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CHAPITRE V
ОглавлениеProjet du Roi d'aller visiter Marie à Brouage.—Inquiétudes de Mazarin.—Moyen terme qu'il propose pour éviter le scandale de la visite du Roi.—Lettre inédite du Cardinal à Mme de Venel.—Marie Mancini adonnée à l'astrologie.—Son horoscope par son oncle.—Entrevue des deux amants à Saint-Jean-d'Angély.—Portrait moral de Marie Mancini par Mazarin.—Admirable lettre du Cardinal au Roi.
Le Cardinal venait d'apprendre une nouvelle qui mit le comble à ses anxiétés. Le Roi, entraîné par sa passion, se proposait d'aller à Brouage pour voir Marie Mancini. Quel scandale dans toute l'Europe et à la veille du mariage projeté avec l'Infante! Une rupture avec l'Espagne n'était-elle pas à craindre? «L'on me mande, écrivait Mazarin à la Reine, que le confident y ferait un voyage. Si cela arrive, j'en serai au désespoir... Je vous conjure d'empêcher cela, ne sachant pas seulement comme on y peut songer, puisqu'il faudrait se détourner de quarante-cinq grandes lieues à aller et revenir. Enfin, je vous déclare que je ne puis être à l'épreuve de cela [142]...»
Le Roi répondit enfin à la grande et belle dépêche datée de Cadillac, mais, tout en promettant au Cardinal de suivre ses conseils, il éludait de se rendre au plus essentiel, c'est-à-dire de rompre avec Marie Mancini. La Reine, par tendresse et par faiblesse, lui permettait toujours de correspondre avec l'exilée, et lui s'appuyait sur cette autorisation de sa mère pour résister à toutes les supplications de Mazarin. Le Cardinal, sans se décourager, revint à l'assaut et menaça de nouveau le Roi d'emmener sa nièce en Italie, s'il ne cessait de correspondre avec elle. «A Madrid même, l'affaire a éclaté, lui disait-il, car on n'a pas manqué de l'écrire de Flandres et de Paris, avec intention de brouiller et, rompant le projet d'alliance qui est sur le tapis, empêcher aussi l'exécution de la paix.» Il lui reprochait enfin de donner communication de toutes ses lettres à Marie. «Je me dois encore plaindre de ce que vous prenez grand soin de mander ponctuellement à La Rochelle ce que je vous écris. Jugez, je vous supplie, si cela est bon, s'il est obligeant pour moi, s'il est avantageux à votre bien et s'il peut faire bon effet et contribuer à la guérison de la personne à qui vous écrivez [143].»
Le même jour, Mazarin gourmandait encore la Reine de sa faiblesse à tolérer la correspondance entre les deux amants. Il lui parlait en même temps du projet de visite du Roi à Brouage, et il lui conseillait, afin d'éviter une démonstration aussi éclatante, et dont les suites pouvaient être si dangereuses, d'ordonner à ses nièces de venir à la rencontre de la cour sur son passage. «Je vois bien, lui disait-il, par vos lettres et par celles du confident, que la tendresse que vous avez pour lui ne vous a pas permis de tenir bon et que vous vous êtes laissé gagner. Mais, assurément, il lui en arrivera du préjudice... Pour moi, je ne change pas d'avis... J'espère, ajoutait-il, en parlant de ses nièces, que le confident aura la bonté de m'accorder la grâce de ne les aller pas voir, car, assurément, cela serait mal reçu et le scandale serait public. Mais, si j'étais assez malheureux de ne pouvoir pas obtenir une si juste demande, et que vos offices ne pussent profiter de rien contre la force de sa passion, je vous conjure de faire plutôt venir mes nièces avec Mme de Venel à Angoulême, lui faisant écrire une lettre par laquelle vous lui ordonnerez de les amener audit lieu, car vous les voulez voir en passant. Et, en effet, après qu'elles y auront demeuré une nuit, vous ferez en sorte qu'elles s'en retournent. Je vous supplie même, en ce cas, d'y envoyer un gentilhomme qui porte votre lettre à Mme de Venel et de les accompagner. Mais, au nom de Dieu, faites tout votre possible pour éviter ce coup, qui, de quelque manière qu'il arrive, ne peut faire qu'un très méchant effet [144]...»
La correspondance du Cardinal avec Mme de Venel, pour être informé de tout ce qui de passait à Brouage, n'était pas moins active. Voici une lettre inédite qu'il adressait à cette époque à cette respectable duègne, et qui nous révèle un fait assez intéressant: c'est que Marie Mancini avait fait venir auprès d'elle un astrologue arabe, afin sans doute qu'il lui apprit si elle devait être reine de France. Le Cardinal, fort en colère, ordonna que le nécromancien fût expulsé et, en même temps, il tira l'horoscope de sa nièce, afin que Mme de Venel le mît sous ses yeux. «J'ai reçu toutes vos lettres que le sieur Colbert du Teron m'a envoyées, écrivait-il à cette dame [145]; mais l'incommodité de la goutte, qui m'a attaqué depuis douze jours avec de furieuses douleurs, m'a empêché de vous faire plus tôt réponse. Je suis bien aise de voir que mes nièces se portent bien; mais je voudrais bien que vous prissiez la peine de me mander plus en détail la conduite qu'elles tiennent. Marianne m'écrit, se plaignant qu'Hortense la traite mal et, qu'étant toujours enfermée avec sa sœur, elle l'empêche d'entrer dans leur chambre et d'être avec elles. Je vous prie me mander ce qui en est.
«Il y a plusieurs lettres de La Rochelle qui portent que ma nièce passe la moitié du jour avec un Arabe qui se mêle de faire des horoscopes et qui même lui enseigne, et à Hortense, l'astrologie. Je ne sais pas si c'est la vérité, mais il faut qu'il en soit quelque chose, et vous ne sauriez vous imaginer le tort que cela fait à ma nièce, et les discours qu'on fait là-dessus. Il faut rompre absolument ce commerce, et, si elle y fait difficulté, vous direz de ma part audit sieur de Teron de chasser ledit Arabe.
«Si ma nièce souhaite fort de savoir ses aventures, son véritable horoscope, je [le] lui dirai en un mot: c'est que, si elle ne me croit, et ne se conduit comme je veux, elle sera la plus malheureuse créature du monde, et, si elle fait ce qu'elle doit et défère à mes conseils, elle n'aura pas sujet d'envier le bonheur de qui que ce soit; je vous prie de [le] lui dire de ma part. Je me souviendrai de votre frère et j'écrivai au Sr Colbert ce qu'il faudra, et vous devez être assurée que vous recevrez toujours des marques de l'affection du Cardinal.»
Cependant le Roi était de plus en plus ferme dans sa résolution de voir sur son passage Marie Mancini et, pour que le Cardinal n'y mît aucun obstacle, il lui promit, dans les plus beaux termes du monde, de déférer à tous ses conseils. Mazarin, voyant qu'il n'y avait plus à lutter contre le torrent, se résigna à l'entrevue, non sans donner au jeune Roi tous les conseils que lui inspiraient la sagesse et la prudence.
«... Il est vrai, lui écrivait-il, que l'on tomba d'accord à Paris que vous feriez une visite en venant à Bordeaux, pourvu que l'on passât près de La Rochelle [146]. Mais je n'avais pas cru que les choses se pussent échauffer de la sorte [qu'elles ont été] après la séparation, et que cela dût obliger tout le monde à s'entretenir de cette correspondance en termes peu favorables pour vous... D'ailleurs, je sais que l'intention de la personne est d'engager [votre affection] plus que jamais, et qu'ainsi la bonne disposition dans laquelle vous êtes à présent pourrait être renversée, puisque vous êtes homme comme les autres. J'avais cru aussi que vous prendriez la même route que j'ai prise, étant la plus commode; en ce cas, vous seriez passé à vingt-deux lieues de La Rochelle, mais, enfin, ayant mandé à la confidente le tempérament qu'on pouvait prendre pour vous donner ce contentement avec bienséance, je me remets à ce qu'elle [vous] en dira, et je demeure le plus véritable et le plus passionné de tous vos serviteurs [147].»
A la veille de l'entrevue du Roi avec sa nièce, le Cardinal le suppliait de plus en plus de rompre avec elle et de n'avoir plus d'autre pensée que son mariage avec l'Infante [148]. Il était fort irrité contre Marie, qui continuait follement à lui tenir tête et à se soustraire à ses conseils. Le 14 août, il adressait cette dépêche inédite [149] à Mme de Venel pour qu'elle fût mise sous les yeux de celle qui osait braver ainsi sa toute-puissance: «J'ai reçu, lui disait-il, toutes vos lettres et il m'a été impossible d'y faire réponse et de vous dire mes sentiments bien particulièrement comme j'aurais voulu, à cause de mes grandes occupations. A présent même je ne vous dirai autre chose [sinon] que je vois bien, par la manière dont ma nièce en use avec moi, [qu']il paraît assez qu'elle ne m'aime pas; et, comme je vois qu'elle a grande peine à m'écrire deux mots, je vous prie de lui dire que je l'en dispense à l'avenir. Elle a un fort petit esprit, nulle conduite, et, pour son plus grand malheur, elle croit être fort habile. Elle est bien aise de voir ce qui en est, ne faisant nul cas de mes conseils et méprisant les moyens d'acquérir mon amitié, de laquelle, quelque chose qu'elle puisse penser, dépend tout son bonheur. Elle reconnaîtra cette vérité quand il ne sera plus temps, et se repentira toute sa vie de n'avoir profité des bontés que j'ai eu pour elle et des diligences que j'ai faites pour la rendre heureuse. Je crois que la Reine vous aura écrit d'amener mes nièces à Saint-Jean-d'Angely pour voir Sa Majesté dans son passage par ce lieu-là [150].»
La Reine, en effet, avait donné cet ordre à Mme de Venel et cette dame s'était empressée d'obéir. Mais, pleine d'inquiétude sur les dangers d'une telle visite, que faisaient suffisamment prévoir les incessantes correspondances entre les deux amants [151], elle avait cru de son devoir de prévenir sur-le-champ le Cardinal et celui-ci s'était empressé de la rassurer [152].
L'entrevue des deux amants eut lieu le 10 août à Saint-Jean-d'Angely [153]. Ils se virent en particulier, et, pour me rien perdre du tête-à-tête, Marie Mancini refusa d'aller souper chez sa sœur, la comtesse de Soissons, avec sa cousine, la princesse de Conti, qui l'avaient invitée l'une et l'autre. Elle ne leur fit pas même de visite.
Que de doux propos, que de serments de s'aimer toujours furent échangés entre les deux exilés, après six semaines d'absence [154]! Cette entrevue, loin de calmer leur passion, ne fit que l'irriter et l'enflammer de plus en plus.
A peine furent-ils séparés, que leur correspondance devint plus active et plus brûlante que jamais. Mme de Venel (quelle duègne peut être inaccessible aux séductions d'un grand prince!) Mme de Venel s'étant montrée beaucoup trop sobre de détails sur l'entrevue, dans une lettre adressée au Cardinal, celui-ci la pria de l'informer plus amplement, dans quelle situation d'esprit se trouvait sa nièce: «Je serais ravi, lui dit-il, de savoir ce que Marie pense et si, avec toutes les flatteries que lui font les faiseurs d'horoscope, elle ne sait pas qu'elle a pris le chemin d'être la plus malheureuse [personne] de son siècle. Elle verra, sans y pouvoir remédier, que je ne me suis pas trompé dans mon calcul, et que toutes les folies qu'elle s'est mises dans l'esprit n'aboutiront qu'à la rendre misérable.»
Le Roi, aussitôt après sa visite à Marie Mancini, s'était empressé d'écrire à l'oncle pour plaider la cause de la nièce, pour assurer Mazarin qu'elle avait pour lui de tout autres sentiments que ceux qu'il lui supposait, et pour le rendre plus indulgent et moins grondeur. Mais le Cardinal, qui savait à quoi s'en tenir et qui voulait couper court à la passion du Roi, de plus en plus ardente et menaçante, lui fit un portrait de sa nièce bien propre à le désenchanter s'il en eût été moins épris. «J'ai, lui disait-il, toute la soumission que je dois pour [tout] ce qui vient de vous, et je vous crois incapable de dire rien qui ne soit la vérité même; mais j'ai grand sujet d'appréhender que votre bonté ne vous ait engagé à m'écrire des choses de la personne que vous savez, qui soient en effet bien différentes: car je sais, à n'en pouvoir [pas] douter, qu'elle ne m'aime pas, qu'elle méprise mes conseils, qu'elle croit avoir plus d'esprit et d'habileté que tous les hommes du monde ensemble, qu'elle est persuadée que je n'ai nulle amitié pour elle, et cela parce que je ne puis adhérer à ses extravagances. Enfin, je vous dirai sans déguisement ni exagération qu'elle a l'esprit mal tourné, et qu'elle n'a jamais tant cru certaines folies comme elle fait à présent, et qu'elle y est plus engagée depuis que vous lui avez fait l'honneur de la voir, quoique je sois très assuré que vous ne pouvez lui en avoir donné sujet après les paroles qu'il vous a plu me donner là-dessus. Croyez-moi, vous devriez entièrement mettre fin à ce commerce qui rendra assurément cette personne la plus malheureuse créature qui soit au monde, et qui vous donnera en votre particulier de l'inquiétude, quelque pouvoir que vous ayez sur [votre] esprit et quelques résolutions que vous preniez.
«Vous êtes sur le point de vous marier avec la plus grande princesse qui soit au monde, et qui est fort bien faite de corps et d'esprit, ce que je crois vous pouvoir dire avec plus de certitude, à présent qu'on en entend parler à tous ceux qui l'ont vue, en cette conformité: et il arrivera que vous ne ferez pas la chose avec le plaisir et la satisfaction que vos serviteurs souhaiteraient, parce que vous avez [d'autres] passions qui se sont rendues maîtresses de votre esprit. Voilà tout ce que j'ai à vous dire; comme le plus sincère et [cordial] de tous vos serviteurs, et qui donnerait mille fois sa vie pour votre gloire, et pour vous voir en possession d'un contentement solide, comme serait celui de vous voir marier avec satisfaction, et d'être toujours heureux dans votre mariage [155].»
Les prétentions exorbitantes du prince de Condé avaient principalement jusqu'alors retardé la signature de la paix et des articles du mariage. Mais on avait fini par s'entendre, et don Louis de Haro pressait le Cardinal de signer le traité et le contrat. La saison étant trop avancée pour que le roi d'Espagne, dont la santé était fort chancelante, pût se mettre en route, don Louis proposa au Cardinal de remettre au mois de mars le voyage de Philippe IV et de l'Infante. Mazarin accueillit avec d'autant plus d'empressement cette demande, qu'il espérait que ce délai donnerait au Roi le temps de se guérir de sa passion. Après avoir donné ces nouvelles à la Reine, Mazarin lui annonçait qu'il écrivait au Roi «une petite lettre de seize à dix-huit pages»: «Je m'assure, lui disait-il [156], qu'elle ne lui plaira pas; mais je ne pouvais pas m'en dispenser sans le trahir et blesser ma conscience et mon honneur; car, enfin, je vous proteste, comme si j'étais devant Dieu, que j'aime mieux mille fois me retirer avec ma famille, ainsi que je lui écrivis de Cadillac, et de contribuer avec le sacrifice de ma personne et des miens à sa guérison, que de demeurer auprès de lui pour le voir malheureux... outre que j'ai honte de dire à don Louis, à l'égard du mariage, plusieurs choses contre la vérité, qui ne serviraient qu'à tromper une princesse qui mérite sans contredit l'affection du confident. Je ne vous saurais assez dire à quel point cela me tient chagrin et inquiet, n'ayant pas une heure de repos, et recevant matière de désespoir du lieu d'où je devrais attendre des sujets de consolation et soulagement...»
La signature du traité et des articles du mariage était imminente. Il fallait que le Cardinal prît un parti décisif, qu'il frappât un dernier coup pour vaincre la passion du Roi. Le triomphe de sa nièce eût été le signal de sa disgrâce; c'était une rivale irritée, implacable, qu'il devait abattre à tout prix. Par le mariage du Roi avec l'Infante, il se maintenait au pouvoir; par le traité de paix avec l'Espagne, il gagnait les sympathies de l'Europe et il jetait les fondements de sa propre gloire devant la postérité. Il n'hésita pas, il prit la plume et écrivit au jeune prince une lettre admirable, la plus forte, la plus courageuse, la plus éloquente de toutes les lettres qu'il lui ait jamais adressées au sujet de sa nièce.
Le portrait que trace de Marie le Cardinal, bien que dicté par la passion, n'en est pas moins vrai au fond, et se trouve parfaitement justifié par tout ce que l'on sait de la fin de sa vie. Si elle fût montée sur le trône, ses défauts l'eussent visiblement emporté sur le côté brillant de son esprit, et l'empire qu'elle aurait exercé sur le Roi eût été sans aucun doute un grand malheur pour la France.
Sans la passion que vous avez pour elle, dit Mazarin à Louis XIV, «vous tomberiez d'accord avec moi que cette personne n'a nulle amitié pour moi, qu'elle a au contraire beaucoup d'aversion parce que je ne flatte pas ses folies; qu'elle a une ambition démesurée, un esprit de travers et emporté, un mépris pour tout le monde, nulle retenue en sa conduite et prête à faire toute sorte d'extravagances; qu'elle est plus folle qu'elle n'a jamais été depuis qu'elle a eu l'honneur de vous voir à Saint-Jean-d'Angély, et que, au lieu de recevoir de vos lettres deux fois la semaine, elle les reçoit à présent tous les jours; vous verrez enfin comme moi qu'elle a mille défauts et pas une qualité qui la rende digne de l'honneur de votre bienveillance.
«Vous témoignez... de croire que l'opinion que j'ai d'elle procède des mauvais offices qu'on lui rend. Est-il possible que vous soyez persuadé que je sois si pénétrant et si habile dans les grandes affaires, et que je ne voie goutte dans celles de ma famille, et que je puisse douter des intentions de cette personne à mon égard, voyant qu'elle n'oublie rien pour faire en toutes choses le contraire de ce que je veux, qu'elle met en ridicule les conseils que je lui donne pour sa conduite, qu'elle fait vanité de ce qui, à la vue de tout le monde, préjudicie à son honneur et au mien?...
«Elle se tient plus assurée qu'elle n'a jamais été de pouvoir disposer entièrement de votre affection après les nouvelles promesses que vous lui avez faites à Saint-Jean-d'Angely, et je sais que, si vous êtes obligé à vous marier, elle prétend de rendre pour toute sa vie malheureuse la princesse qui vous épousera, ce qui ne pourra arriver sans que vous ne le soyez aussi, et sans vous exposer à mille inconvénients qui en arriveront...
«... Vous avez recommencé, depuis la dernière visite, que j'avais toujours cru qui serait fatale et que, par cette raison, j'avais tâché d'empêcher, à lui écrire tous les jours, non pas des lettres, mais des volumes entiers, lui donnant part des moindres choses qui se passent et ayant en elle la dernière confiance à l'exclusion de tout le monde. Ainsi tout votre temps est employé à lire ses lettres et à faire les vôtres. Et, ce qui est incompréhensible, vous en usez de la sorte et vous pratiquez tous les expédients imaginables pour échauffer votre passion, lorsque vous êtes à la veille de vous marier...»
Et ici se présente une question que le Cardinal n'a garde d'éluder, et qu'il aborde avec une éloquence pleine d'indignation. Que fera sa nièce si le Roi épouse l'Infante? deviendra-t-elle sa maîtresse? «Quel personnage prétend-elle de faire après que vous serez marié? A-t-elle oublié son devoir à ce point de croire que, quand je serais assez malhonnête homme, ou pour mieux dire infâme, pour le trouver bon, elle pourra faire un métier qui la déshonore? Peut-être qu'elle imagine d'en pouvoir user ainsi, sans appréhender que personne en murmure, ayant gagné le cœur à tout le monde...»
Pour éviter un tel malheur, un tel opprobre pour sa nièce, comme pour lui-même, le Cardinal n'a plus qu'un seul parti à prendre: c'est d'entraîner sa nièce avec lui au fond de l'Italie. «Car enfin, dit-il au Roi avec une noble fermeté, il n'y a puissance qui me puisse ôter la libre disposition que Dieu et les lois me donnent sur ma famille. Et vous serez un jour, ajoute-t-il, le premier à me donner des éloges du service que je vous aurai rendu, qui sera assurément le plus grand, puisque, par ma résolution, je vous aurai rendu le repos et mis en état d'être heureux et le plus glorieux et accompli roi de la terre. Outre que mon honneur... m'oblige à ne différer davantage à faire ce qu'il faut pour sa conservation...»
Il est une autre question sur laquelle insiste le Cardinal et qu'il discute avec non moins d'éloquence et de force. C'est celle du préjudice et du déshonneur qui résulteraient pour le Roi d'une mésalliance. Et ici Mazarin, pour donner le change à Louis XIV et à la postérité sur l'ambition secrète qu'il avait nourrie autrefois en faveur d'un tel mariage, s'élève aux considérations les plus hautes, en même temps qu'il fait gloire d'avoir su résister avec le plus noble désintéressement aux instances du Roi:
«Pourrais-je vous cacher, étant auprès de vous, poursuit-il, ce que vous avez pris la peine de dire en plusieurs rencontres, à l'occasion du mariage de Richelieu [157], qu'il n'y avait rien de si étrange et qui méritât plus de reproches que de se mésallier, et laisser de vous représenter, avec le respect que je vous dois, que les pensées que vous avez eues et que la personne [158] prétend qui ne sont pas effacées dans votre esprit, sont bien contraires à celles que vous témoigniez à l'égard de Richelieu, et que vous-même, par la décision que vous avez donnée sur son sujet, vous vous seriez jugé vous-même. Et il ne faut pas alléguer, comme vous avez eu la bonté de faire plusieurs fois sur cette matière, même en présence de la Reine, que la pensée d'épouser ladite personne avait pour principal motif de faire une action, à la vue de tout le monde, qui témoignât que ne pouvant récompenser assez mes services, vous l'aviez voulu faire par ce moyen; car il n'y eût eu qui que ce soit qui n'eût donné une semblable résolution à un excès d'amour et non pas à mes services. Mais quand il serait vrai que ce seul motif vous y eût plus porté que la passion, était-il juste que je m'oubliasse au point d'y consentir, et que, charmé d'une proposition si éclatante et si avantageuse pour moi, je pusse, pour mon intérêt particulier et pour relever ma réputation, y donner les mains aux dépens de la vôtre. En vérité, mon ambition ne va pas à exécuter seulement la moindre chose en ma vie qui ne soit glorieuse pour vous, et je le dois d'autant plus que, outre mon devoir, vos grandes bontés m'y obligent...»
Enfin, dit le Cardinal en terminant sa lettre, «je me trouve fort embarrassé... de donner la dernière main à ce qui regarde votre mariage; car il me semble que je promets ce qui n'est pas, et que je contribue à l'établissement d'une chose qui rendra malheureuse une innocente qui mérite votre affection...
«Il est temps de vous résoudre et déclarer votre volonté sans aucun déguisement; car il vaut mille fois mieux de tout rompre et continuer la guerre sans se mettre en peine des misères de la chrétienté et des préjudices que cet État et vos sujets en recevront, que d'effectuer ce mariage s'il n'a à produire que votre malheur et ensuite nécessairement celui de ce royaume...»
Nous ne donnons que quelques fragments de cette lettre; il faut la lire en entier [159] pour se rendre compte de la hauteur des vues, de la force des considérations, de l'éloquence et de la chaleur qui l'animent depuis le commencement jusqu'à la fin.
Si par les témoignages de Mme de Motteville, du comte de Brienne, secrétaire d'État des affaires étrangères, et de Mme de La Fayette, on ne savait à quoi s'en tenir sur les premiers et ambitieux projets du Cardinal, sur sa tentative par voie d'insinuation auprès d'Anne d'Autriche afin de marier Louis XIV avec sa nièce, cette lettre serait assurément le plus noble exemple d'indépendance et de désintéressement que jamais ministre ait pu donner à son souverain.