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V

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L’Institution de Mme Forcible n’était pas loin: rue Truffaut, à deux cents pas de la rue de la Condamine.

Mme Forcible faisait une maigre et longue personne que ses hauts bonnets prolongeaient encore, et dont les petites filles n’apercevaient le visage que lorsqu’elle s’asseyait.

La classe, basse, petite, flanquée d’un petit jardin où quinze élèves pouvaient tenir en se peletonnant, semblait en bonne disproportion avec elle.

Guidée par l’opinion des rues avoisinantes, Mlle Augustine se rendit à l’Institution, Marianne à la main, et ne fut pas mécontente de l’air peu mou de la dame. Des trous de petite vérole qui lui criblaient les joues et un peu de moustache la virilisaient encore; les yeux gris-clair jetaient de froids rayons de fermeté.

La maîtresse de pension sourit supérieurement devant la question des difficultés de l’addition où se buttait la petite Marianne.

D’un fort doigt d’homme elle toucha le front de l’enfant:

–Nous avons, dit-elle, le moyen!

Mlle Augustine salua: Voilà! le moyen lui manquait à elle!

Mme Forcible remit son gros doigt sur le front de Marianne, et, l’y promenant comme un pianiste qui sait où toucher pour obtenir la note juste, elle interrogea l’élève qui répondit extrêmement faux, tout occupée d’élever ses yeux jusqu’aux hauteurs d’où descendait l’interrogatoire, pendant que le gros doigt revenait obstinément à son piano et tapait dessus, cette fois plus fort, comme pour l’accorder:

–Nous en viendrons à bout, dit enfin Mme Forcible, en reculant d’un pas en arrière, et en reprenant son sourire supérieur qui ramena un peu de sérénité sur le visage de Mlle Augustine, assombri parla pauvreté des réponses de Marianne.

Elle suivit la maîtresse dans son mouvement de recul pour lui dire:

–Lui croyez-vous de l’intelligence?

–L’intelligence, c’est une bonne méthode.

–Quant au caractère, si nécessaire en cette vie?…

–Nous avons aussi des moyens pour cela, répondit Mme Forcible, l’air tout à fait riant et rassurant.

Le lendemain matin, à huit heures cinq, Marianne, avec un petit cartable de cuir bouilli, des livres neufs et une courroie, neuve aussi, qui les serrait, fit son entrée dans la classe où dix-neuf élèves sur trois rangs étaient assises devant trois tables à pupitres.

Elle faisait la vingtième et fermait ainsi la porte, l’Institution ne franchissant jamais le nombre de vingt.

La classe était commencée; on récitait les leçons.

Après un froncement de sourcils contre la retardataire, la longue maîtresse étendit son gros doigt dans la direction d’une place vide auprès de l’élève qui récitait, une petite bossue.

Marianne alla à la place indiquée, et s’assit doucement, un peu tremblante sous les regards braqués de trente-huit yeux.

Cependant, la petite bossue, tout en la regardant aussi de côté, récitait toujours. Il s’agissait du chaos, de l’Esprit porté sur les eaux, du débrouillement de la lumière, de la naissance des plantes, des bêtes, de l’homme et de la femme, par le commandement de l’Esprit; tout cela était gazouillé, comme sifflé, le plus finement du monde; la voix, aussi jolie qu’un son de cristal, poussa jusqu’à la fin de tout ce travail, après lequel l’Esprit s’arrêta, et elle aussi.

Alors Mme Forcible écrivit, en criant:

–Note: «A satisfait!»

Assise, la petite bossue ne fut plus qu’une réduction de petite fille, la moitié de Marianne; le corps était une tige d’épingle surmontée d’une tête énorme où brillaient merveilleusement la clarté et la grandeur de deux beaux yeux bruns.

Ces yeux qu’elle tourna aussitôt vers sa voisine qui, de son côté la regarda aussi, semblaient appartenir à une grande personne; une pointe aiguë d’esprit y perçait à travers une expression languissante; ils se mouvaient lentement de tous côtés avec une douloureuse raillerie qui semblait voir la bosse placée derrière eux, et aussi toutes les bosses des environs. Le caractère d’un fin rachitisme, longues joues, pommettes saillantes, grande bouche, mais vibrante de vie, marquait ce visage.

–Hein? qu’elle est laide! murmura à l’oreille de Marianne sa voisine de droite, jolie comme un cœur, faite au tour, en lui donnant des coups de coude pour appeler son attention; car Marianne ne quittait pas du regard la petite bossue.

Cependant une autre élève récitait, qui ne savait pas sa leçon.

Mme Forcible l’appela à son bureau et, lui appliquant son gros doigt sur le front, se mit à y pianoter avec beaucoup d’autorité, comme elle l’avait fait la veille sur le front de la nouvelle venue.

Ce devait être là un de ses moyens.

Mais la petite fille qui ne savait pas sa leçon ne apprit pas du tout au bout de: ce doigt-là et Mme Forcible, blessée, cria:

–Tête d’ànesse! Note: A forfait!

«A forfait» devait être la plus basse, la plus méprisante, la plus terrible des notes, car toute la classe s’agita; l’enfant se mit à pleurer.

La cérémonie du doigt se refit encore pour deux écolières qui parvinrent à réparer un peu le désastre en se rappelant tout à coup qu’il y avait un Chaos et un Esprit.

La récitation achevée, Mme Forcible donna l’ordre de faire accorder plusieurs substantifs et adjectifs, et, cela fait, cria en dévisageant Marianne:

–Les cartons! Cinq et sept font?…

–Six!

–Dix-neuf!

–Trente-deux!

–Quatre!

–Douze!

En même temps chaque élève tirait de son pupitre deux petits cartons, de couleur diverse, ronds, marqués d’un chiffre, tout pareils à des cartons d’omnibus.

–Douze! douze! dit la maîtresse. Posez! retenez!

On changea bruyamment de carton dans le pupitre, en criant:

–Trois!

–Deux!

–Un!

—Quatorze!…

–Pose un, retiens deux! dit une voix.

–Très bien! un, deux! un, deux! Posez, retenez!

Toutes les mains gauches posèrent sur la table un des cartons, le chiffre1, et toutes les mains droites retinrent l’autre, le chiffre2, aussi énergiquement que s’il eût voulu s’enfuir.

bouche du public, qui avalait très bien le ruisseau. Les robinets devenaient célèbres. Mais le nom du brave distillateur restait enfermé entre les quatre murs du cabinet de toilette, ou peu s’en fallait. Quelques gens seulement, à papilles fines (les papilles fines sont plus rares que les perles de la mer Vermeille), parlaient de lui de temps à autre, quand ils n’avaient pas mieux à faire.

Il fût mort de faim et de désespoir sans sa première femme, une bonne personne de douze mille francs de rente qui se trouva un jour sur son chemin, et qui l’aima, par une de ces miraculeuses rencontres que font quelques pauvres diables en leur vie.

Mais elle était de construction délicate; elle prit le temps de donner à son mari une fille plus délicate encore, et mourut aussitôt.

Alors parut une grande voisine, Mme veuve Frochet, qu’une faillite venait de ruiner, disait-on. La voisine n’était alors ni si vert-de-gris ni si noble qu’aujourd’hui; mais de taille et d’assurance en soi, elle faisait déjà une fort imposante personne s’entendant aux arts en général et particulièrement à la littérature, en ceci surtout qu’elle se sentait des dispositions extraordinaires pour conduire la vie et la maison d’un écrivain, quel qu’il fût, notamment celle d’un romancier: pourquoi M. Jorand, par exemple, un homme si distingué, ne gagnait-il pas cent mille francs par an comme ses confrères MM. Goberdey et Paniot? Pourquoi? Parce qu’il n’avait pas auprès de lui une femme pour précipiter le mouvement de sa plume. La femme trouvée, le mouvement se précipitait de lui-même ici, et voilà les quatre-vingt mille francs par an!

Elle avait ainsi accéléré son premier mari, un petit commissionnaire en marchandises, lymphatique et endormi, qui, dès le lendemain des noces, dut prendre le grand galop, sous le fouet, jusqu’à ce qu’il en crevât.

Mme veuve Frochet ne se vanta pas trop de ses vertus littéraires et agissantes à M. Jorand; elle se contenta surtout de prendre la petite Christine sur ses genoux et de l’y bercer d’un air ému, refusa de reconnaître que l’enfant fût rachitique, et se plaça à douze mille lieues de la préoccupation de ses douze mille francs de rente; Non, non, pas ombre d’égoïsme! son âme, toute claire, tout unie, avait un insatiable besoin de dévouement! Exercer une telle âme envers une orpheline, envers son père dont l’esprit planait au ciel et dont le corps, qui s’oubliait, avait besoin de soins continuels, presque pieux, elle n’en demandait pas davantage!

L’accent factice de ce grand cœur, M. Jorand l’entendit bien un peu d’abord, mais il finit par s’y faire; les attentions maternelles envers Christine le touchèrent; la veuve, qui n’était pas laide, lui sembla bonne, sans trop d’esprit; mais la femme d’esprit, allez donc la chercher! Sa petite enfant ne pouvait se passer d’une seconde mère; celle-là en valait bien une autre; Mme Frochet devint Mme Jorand.

Et son vert-de-gris, sa sécheresse de cœur, la majesté de sa bêtise, son intrépidité à vouloir «précipiter la plume», la beauté de ses calculs, tout cela éclata à la queue leu-leu, avec la force des choses longuement contenues.

Le pauvre homme se vit aux griffes d’une sotte solennelle et méchante, et y resta, n’étant pas né pour la bataille; dès le début d’une scène, ses nerfs frémissaient comme des feuilles au vent, sa respiration s’embarrassait: il passait une heure à bâiller pour retrouver le souffle, et un jour entier à se remettre de la dyspnée.

Il se tut alors avec une sage résignation, et se contenta de fermer en dedans le cabinet de toilette; mais il fallut le rouvrir: Mme Jorand, en effet, parlait à travers la porte fermée aussi fortement, aussi bêtement que si elle eût été ouverte.

Elle entrait tantôt en juge, tantôt en personne aimable, souriant de toutes ses dents à la belle besogne qu’elle vient accomplir, et avec une force ou une douceur également inexorables, s’informait du nombre des lignes écrites de telle heure à telle heure.

Ce jour-là, quelques mois après le dîner au gibier chez les Carteneuve, elle s’annonça presque tendrement, l’air pacifique, les bras mollement joints sur sa belle poitrine:

–Hier, dit-elle, tu as écrit vingt lignes de plus qu’avant-hier. Est-ce que tu ne feras pas mieux encore aujourd’hui? Voyons, pour montrer seulement ce que tu peux, et aussi pour m’être agréable!

M. Jorand, qui baissait la tête sur son papier, frémit de la main qui tenait la plume et répondit, les dents serrées:

–Je tâcherai.,

Comme elle restait là, il la pria de l’aider dans cette tâche en se retirant, et dut répéter sa prière trois fois, de plus en plus haut.

Mais ce fut seulement l’air pacifique de Mme Jorand qui se retira, en laissant là les yeux redevenus durs, les lèvres plissées:

–Heureusement votre fille a des rentes; sans quoi vous amasseriez aussi pour elle les dettes dont vous comblerez généreusement votre femme! Mais laissons cela pour quelque chose d’aussi grave… Monsieur Ferdinand Maubuisson vient ici trop souvent… Et il se prépare à venir plus souvent encore… Si vous daigniez lever les yeux de dessus votre papier,–il les leva jusqu’au corsage de Mme Jorand–et les promener de temps en temps autour de vous, vous sauriez que ce fainéant de graveur apprend la céramique depuis deux mois, afin d’en venir bientôt donner des leçons chez moi tous les jours; vous sauriez également que quelqu’un, ici, ne le trouve pas déplaisant, malgré son horrible museau de singe!

M. Jorand regarda sa femme à la hauteur du nez:

–Et qui donc ne le trouve pas déplaisant, madame?

–Moi, sans doute?

–Voyons, ce n’est pourtant pas de ma fille que vous parlez?

–Elle a dix-sept ans passés.

–Pauvre enfant! murmura le père en ramenant ses regards sur son papier; dix-sept ans, et à peine plus haute qu’à douze.

–Depuis longtemps sa grosse tête est gonflée de malice.

–Oui, d’esprit.

–Moi, je ne suis qu’une bête, dit-elle en ricanant. Allez, ne vous gênez pas!

Il ne se gêna pas; il avait commencé un de ces douloureux bâillements qui n’aboutissaient guère; puis, frappant de sa plume sur la table:

–Voyons, qu’y a-t-il donc à craindre chez moi de Maubuisson, pour une honnête et pauvre enfant comme la mienne?

–Pauvre? Elle a à peu près deux cent soixante mille francs.

Il haussa les épaules, et après un autre bâillement:

–Tenez, ne me rendez pas malade. Laissez-moi travailler.

Elle abaissa sur lui un regard de pitié, et tendant le buste en avant, comme une belle et précieuse boîte pleine de bon sens et de vérité:

–Pour n’avoir pas à m’écouter, vous jouez la comédie de la petite santé. Et pourquoi vous laisserais-je travailler? Que faites-vous de ce papier? Des cocottes. Les gens qui travaillent sont ceux qui, comme votre confrère Paniot, que j’ai rencontré hier dans la rue, gagnent cent mille francs par an, ont cent éditions, font neuf cents lignes par jour!…

–Madame, interrompit froidement M. Jorand, Paniot est une diarrhée; c’est la diarrhée moderne; en ce moment la littérature a un fier flux de ventre.

–Vous n’êtes qu’un grossier! Vous vivriez cent ans, qu’en cent ans vous n’en feriez pas autant que Paniot.

–Pas même en mille, je vous en réponds! dit-il, moitié riant, moitié bâillant.

Mais le bâillement l’emporta, fut suivi d’un autre aussi inutile que le premier; le visage de M. Jorand s’empourpra; la gêne de respiration devenait sérieuse.

Enfin Madame s’en alla en levant les épaules, et, au salon, se heurta à Christine, qui, debout, toute frémissante, semblait l’attendre, et qui l’empêcha de passer en la saisissant par sa robe de chambre à fleurs grises, et à traîne comme les robes de gala:

–Madame, vous avez la voix trop forte; je vous ai encore entendue maltraiter, injurier mon père.

–Vraiment?

–Mon père est un artiste, c’est-à-dire un homme qui vaut plus de cent mille Paniots et de deux cent mille belles dames comme vous. Eh bien! je ne veux pas que vous l’injuriiez et que vous le fassiez souffrir plus longtemps!

Mme Jorand essaya de dégager sa robe; mais la petite bossue tenait bon;

–Écoutez-moi, ou je crie! reprit-elle d’une voix sourde; mon père doit pouvoir écrire comme il lui plaît, d’abord parce que ses écrits, auxquels vous ne comprenez rien, ne vous regardent pas, et puis parce qu’il n’a pas à se presser, ayant de l’argent, le mien que je lui donne tout entier, oui, et de toute mon âme. Vous continuerez aussi de vous servir de cet argent, vous qui êtes sa femme; vous continuerez de vous habiller comme une millionnaire et de manger de tout votre appétit, qui n’est pas mauvais; mais à une condition: vous respecterez mon père et son travail… ou nous verrons!

Elle la regardait de bas, très vigoureusement dans les yeux que la dame, tout en poussant de sourds grognements, tâchait de rendre aussi fermes que possible.

–Vous avez fini, mademoiselle? dit-elle en reculant.

Mais la robe de chambre craqua entre les doigts crispés de Christine, qui répondit:

–Non, je n’ai pas fini. Vous avez dit à papa que M. Ferdinand Maubuisson apprend la céramique; il ne l’apprend plus, il la sait; après-demain, à onze heures, il viendra l’enseigner à moi et à Marianne, que ses cousines n’ont pas voulu laisser aller à la fabrique d’Auteuil, et qui viendra ici.

–Ah! oui, Mlle Marianne, votre unique amie.

–Elle-même. Et M. Ferdinand Maubuisson, qui fait cela pour une pauvre fille, est un grand cœur!

–Un très grand cœur! dit en souriant la belle-mère, les yeux au ciel.

–Un très grand cœur! Et je vous prie de ne plus mal. parler de lui.

–Oh! oh! vraiment, il faut se coudre la bouche sur les parasites d’ici!

–Les parasites, dit la jeune fille en la regardant avec une stupéfaction qui s’acheva dans un sourire court, les parasites ne sont pas ceux qui mettent leur temps et leur talent au service des autres. Monsieur Ferdinand, sachez-le d’ailleurs, n’en veut pas plus à mon argent qu’à.

Elle tourna un peu la tête comme pour s’assurer que sa bosse était encore là, hélas! et lâcha la robe.

Mme Jorand s’esquiva, toute pâle de cette audace, la plus forte que se fût encore permise sa belle-fille, qui depuis longtemps ne s’y ménageait pas, gagna sa chambre, et se posant devant la glace, y contempla la personne la plus offensée du monde, en même temps que la plus dévouée, la plus noble, la plus raisonnable:

–J’ai épousé M. Jorand pour le faire travailler; il ne travaille pas; je l’ai aussi épousé pour l’empêcher de jeter par la fenêtre la fortune de son enfant, les gens de lettres, livrés à eux-mêmes, étant capables de tout; et cette fortune va tomber aux mains d’un pitre! Et ne faudrait-il pas être soi-même sans conscience, pour permettre à une si triste bossue de se marier, d’avoir des enfants!

Elle regarda ses épaules tombantes, sa poitrine superbe, son beau visage vert-de-gris, tout en songeant:

–Si cette grosse Marianne était belle et habile, il n’y aurait peut-être pas grand mal à ces leçons de céramique; car elle soufflerait le professeur à son amie.

Puis, ayant songé plus profondément, elle ôta vite sa robe de chambre, se mit à sa toilette, puis courut à la rue Truffaut chez les Chevaillon.

Marianne

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