garanties pour ses intérêts. Il éludait une réponse définitive, et il est même certain que, pendant les premières semaines qui suivirent les premières ouvertures de Pimentel, il fut plutôt hostile que favorable aux offres de Philippe IV. Mme de Motteville, la confidente de la Reine, nous apprend, sans exprimer le moindre doute, que «le Cardinal espérait toujours que le mariage de l'Infante ne se ferait pas.» Elle ajoute qu'il était alors fort hésitant entre ces deux partis: ou continuer la guerre à outrance contre le roi d'Espagne, dont les affaires étaient en fort mauvais état, afin de lui imposer la paix aux meilleures conditions possibles pour la couronne de France; ou accepter ses propositions, dans la crainte que des événements imprévus ne lui rendissent de nouvelles forces et que la Fortune cessât de lui être contraire.
Mazarin semble avoir penché d'abord pour le premier parti, et peut-être qu'en l'adoptant il eût mieux servi la cause de la France qu'en se laissant entraîner au second par l'influence de la Reine. D'après l'opinion des hommes d'État espagnols eux-mêmes, s'il eût continué la guerre, il est fort probable que l'Espagne n'aurait pu soutenir plus longtemps la lutte. Le Cardinal eût conquis facilement les Pays-Bas et le Milanais; en échange du Milanais, il eût pu obtenir la Savoie et Nice, et rendre ainsi nos frontières inexpugnables au sud-est. Enfin, on eût évité de la sorte d'acquérir ces droits dangereux sur la succession d'Espagne, qui ruinèrent en partie la France sous Louis XIV [70].
En accomplissant ce premier projet, Mazarin en eût retiré de grands avantages personnels soit par le mariage du Roi avec la princesse de Savoie, qui devenait pour lui une alliance de famille, soit par le mariage de sa nièce Marie avec Louis XIV.
L'extrême passion du Roi pour cette nièce lui permettait de croire que cette alliance ne serait pas impossible. L'ambition du Cardinal n'avait pas de limites; sa timidité naturelle pouvait seule y mettre un frein. Il avait été inexorable pour l'amour naissant que le Roi avait témoigné à Mlle de La Motte-Argencourt, et l'infortunée expiait alors dans un couvent le crime d'avoir attiré sur elle les regards de son souverain. Mais, pour sa nièce Marie, il s'était montré de bien meilleure composition. Loin de couper court aux premiers entretiens des deux amants par une simple séparation, il avait complaisamment et pendant longtemps fermé les yeux.
La Reine était moins indulgente. «Elle fit voir qu'elle n'approuvait pas la continuation de l'amour que le Roi paraissait avoir pour Mlle de Mancini. Le même scrupule qui l'avait obligée de s'opposer à l'inclination qu'il avait eue pour Mlle de La Motte, la faisait désapprouver celle-ci, et la vénérable qualité de nièce ne l'empêchait pas d'en dire ses sentiments avec assez de liberté: Mais cette liberté n'avait point eu d'effet, parce que la passion du Roi jusqu'alors avait été comme protégée par le ministre [71].»
Voici un témoignage irrécusable et qu'il est bon de noter en passant.
La Reine, par conscience, par devoir comme par instinct, avait une grande aversion pour Marie Mancini, et ce qui l'augmentait encore, c'est que le Roi, sans tenir compte de ses remontrances, ne paraissait plus, même devant elle, sans être accompagné de son amie. Marie le suivait partout et lui parlait toujours à l'oreille, même en présence de la Reine, sans être retenue par le respect et la bienséance. La Reine parla sévèrement au Roi, «mais il n'écouta pas ses conseils avec la même docilité» qu'il lui avait toujours montrée jusque-là. Il lui résista et même avec quelque aigreur [72].
Quelques critiques de notre temps ont supposé un peu trop légèrement et sans preuves que le cardinal Mazarin, s'étant opposé énergiquement, et par des lettres écrites au Roi de sa propre main, au mariage de ce prince avec Marie Mancini, il s'ensuit qu'il ne nourrit jamais dans son cœur cette ambitieuse pensée.
C'est là une grave erreur contre laquelle témoignent plusieurs des Mémoires du temps, écrits par des témoins oculaires ou fort bien informés.
Citons-les tour à tour: interrogeons Mme de Motteville, qui savait mieux que personne tout ce qui se passait dans l'intérieur de la Reine; le comte de Brienne, alors secrétaire d'État des affaires étrangères, si au courant des secrets de l'État, et enfin Mme de La Fayette, que ses relations avec les hommes les plus éminents de la cour ont souvent initiée à tant de causes et de circonstances mystérieuses qui ont échappé aux historiens de profession. Ce que l'on demande avant tout aux auteurs de Mémoires, c'est la probité et la sincérité; or, quels témoins plus probes, plus sincères, plus honnêtes que ceux que nous venons de citer? Quels témoins, d'ailleurs, mieux renseignés, eux qui vivaient incessamment dans le plus intérieur de la cour et qui étaient à l'affût de tous les faits et gestes de la Reine et de son favori? Et lorsque leurs témoignages sont conformes sur les mêmes faits, comment pourrait-on en douter?
Et, d'abord, que nous dit la véridique Mme de Motteville [73], qui n'était certes pas femme à inventer l'étrange, la curieuse scène que nous allons raconter, scène qui se passa entre Mazarin et Anne d'Autriche, si elle ne l'avait apprise de bonne source, peut-être de la bouche même de la Reine? L'esprit le plus fertile et le plus délié ne saurait rien imaginer de plus vraisemblable et sous des couleurs aussi vraies.
Mazarin, au moment où nous sommes, n'avait eu nullement à se plaindre jusque-là de sa nièce Marie; il était autorisé à croire qu'elle aurait, comme par le passé, assez de bon sens pour se montrer toujours docile à ses volontés et pour ne nuire en rien à son pouvoir dans l'esprit du Roi. L'amour de Louis XIV pour sa nièce lui semblait si violent, si enraciné, si inébranlable, qu'il crut fermement qu'il irait jusqu'au mariage. Peut-être le Roi s'en était-il déjà ouvert à lui, comme il le fit plus tard et à plusieurs reprises. Mais comment faire une pareille demande à la Reine, qui sentait couler dans ses veines le sang de tant de Rois et d'Empereurs, à la Reine qui était si entêtée de sa race et si intraitable sur ce chapitre? Mazarin ne se dissimulait pas qu'il aurait à vaincre de ce côté-là bien des difficultés et des répugnances. Mais il savait aussi, lui, qui était maître du cœur de la Reine, qu'il en avait surmonté bien d'autres dans cet esprit indolent, amoureux du repos à l'excès, et qui, après lui avoir souvent résisté, avait toujours fini par lui céder. Il n'était pas homme à attaquer la place de front, et voici comment il s'y prit pour en sonder les approches. Écoutons Mme de Motteville: «L'aversion que la Reine avait pour Mlle de Mancini s'était fort augmentée par un discours que lui avait fait son oncle. Il était esclave de l'ambition, capable d'ingratitude et du désir naturel de se préférer à tout autre. Sa nièce, enivrée de sa passion et persuadée de l'excès de ses charmes, eut assez de présomption pour s'imaginer que le Roi l'aimait assez pour faire toutes choses pour elle: de sorte qu'elle fit connaître à son oncle qu'en l'état où elle était avec ce prince, il ne lui serait pas impossible de devenir Reine, pourvu qu'il y voulut contribuer. Il ne voulut pas se refuser à lui-même une si belle aventure, et en parla un jour à la reine, en se moquant de la folie de sa nièce, mais d'une manière ambiguë et embarrassée, qui lui fit entrevoir assez clairement ce qu'il avait dans l'âme pour l'animer à lui répondre ces mêmes paroles: «Je ne crois pas, Monsieur le Cardinal, que le Roi soit capable de cette lâcheté; mais s'il était possible qu'il en eût la pensée, je vous avertis que toute la France se révolterait contre vous et contre lui, que moi-même je me mettrais à la tête des révoltés et que j'y engagerais mon fils [74].»
Sous le coup de cette foudroyante réponse, Mazarin rentra sous terre, mais il en garda un implacable ressentiment. Soit qu'une déclaration si hautaine et si emportée lui ôtât toute envie de recommencer, soit qu'il eût appris que sa nièce, enivrée et affolée de sa faveur, le tournait sans cesse en ridicule et ne négligeait rien pour le perdre dans l'esprit du Roi, toujours est-il que désormais il devint absolument muet sur ce chapitre du mariage, qu'il rentra en lui-même, qu'il se retourna contre sa nièce et qu'il se dévoua corps et âme au mariage espagnol. Comme il craignait que la nouvelle de son échec n'eût transpiré et qu'il en éprouvait autant de dépit que d'humiliation, il s'attacha, à partir de ce jour, à faire montre du plus complet désintéressement, et à se donner le beau rôle pour écarter tout soupçon de la comédie qu'il avait jouée et dont le dénouement lui avait si mal réussi.
Mais ceux qui savaient à quoi s'en tenir n'eurent garde de le croire sur parole. Le comte de Brienne, premier secrétaire d'État des affaires étrangères, fut de ce nombre: «Quoi que m'ait pu dire cette Éminence, écrit-il dans ses Mémoires [75], si le mariage de Sa Majesté eût pu se faire avec sa nièce et que son Éminence y eût trouvé ses sûretés, il est certain qu'elle ne s'y serait pas opposée.»
Mme de La Fayette dit, de son côté, que le trône que Mazarin avait rêvé pour sa nièce Hortense, il le rêva aussi pour sa nièce Marie, et que s'il renonça à ce dernier projet, c'est qu'il apprit que cette nièce mettait tout en œuvre pour le perdre dans l'esprit du Roi [76].
Enfin, l'abbé de Choisy, s'appuyant sur le témoignage oral du maréchal de Villeroi et de Beringhen, le premier écuyer, est d'avis comme eux que le Cardinal ne battit en retraite que parce qu'il ne se sentait pas assez fort pour imposer à la Reine le mariage de sa nièce [77].
Voilà de quelle façon les contemporains, les mieux placés pour connaître le secret de la comédie, s'exprimaient sur le prétendu désintéressement de Mazarin.
Un critique éminent et consciencieux, M. Chéruel, suppose qu'il y eut, en cette circonstance, plus d'unité dans le rôle de Mazarin et qu'il ne cessa de se prononcer depuis le commencement jusqu'à la fin pour le mariage de l'Infante [78]. Il écarte, sans aucune raison plausible, le témoignage si formel de Mme de Motteville, ne dit mot de celui de Brienne et de Mme de La Fayette, et se fonde uniquement, pour établir la sincérité de Mazarin, sur les lettres qu'il écrivit au Roi, à une date postérieure, afin de le détourner d'épouser sa nièce. Il n'admet pas que Mazarin, qui joua tant de personnages divers suivant ses intérêts du moment, ait pu changer de rôle en cette circonstance. A l'appui de sa thèse, M. Chéruel n'oppose que ces lettres du Cardinal et quelques autres lettres intimes, et toujours d'une date postérieure, adressées par lui à Mme de Venel, gouvernante de ses nièces. A nos yeux, toutes ces lettres n'ont aucune valeur pour éclairer la question, précisément à cause de leur date. Pour détruire les témoignages unanimes de Mme de Motteville, de Brienne, de Mme de La Fayette, il aurait fallu produire des lettres de la même date que les faits dont ils affirment l'authenticité. C'eût été la seule manière de les réfuter. Mais comme ces lettres n'existent pas, les déclarations de ces témoins contemporains, de ces témoins fort bien informés, et dont personne ne saurait contester la sincérité et la véracité, gardent toute leur valeur. Rien dans les arguments du savant M. Chéruel n'est de nature à les détruire [79].
Après la conversation du Cardinal avec la Reine et dans laquelle il avait été si malmené, les choses changèrent bientôt de face. Il est probable que, dans la crainte de perdre son crédit, il changea aussitôt de rôle et qu'il s'appliqua sur-le-champ à détourner sa nièce de ses ambitieux projets, en lui déclarant qu'elle ne pouvait plus compter sur son appui. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'à partir de ce jour, elle conçut le plus vif ressentiment contre son oncle et contre la Reine dont elle connaissait l'aversion pour elle. Elle s'attacha à les dénigrer l'un et l'autre dans l'esprit du Roi pour déraciner toute leur autorité et leur influence. Elle osa même, afin de détruire dans le cœur du fils tout sentiment d'affection pour sa mère, lui apprendre tout ce que la médisance, ou la calomnie, avait raconté ou inventé contre elle pendant la Fronde. En un mot, elle fit si bien qu'elle se rendit maîtresse absolue de l'âme du jeune prince [80].
Cependant Pimentel s'était rendu à Paris incognito aussitôt après la naissance du second fils de la reine d'Espagne, et il avait arrêté avec le Cardinal les principales bases du traité. Mais pour ne paraître pas désirer la paix à tout prix, et pour rendre les Espagnols moins exigeants dans leurs prétentions, Mazarin affectait de dire que l'alliance avec l'Espagne lui faisait peur, et qu'il n'entrait en négociation que par reconnaissance pour la Reine. En même temps il faisait donner sous main de grandes espérances à la duchesse de Savoie, et il déclarait assez haut que, pour lui, il ne désirait pas l'Infante, qui non seulement ne lui saurait aucun gré de la marier avec le Roi, mais qu'à l'exemple de sa tante Anne d'Autriche, qui avait mortellement haï le cardinal de Richelieu, elle lui ferait peut-être une guerre à outrance.
L'Espagne fit un pas de plus en avant. Don Juan d'Autriche, fils naturel de Philippe IV et de la comédienne Calderona, quitta la Flandre dont il était gouverneur, et, avant d'aller en Espagne, il rendit visite à la Reine. Marie Mancini avait été très alarmée de la venue de Pimentel à Paris. Elle le fut encore plus du séjour qu'y fit don Juan. Comme il prenait des airs très hautains, même en présence du Roi, Marie mit tout en œuvre pour indisposer contre lui son royal amant [81]. Don Juan avait eu l'étrange fantaisie d'amener avec lui une certaine aventurière du nom de Capiton, qu'il faisait passer pour sa folle. Elle avait de l'esprit; «c'était à qui l'aurait [82]», et le Roi s'amusa d'abord à ses causeries. Mais comme elle vantait sans cesse les qualités de l'Infante, Marie Mancini en prit de l'ombrage et se vengea d'elle en la tournant en ridicule.
A la suite de cette entrevue avec don Juan, Mazarin ordonna, au nom du Roi, de faire cesser les hostilités sur les frontières d'Espagne, et il se prépara à partir pour Saint-Jean-de-Luz, afin de travailler à la conclusion de la paix avec don Louis de Haro. «Forcé d'être sage et timide par les grandes paroles que la Reine lui avait dites, il avait pris le parti de sacrifier tous ses autres désirs à l'honneur qu'il avait de contribuer à un si grand bien. La Reine le voyait partir avec joie, persuadée qu'il avait chassé de son esprit tout ce qui pouvait lui déplaire [83].» Elle n'était pas cependant sans crainte que l'amour de son fils pour Marie Mancini ne l'entraînât à renoncer à l'Infante pour l'épouser. Qu'imagina-t-elle pour conjurer autant que possible le danger d'un tel mariage? Ce fut de séparer les deux amants. Elle s'en ouvrit au Cardinal avant son départ, et celui-ci, usant de son autorité sur ses nièces, ordonna à Mme de Venel, leur gouvernante, de les conduire dans la citadelle de Brouage, près de La Rochelle [84].
La veille de leur départ, le Roi, accablé de douleur, vint chez la Reine. «Comme la sensibilité d'un cœur qui aime demande la solitude, la Reine prit elle-même un flambeau qui était sur sa table et, passant de sa chambre dans son cabinet de bains, elle pria le Roi de la suivre [85].» Ils y restèrent environ une heure, que la Reine employa à le rappeler au sentiment de sa dignité et à le consoler. Il la quitta les yeux en feu, mais résigné au sacrifice. Il sentit que le mal que lui faisait sa mère «était de la nature de celui que les chirurgiens font à ceux qu'ils veulent guérir de leurs blessures par des incisions et des caustiques [86]». «Le Roi me fait pitié, dit Anne d'Autriche à Mme de Motteville, en sortant de ce pénible entretien, il est tendre et raisonnable tout ensemble; mais je viens de lui dire que je suis assurée qu'il me remerciera un jour du mal que je lui fais, et, selon ce que je vois en lui, je n'en doute pas [87].»
Il y eut encore bien des larmes le jour qui précéda la cruelle séparation. Marie Mancini montra le plus profond désespoir, et le jeune Roi fut si touché de sa douleur que, n'écoutant que sa passion, il en vint à proposer au Cardinal d'épouser sa nièce «plutôt que de la voir souffrir pour l'amour de lui [88]». Et comme la Reine et Mazarin résistaient à ses instances, il les supplia à genoux de lui accorder leur consentement [89].
La Reine fut inflexible et le Cardinal «entra de si bonne foi dans ses sentiments que, malgré la force du sang et contre ses intérêts [90],» il eut le courage de ne pas céder aux supplications de son souverain. La négociation de la paix et du mariage de l'Infante était trop avancée pour qu'il pût songer un seul instant à la rompre. Il «prit sans balancer le parti de se faire honneur, en refusant celui que le Roi lui voulait faire dans le premier mouvement d'une passion violente dont il se repentirait bientôt et qu'il lui reprocherait de n'avoir pas retenue, quand il verrait son royaume se soulever contre lui pour l'empêcher de se déshonorer par un mariage si indigne. Il répondit donc qu'ayant été choisi par le feu Roi son père, et, depuis, par la Reine sa mère, pour l'assister de ses conseils, et l'ayant servi jusqu'alors avec une fidélité inviolable, il n'avait garde d'abuser de la confidence qu'il lui faisait de sa faiblesse et de l'autorité qu'il lui donnait dans ses États, pour souffrir qu'il fît une chose si contraire à sa gloire; qu'il était le maître de sa nièce et qu'il la poignarderait plutôt que de l'élever par une si grande trahison [91].»
Le lendemain, 22 juin 1659, Marie Mancini partait avec ses sœurs Hortense et la petite Marie-Anne. «Le Roi l'accompagna jusqu'à son carrosse, montrant publiquement sa douleur [92].»
Ce fut alors que Marie adressa à son royal amant ces paroles si connues, toutes pleines de tendresse et de reproches:
«Vous pleurez et vous êtes le maître [93]!»
Il n'eut pas le courage de résister, malgré son affliction; mais il lui promit qu'il n'abandonnerait pas le dessein de l'épouser et qu'il ne consentirait jamais au mariage avec l'Infante [94].
«Puis il vint prendre congé de la Reine et partit à l'instant même pour Chantilly, où il alla passer quelques jours afin d'y reprendre des forces [95].»
Cette séparation des deux amants fut la plus grande victoire que la Reine remporta jamais sur le Cardinal. Jusqu'alors il s'était insinué si avant dans sa faveur que l'on peut dire qu'elle n'avait jamais eu d'autre volonté que la sienne. Non seulement il avait usurpé toute l'autorité de sa souveraine, mais il s'était attaché à la détruire dans l'esprit du jeune Roi, à ruiner l'estime du fils pour la mère, soit par des discours sérieux, soit par des railleries. La Reine avait si bien abdiqué tous ses pouvoirs au profit de son favori, qu'elle ne pouvait obtenir aucune grâce pour ses amis sans être obligée de passer par ses mains. Recommandait-elle une affaire au chancelier, au surintendant, à quelque autre ministre? ils lui répondaient invariablement qu'il fallait en parler à M. le Cardinal. Avait-elle besoin d'argent pour ses dépenses les plus nécessaires et les plus urgentes? Mazarin, qui était riche à cent millions, trouvait toujours quelque méchante excuse, pour serrer les cordons de sa bourse. Il avait les insolences d'un amant las de son bonheur, d'un parvenu qui avait triomphé de toutes les rigueurs de la Fortune.
La Reine, reconnaissante de tant d'éclatants services qu'il avait rendus au Roi son fils et à la France, la Reine qui, par amour, avait tenu tête, pour le sauver, à tous les orages de la Fronde, avait toujours supporté le joug sans essayer de le secouer et sans se plaindre. Mais le jour où le favori s'oublia au point de vouloir unir son sang roturier au sang de tant de Rois et d'Empereurs, ce jour-là Anne d'Autriche retrouva toute sa fierté et elle fit rentrer dans son néant le fils du pêcheur sicilien.