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CHAPITRE II

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Table des matières

La princesse Marguerite de Savoie.—Penchant de Mazarin et éloignement de la Reine pour ce mariage.—Départ des deux cours de France et de Savoie pour Lyon et leur séjour dans cette ville.—Jalousie et secrètes menées de Marie Mancini.—Portrait de Marguerite de Savoie.—Goût de Louis XIV pour cette princesse.—Arrivée à Lyon d'un envoyé secret du roi d'Espagne, chargé d'offrir la main de l'Infante et la paix.—Intrigues de Marie Mancini.—Rupture du mariage de Savoie.

Pendant que le Roi s'abandonnait à la violence de son amour, «toute l'Europe regardait de quel côté il se tournerait pour choisir une femme, et toutes les princesses qui pouvaient aspirer à cet honneur étaient attentives à l'événement de cette élection [34]».

Il y avait longtemps que Christine de France, fille de Henri IV, veuve de Victor-Amédée Ier, duc de Savoie, pressait Mazarin de se déclarer pour le mariage du Roi avec la princesse Marguerite sa fille. Un mot sur la duchesse Christine. A la mort de son mari, en 1637, elle avait été déclarée Régente et tutrice de son fils Charles-Emmanuel II, et de ses trois filles; mais deux de ses beaux-frères, pour usurper le pouvoir, avaient armé ses sujets contre elle et attiré en Piémont les Français et les Espagnols. L'un d'eux, le prince Thomas, ligué avec les Espagnols, surprit Turin, et la duchesse, bien qu'elle eût montré un grand courage à défendre ses droits, fut contrainte de se réfugier dans la citadelle et de là à Suse avec toute sa cour. Deux ans après, en 1639, lors d'une entrevue avec son frère Louis XIII, Christine ayant refusé avec la plus grande fermeté de livrer à Richelieu, comme otage, le jeune Charles-Emmanuel son fils, s'attira la disgrâce du terrible cardinal; mais, l'année suivante, elle eut l'art de l'apaiser; et, grâce au comte d'Harcourt, Turin fut repris, le Piémont rentra dans l'obéissance, et les deux beaux-frères de la princesse reconnurent son autorité. A partir de ce moment, la Régente ne fut plus inquiétée et elle administra ses États avec sagesse et vigueur, en digne fille de Henri IV, dont elle rappelait la personne par son air digne et affable, et par la manière originale dont elle s'exprimait en français. Elle parlait avec la même grâce l'italien et l'espagnol, et, au témoignage des contemporains, elle était une des princesses les plus accomplies de son temps.

La princesse Marguerite, sa seconde fille, tout à fait dépourvue de beauté, avait eu le déplaisir de voir le duc de Bavière lui préférer sa sœur cadette, qui était fort belle.

La situation politique de la France à l'égard de l'Espagne et de la Savoie semblait faire pencher alors la balance en faveur de la princesse Marguerite. Les Espagnols, abattus par les éclatants revers de Lens et de Rocroy, et hors d'état de relever la fortune contraire par la force des armes, employaient tous leurs artifices pour débaucher les alliés de la France. Ils avaient fait de grandes offres à la duchesse de Savoie pour l'attirer dans leur parti, en lui représentant que, si le Milanais tombait au pouvoir des Français, elle se trouverait à leur merci, enfermée dans leurs possessions, sans pouvoir être secourue par l'Espagne, et qu'elle travaillait à sa propre ruine en contribuant à chasser les Espagnols de Milan. Elle trouvait ces conseils excellents, sans doute, mais, comme elle était fille de France, elle ne pouvait se résoudre à tourner ses armes contre le Roi son neveu. Lasse d'une longue guerre, elle n'aspirait qu'à la neutralité, à reprendre Verceil et à empêcher les Français de s'emparer de Milan, en leur refusant le passage dans ses États.

Mazarin eut vent de ces négociations et mit tout en œuvre pour les rompre. La duchesse, qui connaissait le personnage, ne répondit d'abord qu'avec froideur aux premières avances du Cardinal. Il en prit de l'ombrage, s'alarma, la pressa, et Christine finit par lui déclarer qu'elle ne tiendrait le parti de la France qu'à la condition du mariage du Roi avec sa fille Marguerite, qu'on ne cessait de lui promettre et d'éluder depuis quelques années. Le Cardinal, qui voyait la Flandre à demi conquise après la bataille des Dunes, et le Milanais fort ébranlé par la prise de Valenza et de Mortara, ne voulut pas rester en si beau chemin, et, comme il ne pouvait pousser ses conquêtes en Italie sans un passage par le Piémont et sans l'assistance de la duchesse de Savoie, il résolut enfin de la contenter. Il accepta le projet du mariage, mais sous la réserve que le Roi ne se déciderait qu'après avoir vu la princesse, et il engagea la duchesse à conduire sa fille à Lyon, lieu qu'il désigna pour l'entrevue.

Christine accepta cette proposition avec joie, et la fin de l'année fut fixée pour la réunion des deux cours [35].

Mazarin avait d'ailleurs un penchant secret et très prononcé pour cette alliance. Sa nièce, Olympe, la comtesse de Soissons, avait épousé le fils aîné du prince Thomas, oncle de Charles-Emmanuel, et leurs enfants pouvaient devenir les héritiers du duc de Savoie [36].

Anne d'Autriche avait toujours passionnément désiré la paix, et l'infante d'Espagne comme seule digne d'épouser le Roi son fils. Jusque-là ce mariage avait semblé impossible, le roi d'Espagne n'ayant pas encore de fils et l'Infante étant appelée à être l'héritière de tous ses États. Mais, depuis quelque temps, il était né un fils à Philippe IV, et la Reine sa femme était sur le point de mettre au monde un nouvel enfant mâle. La couronne d'Espagne paraissait donc suffisamment sauvegardée dans son indépendance, et le mariage de l'Infante avec le roi de France devenait chose possible.

A défaut de cette princesse, les prédilections de la Reine se tournaient vers la jeune Henriette d'Angleterre, qu'elle aimait tendrement et dont l'esprit et le charme précoces annonçaient déjà ce qu'elle serait un jour. Le Roi seul et Mazarin ne la trouvaient point à leur gré; le Roi, parce qu'elle était trop maigre et trop petite fille, le Cardinal parce qu'il n'avait aucun intérêt «à faire pencher la balance de ce côté [37]».

Le Cardinal ne pouvait se dissimuler que l'Infante ne fût la plus digne femme que le Roi pût avoir; il n'ignorait pas non plus le vif penchant de la Reine pour cette princesse. Aussi eût-il soin de feindre, pour la satisfaire, qu'il souhaitait ardemment ce mariage, tout en espérant en secret qu'il surgirait d'assez grandes difficultés pour le faire avorter, et qu'elles tourneraient au profit de la princesse de Savoie [38].

Pour amener le roi d'Espagne à se prononcer, «il fallait lui montrer publiquement que le Roi se voulait marier ailleurs. Ainsi le dessein du Cardinal fut de faire le voyage de Lyon pour tâcher d'embarquer le Roi avec la princesse Marguerite, montrant toujours par là que son intention était de presser le roi d'Espagne de se déclarer. Agissant de cette manière, il faisait ce qu'il pouvait pour travailler au contentement de la Reine. Le Roi, par là, devait voir la princesse de Savoie, et de cette vue le Cardinal espérait un bon effet; car il mettait les choses en état qu'en cas que le roi d'Espagne demeurât muet (ce qu'il croyait devoir arriver), il pût par le propre goût du Roi lui laisser choisir une femme; et il ne doutait pas que, dans le désir qu'il avait de se marier, ne lui laissant voir que celle-là, il ne la prît. Outre l'engagement où il l'exposait, il était persuadé avec raison que, malgré le peu de beauté de cette princesse, le Roi en serait content et satisfait, parce qu'elle était aimable, spirituelle et sage, ce qui, selon son humeur, lui devait plaire [39].»

Par ce voyage, il espérait donc voir s'accomplir de deux choses l'une, ou le mariage de l'Infante avec le Roi, seul gage de la paix avec l'Espagne et de satisfaction pour la Reine, ou celui de la princesse Marguerite, cousine de sa nièce Olympe. «Mais, ajoute Mme de Motteville, il est indubitable qu'il préférait dans ses désirs ses propres intérêts à ceux de la Reine.»

Il avait hâte de partir pour Lyon, afin de couper court à deux autres projets de mariage dont on commençait à presser la Reine, celui d'Henriette d'Angleterre et celui de Mlle d'Orléans, seconde fille de Gaston d'Orléans, princesse d'une rare beauté. L'accomplissement de ces deux projets n'eût offert ni profit, ni garantie à la politique personnelle du cardinal. Quant à la grande Mademoiselle, il ne pouvait plus être question d'elle depuis qu'elle avait fait tirer le canon de la Bastille sur les troupes royales.

Il y avait aussi sur les rangs une princesse de Portugal dont la mère avait offert de grands trésors à Mazarin pour que sa fille devînt reine de France. A la nouvelle du voyage de Lyon, la reine de Portugal laissa éclater son dépit et dit tout haut qu'elle était étonnée que le Roi choisit si mal [40].

«Mlle de Mancini, quoiqu'elle ne fût pas princesse, prenait aussi sa part de l'inquiétude commune à tant d'illustres personnes, et, quoique en toutes choses elle fût indigne de leur être comparée, elle ne laissait pas d'avoir des désirs bien relevés. Elle ne quittait point le Roi, elle le suivait partout, et le Roi paraissait se plaire avec elle; l'assiduité qu'ils avaient l'un pour l'autre commençait à déplaire à la Reine... La femme qu'il semblait que le Roi allait prendre en Savoie ne lui plaisait pas, et Mlle de Mancini, qui paraissait être la mieux placée dans le cœur du Roi, ne lui était pas agréable. Cette manière de l'obséder continuellement lui donnait de la tristesse; et malgré sa discrétion, et la qualité de nièce du ministre, si considérable en France, la Reine montrait assez librement à ses confidents combien cette fille lui déplaisait.»

Ainsi s'exprime la femme de chambre d'Anne d'Autriche, Mme de Motteville, dont le témoignage ne saurait être suspect, et qui nous semble du plus grand poids pour expliquer la conduite double que joua plus tard le cardinal Mazarin dans cette grosse question d'un projet de mariage du Roi avec Marie Mancini.

Quant à celui que préparait le Cardinal avec la princesse de Savoie, Anne d'Autriche ne le voyait qu'avec un déplaisir extrême, mais elle en parlait avec plus de modération que lorsqu'elle s'exprimait sur le compte de la nièce de son favori. Elle hésitait à faire ce voyage de Lyon, et elle ne finit par s'y décider que dans l'espoir de rompre ce mariage [41]. Elle ne se doutait pas que les quinze jours qu'il fallut pour préparer ses équipages seraient cause de l'accomplissement de ses vœux les plus chers, puisqu'ils devaient donner le temps à l'envoyé d'Espagne d'arriver à Lyon pour faire connaître à la cour de France les intentions du Roi son maître.

Enfin, la cour se mit en route le 26 octobre 1658, avec une nombreuse suite de grands seigneurs et de grandes dames, parmi lesquelles la princesse Palatine, Anne de Gonzague, surintendante de la maison de la future Reine, la Grande Mademoiselle, Mme de Noailles, la comtesse de Soissons et ses sœurs Marie, Hortense et Marie-Anne Mancini.

Le Cardinal était du voyage, fort soucieux de ce qui allait se passer, et en proie en ce moment à de rudes attaques de goutte et de gravelle.

Bien que l'on fût au commencement de l'hiver, il faisait le plus beau temps du monde, et le Roi en profitait pour monter à cheval en compagnie de Marie Mancini, afin de pouvoir causer plus librement avec elle. Ils firent ainsi une bonne partie du chemin jusqu'à Auxerre, où la cour séjourna la veille et le jour de la Toussaint. Elle s'arrêta aussi pendant quelques jours à Dijon pour obtenir des États une somme plus considérable que d'habitude. Le Roi dansait tous les soirs, et, tandis que la comtesse de Soissons jouait avec la Reine, il se faisait apporter dans son logis une grande collation, qui ressemblait à un souper, et il passait quatre ou cinq heures à causer avec Marie. Quelquefois Hortense et Marie-Anne interrompaient le tête-à-tête en venant prendre part à la collation. Louis ne manquait jamais, lorsque les joueurs étaient aux prises ou pendant les bals, de se retirer à l'écart avec son amie. Il était alors au plus mal avec la comtesse de Soissons, à qui il ne dit mot pendant tout le voyage. Marie, qui l'entretenait dans ces sentiments hostiles, ne parlait presque pas à sa sœur, ou si elle lui parlait c'était pour ne pas manquer une occasion de la «picoter».

En quittant Dijon, la cour alla coucher à Beaune, puis à Chalon, et le roi fit encore ce trajet à cheval côte à côte avec sa jeune amie [42]. Il arriva à Lyon avec sa suite le 24 novembre.

La duchesse de Savoie se fit attendre trois jours. Le cardinal Mazarin, accompagné de Monsieur, frère du Roi, alla à sa rencontre à une assez grande distance. Le Roi y fut aussi avec sa mère, ayant dans son carrosse le maréchal de Villeroi, la Grande Mademoiselle et Mme de Noailles.

Écoutons le récit de l'entrevue des deux cours, par Mlle de Montpensier qui assistait à la scène: «Nous trouvâmes tout le chemin plein d'équipages. Madame Royale et Mesdemoiselles de Savoie avaient une grande quantité de mulets avec de très belles et magnifiques couvertures, les unes de velours noir, les autres cramoisi, avec les armes en broderie d'or et d'argent. Force personnes de leur cour en avaient de belles. Nous trouvâmes la litière du corps de Madame Royale précédée de douze pages vêtus de noir avec des bandes de velours noir en ondes, suivis de ses gardes avec un officier à la tête; ils avaient des casaques noires avec du galon d'or et d'argent; il y avait une autre litière à Madame Royale et plusieurs autres. Nous trouvâmes quantité de carrosses à six chevaux; suivis de quantité de livrées, enfin toutes les marques d'une grande cour.»

Dès que l'on eut signalé l'approche de la cour de Savoie, le Roi monta à cheval et courut au-devant d'elle. Il revint aussitôt au galop auprès d'Anne d'Autriche «avec une mine la plus gaie du monde et la plus satisfaite».

«Eh bien, mon fils?» lui dit la Reine, d'un ton plein d'affectueuse curiosité.

«Elle est plus petite que Mme la maréchale de Villeroi, répondit le prince en souriant; mais elle a la taille la plus jolie du monde; elle a le teint...»; il hésita, ne pouvant dire comme elle l'avait. Enfin, il trouva: «olivâtre; mais cela lui sied bien. Elle a de beaux yeux; enfin elle me plaît et je la trouve fort à ma fantaisie [43].»

La Reine lui dit qu'elle en était bien aise, quoique, au fond du cœur, elle fût désolée de perdre l'Infante.

A la rencontre des deux cortèges, Anne d'Autriche et la duchesse de Savoie descendirent de leurs carrosses. La duchesse, à qui l'on donnait le titre de Madame Royale, parce qu'elle était fille de France, était encore toute «emmaillottée dans ses coiffes et paraissait fort fatiguée». «Elle salua la Reine, lui baisa les mains, lui fit mille flatteries.» Elle avait été belle, mais il ne lui restait plus aucun reste de beauté, malgré tout le soin qu'elle prenait pour réparer les désastres du temps. On lui trouva un grand air de ressemblance avec son frère Gaston d'Orléans, mais elle paraissait plus vieille et plus cassée que ce prince. «Elle avait la taille gâtée, mais cela ne l'empêchait pas d'avoir fort bonne mine et l'air d'une grande dame [44].»

Elle présenta à la Reine sa fille aînée, veuve du prince Maurice de Savoie; puis la princesse Marguerite.

Voici le portrait peu flatté, mais fort ressemblant, sans aucun doute, qu'a laissé d'elle Mlle de Montpensier, qui la vit souvent de près et se donna le malin plaisir de la peindre en déshabillé: «Pour la princesse Marguerite, elle est petite; mais elle a la taille assez jolie, à ne bouger d'une place; car, quand elle marche, elle paraît avoir les hanches grosses, et même quelque chose qui ne va pas tout droit. Elle a la tête trop grosse pour sa taille, mais cela paraît moins par-devant que par derrière, quoique ce soit une chose fort disproportionnée. Elle a les yeux beaux et grands, assez agréables, le nez gros, la bouche point belle, et le teint fort olivâtre, et si [45] avec tout cela elle ne déplaît point. Elle a beaucoup de douceur, quoiqu'elle ait l'air fier. Elle a infiniment de l'esprit, adroit, fin; et il y a paru dans sa conduite.»

Elle n'avait entrepris ce voyage qu'avec une extrême répugnance; elle ne croyait pas être plus heureuse avec le Roi qu'elle ne l'avait été avec le duc de Bavière, qui avait refusé sa main. Elle avait résisté, feint d'être malade, mais elle avait dû céder aux pressantes instances de sa mère, qui voyait les choses tout en beau. Christine pensait que, l'intérêt de Mazarin étant que ce mariage se fît, rien au monde ne pourrait l'empêcher de se faire. Elle ne pouvait soupçonner qu'un jour viendrait où le ministre, ne consultant que sa propre gloire et l'intérêt de la France, pencherait pour le mariage du Roi avec l'Infante, qui, d'ailleurs, semblait alors presque impossible. Elle espérait donc «que ce voyage ne lui pourrait être que glorieux et utile, et ne s'imaginait pas que le Roi, la Reine et Mazarin, faisant ce pas vers elle, pussent lui manquer et ne la pas satisfaire [46].»

Dès que les princesses furent remontées en carrosse, le Roi à cheval se plaça près de la portière où se trouvait la princesse Marguerite, et, bien qu'il fût naturellement «très froid et fort peu aisé à apprivoiser», il lui parla avec aussi peu d'embarras que «s'il l'eût vue toute sa vie»; il se montra empressé, souriant, satisfait, et, de son côté, la princesse lui répondit avec à-propos, avec finesse, sans être déconcertée, et même sur un ton de noble assurance.

Le jeune prince paraissait si émerveillé, surtout de l'esprit de Mademoiselle de Savoie, que personne ne doutait, ce jour-là, qu'il ne dût l'épouser.

Les deux cours vinrent descendre au logement de la Reine, en Bellecour. Madame Royale remercia publiquement le Cardinal de lui avoir rendu la citadelle de Turin, et elle l'accabla de flatteries et de caresses si excessives, qu'elle déplut à la Reine. Après cette harangue, elle fut conduite par le Roi à l'archevêché où l'on avait orné son logement de magnifiques tapisseries [47]. La Reine était demeurée extrêmement triste de l'entrevue du matin. Elle n'avait trouvé ni belle ni à son gré Mademoiselle de Savoie; elle jugeait qu'il serait humiliant pour le Roi son fils d'épouser une princesse qu'avait dédaignée le duc de Bavière. D'ailleurs, ce mariage, c'était la perte de l'Infante qu'elle aimait tendrement, c'était la continuation de la guerre avec le roi d'Espagne son frère qu'elle n'aimait pas moins. Ce qui la désolait le plus, c'est que le Roi avait montré du goût pour la princesse Marguerite. Le soir même de l'entrevue, ne pouvant plus dissimuler ses sentiments, elle les laissa entrevoir à son fils et au Cardinal. «Mais le Roi, qui avait envie de se marier, et qui n'avait point été choqué du visage et de la personne de la princesse Marguerite, y résista fortement. Il dit à la Reine qu'il la voulait, et poussa la résistance jusqu'à lui dire qu'enfin il était le maître [48]...» La Reine, qui ne pleurait pas souvent, ne put retenir ses larmes. Elle ordonna à son confesseur de faire faire des prières dans tous les couvents de Lyon, afin que ses vœux fussent exaucés [49]. Puis elle envoya Beringhen, le grand écuyer, auprès de Mazarin pour lui représenter qu'il était de son devoir «de s'opposer à la volonté du Roi, comme à un torrent qui allait trop vite», et de s'associer «aux sentiments de la Reine, qui étaient contraires à ce mariage». Mais le Cardinal, qui voyait sur le point de s'accomplir une alliance si considérable pour sa famille, lui répondit froidement «qu'il ne se mêlait point de cela; que, pour lui, il n'était pas cause de l'inclination que le Roi paraissait avoir pour cette princesse, et que ce n'étaient pas là ses affaires [50].»

L'invariable réponse de Mazarin à tous ceux dont il voulait se défaire, c'était: «Je ne suis pas le maître [51].»

Mais un événement auquel on était loin de s'attendre vint tout à coup déconcerter les calculs des uns et les espérances des autres. Au bruit de ce voyage de la cour à Lyon, à la nouvelle que le roi de France était sur le point d'épouser la princesse de Savoie, Philippe IV, qui désirait ardemment la paix et qui voyait fuir l'espérance pour sa maison du plus beau trône du monde, s'écria: «Esto no puede ser, y no sera!» «Cela ne peut pas être et ne sera pas!» Et, sans perdre un moment, il ordonna à don Antonio Pimentel de se rendre en France sous un déguisement et d'offrir à Mazarin la paix et l'Infante.

Pimentel, sans passeport, et au risque d'être fait prisonnier, traversa la France à franc étrier et il arrivait à Lyon le même jour que la princesse Marguerite. Il s'était tenu caché à Mâcon au moment même du passage de la cour, et de cette ville, en date du 19 novembre, il avait écrit à Mazarin pour lui faire connaître qu'il était chargé d'une importante mission [52]. Il connaissait Colbert, alors intendant de la maison du Cardinal, et par son entremise il put voir Mazarin, le lendemain même de son arrivée à Lyon, et il lui fit part des offres de Philippe IV.

Au moment même où Pimentel venait de sortir du cabinet du Cardinal, la Reine y entrait [53], peut-être pour obtenir de lui une réponse moins défavorable que celle qu'il avait faite la veille à Beringhen. J'ai, lui dit le Cardinal, qui avait cru devoir jusque-là cacher à la Reine l'arrivée de Pimentel, j'ai une nouvelle à donner à Votre Majesté, à laquelle elle ne s'attend pas et qui la surprendra au dernier point.

—Est-ce que le Roi mon frère m'envoie offrir l'Infante? répondit la Reine avec une profonde émotion; car c'est la chose du monde à quoi je m'attends le moins.

—Oui, Madame, c'est cela, reprit Mazarin, qui mit aussitôt sous ses yeux une lettre à elle adressée par Philippe IV et dans laquelle il lui offrait la paix et l'infante Marie-Thérèse [54].

On peut juger de la joie d'Anne d'Autriche. Jamais, de son aveu, elle n'en éprouva de plus grande, mais cette joie n'était pas exempte d'inquiétudes. Si elle croyait fermement à la sincérité et aux bonnes intentions du Roi son frère, elle n'était pas sans crainte que les Espagnols, qui avaient peu d'intérêt à ce mariage, ne missent tout en œuvre pour le traverser et le faire échouer.

Pendant ces premières heures où allait se décider le sort de deux grands royaumes, la passion de Marie Mancini n'était pas restée oisive. Elle avait interrogé avec anxiété Mlle de Montpensier, qui s'était trouvée dans le même carrosse que Marguerite de Savoie, pour apprendre d'elle quelle impression cette princesse avait faite sur le Roi, les paroles qu'il lui avait adressées, «et comment il en avait usé avec elle [55]».

Mlle de Montpensier se fit un jeu cruel, plaisir de vieille fille, de ne rien lui céler, et la jalouse Italienne, blessée au cœur, alla trouver le Roi et lui dit avec emportement: «N'êtes-vous pas honteux que l'on vous veuille donner une si laide femme [56]?» On peut penser si elle se fit faute de signaler aux yeux prévenus du Roi tout ce qui était capable de noircir les traits de la princesse.

Le soir même, dans l'entourage du jeune prince, on faisait courir le bruit, auquel Marie Mancini n'était peut-être pas étrangère, que Mademoiselle de Savoie ne devait qu'à son corset d'avoir la taille droite, et que, de ce côté-là, elle était fort disgraciée de la nature. Pour s'en assurer, le roi courut le lendemain matin chez la princesse Marguerite et entra brusquement dans sa chambre. «On crut, dit Mlle de Montpensier, qu'il la voulait surprendre pour lui voir la taille déshabillée, à cause qu'on lui avait dit qu'elle était bossue; mais il ne témoigna pas y prendre garde: il fut aussi froid le matin qu'il avait paru empressé le jour de l'arrivée; ce qui étourdit fort Madame de Savoie. Pour Mme la princesse Marguerite, elle fit la même mine.»

Les malices de Marie Mancini et les nouvelles d'Espagne avaient déjà dissipé la flamme naissante du Roi. Il sortait de chez le Cardinal, et il n'avait pas hésité un moment à donner la préférence à l'Infante.

Le soir, chez la Reine, Louis affecta de causer en particulier avec Marie Mancini, sans dire un seul mot, même de politesse, à Marguerite de Savoie [57], et, jusqu'au départ de cette princesse, il ne daigna plus lui adresser une seule fois la parole. Elle, au contraire, eut le bon goût et la fierté «de faire la meilleure mine du monde».

On s'étonnera peut-être de ce que le Roi, si vivement épris à cette époque de Marie Mancini, ait montré d'abord tant d'empressement à épouser la princesse de Savoie. La seule manière d'expliquer ce qu'il y eut en effet d'assez étrange dans la conduite du jeune prince, c'est de supposer que Marie Mancini ne lui avait point encore parlé de ses prétentions, que le Roi se contentait de l'aimer sans songer à en faire une Reine, et qu'il n'aspirait à épouser Marguerite de Savoie, que parce qu'il considérait le mariage comme une émancipation, et que le mariage seul pouvait tout concilier à ses yeux. Ce qu'il fit depuis rend assez probable une telle supposition.

Plusieurs jours s'écoulèrent sans qu'il fût parlé, entre les deux cours, du sujet pour lequel elles s'étaient réunies. Madame Royale espérait que la présence de son fils, le duc de Savoie, qui venait d'arriver à Lyon, mettrait fin au silence de Mazarin et d'Anne d'Autriche. Charles-Emmanuel ne tarda pas à comprendre ce que signifiait ce silence. Il se fit remarquer autant par la dignité de son maintien et par son grand air, que par la singularité de son costume [58]. Pour ne pas être obligé de faire un sacrifice à l'étiquette, il ne jugea pas à propos, ce qui n'était guère politique, de rendre visite au Cardinal. Il crut même au-dessous de lui d'attendre la réponse de la cour de France, et, après avoir pris congé d'elle assez brusquement, il prononça ces paroles: «Adieu, France, et pour toujours; je te quitte sans regret [59].»

Plus difficile à éclairer que son fils, Christine de Savoie gardait encore quelque espoir. On lui avait caché avec le plus grand soin l'arrivée de Pimentel. Comme le voyage s'était fait à la face de l'Europe, que Mazarin avait attiré à Lyon la cour de Savoie, ce qui était en quelque sorte un engagement difficile à rompre, le Cardinal, tout fin diplomate qu'il était, n'était pas sans embarras pour trouver un biais afin de se dégager. Il y avait des jours où il était obligé d'insinuer que le mariage allait bien, d'autres où il essayait de battre en retraite. Enfin, Madame Royale, ayant fini par apprendre l'arrivée de Pimentel, en fut très alarmée, et pressa vivement le Cardinal de lui donner une réponse, tout en lui laissant entrevoir «qu'elle voyait bien que l'on ne voulait pas tenir ce qu'on lui avait fait espérer [60]». Comme l'envoyé d'Espagne était arrivé à Lyon le 28 du mois, elle en tira un fâcheux augure, prétendant que cette date lui avait toujours été funeste.

Le Cardinal, pressé dans ses derniers retranchements, se vit contraint d'avouer à Madame Royale les propositions du roi d'Espagne. Il lui déclara qu'il était impossible pour la France de ne pas les accepter, sous peine de soutenir une guerre sans fin et sans issue; qu'il était du devoir de la Reine et du Roi d'assurer la paix de l'Europe, et qu'ils devaient préférer à la princesse de Savoie, sa fille, l'infante d'Espagne, s'ils pouvaient l'obtenir. En même temps, l'adroit ministre lui fit espérer que, dans le cas où ce mariage ne pourrait se conclure, le Roi prendrait l'engagement formel d'épouser la princesse Marguerite.

Madame Royale devint «pâle comme la mort,» pleura beaucoup, «pensa s'évanouir». Le Cardinal redoubla ses artifices, ses promesses, ses caresses, il étala devant elle un écrin où étincelaient «quantité de bijoux de senteur» et des «pendants d'oreilles de petits diamants», montés en «or émaillé de noir;» bref, elle trouva le présent «si galant», qu'elle finit par l'écouter, par essuyer ses larmes, et qu'elle courut, toute souriante et presque consolée, montrer ses bijoux à la Reine. Mlle de Montpensier a raconté cette étrange scène d'une manière charmante. La duchesse, avec le plus noble désintéressement, déclara à la Reine qu'elle préférait le repos et le bonheur des peuples à ses intérêts particuliers; mais elle la pria, si le mariage d'Espagne, qui devait entraîner la paix, ne se faisait pas, de prendre l'engagement de revenir au mariage de sa fille. La Reine s'empressa d'accueillir sa demande, «et le Roi signa de sa main une promesse, par laquelle il s'obligeait d'épouser la princesse de Savoie, dans le cas où, dans un an, il ne serait pas marié avec l'Infante [61].»

À la nouvelle que tout était rompu, la princesse de Savoie ne laissa paraître aucun chagrin et sembla garder «une tranquillité admirable».

Le jour de son départ, Madame Royale monta dans le carrosse de la Reine; la princesse Marguerite était à la portière et le Roi se tenait auprès d'elle, à cheval, comme le jour de son arrivée. «Mais la conversation, dit Mademoiselle, ne fut pas si échauffée.» A une lieue de Lyon, les deux cours se séparèrent. «Madame Royale pleura; sa fille aînée un peu. Pour la princesse Marguerite, elle ne jeta que quelques larmes, qui parurent être plutôt de colère que de tendresse [62].»

Au retour, la Reine laissa éclater toute sa joie d'être délivrée de tout ce monde-là; elle se moqua de Madame Royale d'avoir pleuré, disant que c'était «la plus grande comédienne qui fût au monde.» «Comme elle était fort négligée, la Reine trouva qu'elle ressemblait fort à une certaine folle, que l'on appellait Mlle Feilar. On ne parla pas de même de la princesse Marguerite: car on admira sa conduite et la constance et la force avec lesquelles elle avait soutenu tout ce qui lui était arrivé [63].» Pauvre princesse! après avoir perdu la plus belle couronne de l'univers, elle en fut réduite à épouser un petit duc de Parme [64], et, peu d'années après, elle s'éteignait la même année que sa mère, la duchesse Christine [65].

Peu de jours après le départ de Madame Royale, arriva la nouvelle que la reine d'Espagne était accouchée d'un second fils, et Philippe IV écrivit aussitôt à sa sœur une lettre des plus tendres, pour lui annoncer cet heureux événement, qui confirmait de plus en plus ses espérances pour la paix et pour le mariage de l'Infante.

Marie Mancini triomphait. «Elle admirait la fidélité du Roi et la puissance qu'elle avait eue sur lui. Elle reprit son poste ordinaire, qui était d'être toujours auprès de lui, à l'entretenir et à le suivre autant qu'il lui était possible; et la satisfaction qu'elle reçut de se croire aimée, fit qu'elle aima encore davantage celui qu'elle n'aimait déjà que trop [66].»

«Le Roi, dit de son côté Mlle de Montpensier, jouait à la paume tous les jours, ou faisait faire l'exercice aux mousquetaires; allait chez M. le Cardinal et tout le reste du soir causait avec Mlle de Mancini, avec qui il faisait collation à l'ordinaire, et quand la Reine donnait le bonsoir pour se coucher», il reconduisait les trois sœurs à leur logis, Hortense, Marie et Marie-Anne. «Au commencement, il suivait leur carrosse, puis il servait de cocher, et, à la fin, il se mettait dans le carrosse et, les soirs qu'il faisait beau clair de lune, il faisait quelques tours en Bellecour. Mlle de Mancini fut malade deux ou trois jours; il y allait souvent et ne jouait plus chez la comtesse de Soissons. Pendant notre séjour à Lyon elle fut quasi toujours malade. Il lui rendait des visites courtes et de loin en loin, et ses sœurs de même. Le comte de Soissons était dans un chagrin nonpareil de quoi le Roi n'en usait plus comme à l'ordinaire avec sa femme [67].»

Le mariage de Savoie écarté sans retour, Marie Mancini ne négligea rien pour faire échouer celui de l'Infante. Elle avait remarqué avec quelle promptitude et quelle facilité le Roi, après avoir montré un goût très vif pour Marguerite de Savoie, s'était détaché de cette princesse pour revenir à elle plus épris que jamais. De la passion qu'elle lui inspirait et de celle qui l'entraînait avec emportement vers lui, elle osa tout espérer. Bien qu'à cet amour il se mêlât beaucoup d'ambition, cet amour n'en était pas moins vrai, profond, irrésistible, héroïque même et capable de s'élever à la hauteur des plus grands sacrifices. Comment le jeune Roi, qui n'avait connu jusque-là que l'ivresse passagère des sens, eût-il pu résister aux entretiens de cette Italienne, tout pleins de poésie et de flamme!

Il semble que, pendant quelques semaines, la passion de Marie Mancini fut assez clairvoyante pour qu'elle prît soin de ménager son oncle et pour se le rendre favorable [68]. Trop fière alors et trop avisée pour consentir à être la maîtresse du Roi [69], elle espérait que, si l'amour de ce prince pouvait l'entraîner jusqu'au mariage, le Cardinal, sur un ordre de son maître, n'aurait plus qu'à obéir.

Mais écoutons Marie Mancini, qui va nous dire elle-même dans quelle disposition d'esprit elle se trouvait entre l'époque de la rupture du mariage de Savoie et celle où le mariage d'Espagne prit quelque consistance: «Au milieu de tant de prospérités, nous dit-elle, je ne goûtais pas un contentement parfait, parce que mon bonheur allait jusqu'à l'excès. Il me manquait quelque chose pour respirer un peu, et j'aurais souhaité alors quelque petite disgrâce afin que, par l'opposition du mal, j'eusse pu mieux connaître le bien dont je jouissais. Mais, peu de temps après, la fortune ne seconda que trop mes désirs, comme je le dirai bientôt. Étant de retour à Paris, nous ne songions qu'à nous divertir; et il n'y avait pas de jour, je dis trop peu, il n'y avait pas de moment qui ne fût destiné aux divertissements, et je puis dire que je n'ai de ma vie si bien passé mon temps. Sa Majesté, qui avait envie de faire durer nos plaisirs, ordonna à tous ceux qui étaient de notre troupe de traiter la compagnie chacun à son tour. Et encore que toutes ces fêtes se passassent à la campagne, on peut dire qu'il n'y avait rien de plus magnifique. On se le persuadera aisément quand on saura que l'amour, qui est l'âme de ces sortes de choses, en était le premier motif, et qu'il n'y avait pas un seigneur de la compagnie, qui étaient, comme on peut croire, les premiers et les mieux faits de la cour, qui n'eût son inclination particulière...»

Et ici Marie Mancini nous fait le récit d'un gracieux épisode de ses amours avec le Roi: «Il faudrait, dit-elle, un volume entier pour raconter toutes les aventures de ces fêtes galantes. Je me contenterai d'en rapporter une en passant, qui fera voir combien le Roi était galant et comme il savait prendre les occasions de le témoigner. C'était, si je m'en souviens bien, au Bois-le-Vicomte, dans une allée d'arbres, où, comme je marchais avec assez de vitesse, Sa Majesté me voulut donner la main, et, ayant heurté de la mienne, même assez légèrement, contre le pommeau de son épée, d'abord, d'une colère toute charmante, il la tira du fourreau, et la jeta, je ne veux pas dire comment, car il n'y a pas de paroles qui le puissent exprimer.»

Louis XIV et Marie Mancini d'après de nouveaux documents

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