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XIV

C’était un jour de fête carillonnée; M. Chevaillon se trouvait chez lui en famille, à trois kilomètres des bureaux de «l’Union financière.»

Les yeux ardents, le geste résolu, on se contait les démarches matinales; les démarches se faisant d’ordinaire le matin; l’après-midi ou la soirée se passait à les commenter en toute liberté, sans craindre les oreilles de la bonne qu’on n’avait pas.

Le temps n’en était pas venu; Mme Chevaillon faisait le ménage, la cuisine et le reste. La fille ne s’en mêlait pas, afin de garder la pureté de ses mains, de belles mains blanches, effilées, chargées de faire infiniment mieux que le ménage, aussitôt que le bras de quelque riche amoureux passerait à leur portée.

Levée à cinq heures du matin, la maman lavait, récurait, frottait, préparait le déjeuner, puis, souvent vers dix heures, après avoir débarbouillé son visage pointu, mettait son chapeau, ses gants, et la voilà partie pour la conquête du fameux bureau de tabac, et l’évocation des blessures du commandant son père, le héros de Constantine. Après avoir vidé ce sac de gloire et de tabac mêlés, elle sollicitait pour l’avancement de son mari.

Généralement aussi, le matin, dès huit heures, M. Chevaillon mettait ses gants courts, de teinte noire, et jusqu’à dix heures, où s’ouvraient les bureaux de l’Union financière, allait, le sourire aux lèvres, la voix caressante, rafraîchir la mémoire aux «Influences». Il appelait ainsi les gens qui, à ses grands coups de chapeau, répondaient depuis longtemps: «Je pense à vous et à Mme Chevaillon; soyez tranquille.»

Cependant, à la maison, Mlle Léonie, en camisole et jupe courte, se disait en se contemplant:

–Nous arriverons! mais est-ce que l’année passera sans m’amener un mari? Un bon mari…

Depuis son premier dîner chez les Carteneuve, elle avait revu Frédéric Royat deux fois, l’une au même lieu, l’autre dans la rue, par rencontre. Un joli garçon, très poli et qui semblait mou: Quand il est riche, un homme poli et mou doit faire un bon mari?

Cette après-midi-là, Léonie, languissamment étendue dans un fauteuil, avec des airs de princesse future, était en train de hasarder cette dernière appréciation morale devant son père et sa mère.

–M. Royat est charmant, répondit celle-ci.

M. Chevaillon s’écria:

–Le mari, le bureau de tabac, l’avancement, c’est bien, mais comme acheminement aux capitaux! Les capitaux, voilà où il s’agit d’arriver, et alors nous faisons des affaires! Est-ce que Rothschild, à notre place, serait Rothschild?

–Va, nous arriverons!

En ce moment un impérieux coup de sonnette se fit entendre.

Tous trois se levèrent, effarés. Ils n’étaient pas habillés, s’étant mis à l’aise pour le déjeuner. Les dames en casaquin, M. Chevaillon en tricot de laine bleue, coururent sur la pointe des pieds, vers la chambre, l’unique chambre qui suivait la salle à manger, où l’on dressait, le soir, un lit de camp pour mademoiselle.

Le timbre retentit de nouveau plus impérieusement:

Ce ne pouvait être qu’une «influence» qui sonnait avec cette autorité.

M. Chevaillon fut prêt le premier dans une longue redingote qui boutonnait jusqu’au menton et cachait le tricot. Mais les bottines, trop longues à mettre, ne purent être de la fête; la sonnette commandait de nouveau. Il alla ouvrir en pantoufles de feutre:

–Madame Jorand!

Il cria ces deux mots avec une émotion extraordinaire, les jambes tremblantes.

De la chambre partirent deux cris de surprise aimable, et presque aussitôt Mmes Chevaillon parurent en pardessus bordé de marmotte à poil maigre, fortement endommagé, comme d’une marmotte qui eût passé son existence sur un orgue de barbarie:

–Madame! Quel honneur! quel plaisir! Daignez entrer au salon.

C’était une petite pièce au triste ameublement de velours grenat fané et qui ne se rattrapait pas par la propreté; le papier blanc, moisi par places, avait un quart de siècle. Sur la cheminée, la pendule de bois verni sous sa cloche, des vases de fleurs artificielles sous verre aussi; aux murs, deux gravures d’Atala à baguette noire; tout le maigre décor des petits ménages sans goût, Le tout fleurait d’une forte odeur de haricots, le plat du déjeuner.

La grande Mme Jorand s’assit au milieu du canapé, sans faire paraître les impressions fâcheuses de son nez et de ses yeux. Les Chevaillon, assis en face d’elle tout souriants, elle débuta par un discours sur les vertus et les profits de la céramique, puis dit que Mademoiselle Jorand, sa belle-fille, se proposait d’en prendre chez elle des leçons gratuites en compagnie de Mlle Marianne Fréault: si Mlle Chevaillon voulait s’adjoindre à ses anciennes camarades, il ne tenait qu’à elle; le professeur s’appelait M. Ferdinand Maubuisson.–A ce nom, les fines paupières de Mlle Léonie eurent un léger battement.–Elle serait aimable à le vouloir: il était peut-être important que Mlle Marianne, une eau dormante, une jeune fille dont le gros visage d’apparence beaucoup trop bon enfant, devait inquiéter, car les vrais habiles sont ceux qui n’en ont pas l’air.. oui il était important que cette habileté-là rencontrât quelque contrepoids à son influence sur Mlle Jorand et à ses projets sur les gens qui fréquentaient l’hôtel Jorand, où maintenant elle allait sans doute étendre ses meilleurs filets.

Les imbéciles et les factices s’entendent d’ordinaire. Les Chevaillon, heureux de si bien comprendre, proférèrent ensemble un murmure de condamnation très nette contre les plans de cette petite Marianne Fréault, si jeune et déjà si rouée.

–J’ai nommé, je crois, le professeur, M. Ferdinand Maubuisson, ajouta Mme Jorand, très gracieuse.

Cette fois, Mlle Léonie ferma les yeux, mais pour les rouvrir aussitôt avec un large regard plus innocent que celui des anges.

–Et il y a encore d’autres messieurs, M. Frédéric Royat, que nous verrons plus souvent à l’hôtel Jorand…–Elle prononçait ces deux mots en levant le nez:–Oui, nous avons quitté, depuis huit jours la rue Blanche pour la rue Duperré, numéro4. J’ai là un petit hôtel avec jardin, sans grande apparence, mais où du moins les éditeurs peuvent venir!

Devant cette image d’hôtel, un soupir s’exhala de la bouche de la jolie Léonie, pendant que Mme Jorand se levant:

–Madame, c’est après-demain matin à dix heures, que les leçons commencent. Vous m’amènerez mademoiselle.

–Avec toute la reconnaissance que l’on doit, madame, à.

–A une âme d’élite! dit M. Chevaillon tout ému. Les âmes d’élite devraient occuper en ce monde non seulement les hôtels, mais aussi les palais, les premières places, et avoir encore la dispensation des emplois, des avancements.

–Des bureaux de tabac, soupira Mme Chevaillon.

Mme Jorand se sentit remuée:

–Le bonheur est dans la bienfaisance, dans le dévoûment, dit-elle; il n’est que là! il n’y a pas de plus grande joie pour moi que celle des autres. je voudrais pouvoir ouvrir le ciel à la terre entière,

Elle tendit la main à Mme Chevaillon, mais cette main fut happée au passage par M. Chevaillon qui la baisa avec une forte dévotion.

La scène se compléta de deux larmes montées à ses yeux en même temps que deux autres perlaient à ceux de Mme Jorand, et de plusieurs exclamations d’attendrissement poussées par Mlle Léonie et sa mère.

Sur ces beaux sentiments, on se sépara.

Pendant ce temps, Christine, assise chez les de-demoiselles Beynaguet, ses jambes vaguant le long de la chaise, ses mains croisées sur les genoux, cherchait de sa voix fine et suppliante à arracher le consentement des deux sœurs aux leçons de céramique qui attendaient Marianne, non plus en pays éloigné, à Auteuil, chez le fabricant, mais tout près d’ici, dans la rue Duperré, chez M. Jorand.

On ne bougeait pas. Raide comme fer, Mlle Théodosie pinçait les lèvres, pendant que, l’aiguille en main, Mlle Augustine songeait visiblement à ce monde où l’on dinaît de magnifique gibier sans dessert, en parlant une langue inouïe, dont elle avait retenu ceci sans y pourvoir rien entendre encore: «mandibule du pape au vol de pigeon quille», et où le gaz s’éteignait brusquement en pleine compagnie de jeunes gens et de demoiselles.

Sur cette extinction, il y avait eu, le lendemain du dîner des Carteneuve, une vive scène de Mlle Théodosie à Marianne, qu’elle accusa de s’être fait embrasser dans les ténèbres par M. Frédéric Royat, avec une coquetterie abominable:

–J’ai entendu le baiser! Il était donné très doucement; mais je l’ai entendu!

Ah! pauvre Marianne! son flair d’âme pure avait d’abord senti la délicatesse de M. Royat; dans la nuit de l’atelier, elle était restée si tranquille auprès de lui, comme auprès d’un grand frère!

Cette brutale révélation qu’un homme pût se permettre d’embrasser à la dérobée une jeune fille qui de son côté, songeât s’y prêter, la consterna.

Elle laissa répondre à sa place Mlle Augustine qui dit gravement à sa sœur que si quelque monsieur du dîner Carteneuve était capable d’oublier la décence, Marianne ne l’était pas sans doute, et ajouta qu’on ne retournerait pas chez Mme Carteneuve avant de lui avoir rendu son repas, en gibier, ce qui demanderait du temps.

Cette sentence exaspéra Mlle Théodosie qui voulait retourner dans le monde des beaux jeunes gens, des belles choses, des bons repas, mais sans Marianne.

Pendant huit jours elle s’espaça sur la profondeur des coquettes fardées d’innocence, les plus dangereuses de toutes en battant énergiquement les portes comme pour serrer la coquetterie entré le bois et la muraille.

A la vue de Christine, un de ses yeux rayonna de joie, tandis que l’autre jetait un éclair de méfiance:

Voici, sans doute, une nouvelle invitation, mais pour qui?

La question fut vite vidée, et un silence éloquent suivit la demande de Christine.

–C’est une dame qui donne ces leçons de céramique? demanda enfin Mlle Théodosie.

–C’est M. Ferdinand Maubuisson.

La demoiselle poussa un petit rire amer; sa sœur continuait de se taire. Toute frémissante, Marianne, avec des regards rapides du côté de chacune de ses cousines, tirait l’aiguille lentement.

Christine reprit:

–C’est sous les yeux de Mme Jorand, une grande personne aussi sérieuse que possible, comme vous l’avez vu, que se prendront les leçons. Et M. Ferdinand est l’ami de mon père, un ami très bon, d’une générosité admirable! Il ne savait pas la céramique, il l’a apprise pour me l’enseigner.

Elle célébra naïvement cet ami avec un accent qui parut frapper les deux sœurs.

–Et, répéta-t-elle, en changeant de ton, après avoir relevé sur sa grosse tête son chapeau à écuelle, assez mal attaché, ma belle-mère sera là sans faute.

–D’un nouveau coup, elle assujettit son chapeau:

–J’ai entendu dire qu’il est toujours bon d’avoir un métier en main; n’est-ce pas?… J’ai voulu en apprendre un en cas de fuite de mes rentes. Et vous laisserez venir à ces leçons Marianne, qui n’a pas de rentes du tout, car vous l’aimez, mesdemoiselles, vous songez à son avenir; c’est une belle dot à lui faire.

–Elles m’ont fait déjà ce que je suis, ajouta Marianne, touchée; sans elles, je serais sous terre ou au fond de quelque asile de charité.

La petite bossue approuva de la tête, par mouvements rapides. Mlle Théodosie qui, malgré elle, se sentit flattée des paroles de Marianne, leva le nez, montra un visage barbouillé d’un restant de mauvaise jalousie et d’inquiétude. Mlle Augustine demanda les jours et les heures des leçons.

–Les lundis, mercredis et vendredis matins, à dix heures.

–Et qui mènera et ramènera Marianne?

–Moi avec la bonne.

–Eh bien, c’est entendu.

Marianne laissa échapper un cri de joie, pendant que Christine saluait pour se retirer, et que la cadette, le visage entièrement renoirci de mauvais sentiments, poussait un petit rire intense, sonnant la plus terrible raillerie d’une si rapide décision.

Le doigt en l’air, les yeux sur la sœur aînée avec une jolie expression qui voulait dire: C’est promis ’Christine partit, et Mlle Théodosie éclata:

Sa sœur était folle! et Marianne était perdue!

Marianne

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