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CHAPITRE III

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MA PREMIÈRE ASCENSION DANS LES AGRÈS. — BEN BRACE ME SAUVE LA VIE.

Toutefois ma situation s’améliorait sensiblement. On me donnait une part entière de pâté et de biscuit, je pouvais pénétrer dans le gaillard d’avant et dormir sur un coffre. Un matelot, pour faire la cour à Ben, me gratifia d’une vieille couverture, un autre d’un couteau; bientôt je ne manquai plus de rien. Dénué de tout comme je l’avais été jusqu’alors, — car, dans ma hâte à fuir la maison paternelle, je n’avais emporté ni vêtements de rechange, ni assiette, ni fourchette, ni aucun des objets les plus indispensables, — j’acceptais avec reconnaissance même les bagatelles offertes par des individus qui ne me ménageaient naguère ni les soufflets, ni les avanies, et ma gratitude était profonde à l’égard de Ben Brace, dont le patronage avait produit de si heureux résultats. Un nouvel incident ne devait pas tarder à accroître encore ma reconnaissance pour lui et son affection pour moi.

Depuis quinze jours que j’avais quitté le toit paternel, le capitaine ne m’avait pas encore commandé de grimper au haut des mâts. J’avais bien escaladé les premiers haubans , mais c’était de mon plein gré et pour m’habituer à me mouvoir avec aisance dans les agrès. J’avais même, une ou deux fois, poussé jusqu’aux enfléchures , enfilé le trou du chat et gagné la grande hune , non sans éprouver quelque vertige; et je serais monté encore plus haut si le capitaine ou le contremaître ne m’avaient rappelé en jurant sur le pont, et ordonné quelque infime besogne, comme de nettoyer leurs cabines ou de cirer leurs bottes.

M’apercevant que le commandant n’était nullement disposé à m’enseigner le métier de marin, et qu’il m’avait engagé à seule fin de lui servir de valet et d’essuyer ses bourrades, j’osai un matin lui en faire le reproche. Je n’avais pas fini de parler que je me sentis renversé et meurtri de coups de pied; et mon ivrogne de capitaine redoubla de méchanceté à mon égard, sans jamais me permettre de monter aux agrès.

Une fois pourtant je dus y monter plus haut que je n’aurais voulu. Choisissant le moment où je supposais le capitaine et le contremaître en train de faire la sieste, j’avais grimpé jusqu’à la grande hune; là, ayant allongé mes membres las sur les planches de ce berceau aérien, j’écoutais les murmures du vent et les soupirs des vagues et je ne tardais pas à m’assoupir.

Je ne dormais pas depuis cinq minutes lorsque je fus arraché brusquement à mon sommeil par un coup de ce que les marins appellent bout de corde. Je bondis aussitôt avec une vivacité qui empêcha la corde de me cingler une seconde fois; et je ne fus pas peu étonné de reconnaître Bigman dans la personne de mon bourreau.

Depuis la correction qu’il avait reçue de Ben, il m’avait laissé tranquille, quoiqu’il nourrît contre moi une haine implacable: comment donc venait-il m’attaquer à un moment où mon protecteur devait se trouver sur le pont? Me précipitant vers le trou du chat, je regardai en bas. Je ne vis pas Ben Brace, et je me disposais à l’appeler, lorsque j’aperçus, debout sur le tillac, et la tête levée vers la grande hune, le capitaine et le contremaître. Tout s’expliquait: c’était sur leur ordre que l’Américain m’avait si brutalement assailli; et je pus comprendre, à l’expression diabolique de leurs physionomies, qu’ils avaient imaginé une nouvelle torture à m’infliger.

Désireux d’en épargner la vue à mon protecteur, qui ne pouvait rien contre ses supérieurs, je me tus, et j’attendis ce qui allait se passer.

Je n’attendis pas longtemps:

— Chien de paresseux! cria le contremaître. Dormir en plein jour! Réveille-le à coups de corde, Bigman; tape dur, tape encore! Fais-le chanter!...

— Non, fais-le grimper, plutôt, — interrompit le capitaine; pousse-le jusqu’au plus haut, Bigman! Il veut apprendre le métier, qu’il l’apprenne!

— Très bien, acquiesça le contremaître en ricanant; c’est cela, fais-le grimper!

L’Américain leva sur moi sa corde.

— Monte! fit-il.

Il m’était impossible de résister: posant les pieds sur les haubans du mât de hune et les mains sur les enfléchures, je commençai ma dangereuse ascension.

Je grimpai les échelons d’un pas saccadé ; à chaque fois que je m’arrêtais pour reprendre haleine, Bigman frappait de toutes ses forces. J’arrivai ainsi jusqu’aux barres du mât de la grande hune. La mâture se penchait sous l’impulsion du vent; sous mes pieds, j’apercevais l’abîme de la mer...

— Plus haut! cria l’Américain en brandissant sa corde.

Plus haut! mais comment! Plus d’enfléchures, plus d’anneaux, rien que deux cordages noirs convergeant vers l’extrémité du mât!

Mais la brute qui me suivait redoubla de coups et de menaces. D’un suprême effort, je me hissai par les cordages jusqu’à la vergue de perroquet . Là, tout hors d’haleine, je dus faire halte. Je n’avais plus au-dessus de ma tête que le mât de cacatois.

— Plus haut! criaient d’en bas le capitaine et le contremaître! Je coulai mon regard sur le pont; tous les matelots s’étaient rassemblés sur le gaillard d’avant; ils avaient l’air de se quereller, sans doute à mon sujet. La voix de Ben Brace parvint jusqu’à mon oreille:

— Assez! assez! vous voyez bien qu’il est en danger!

Mais déjà l’Américain avait relevé sur moi l’instrument de torture; il se complaisait à mon agonie.

— Monte, cria-t-il en jurant; monte, ou je te crève!

Et un coup plus violent que les autres vint me cingler les reins.

Un matelot exercé a déjà de la peine à atteindre la vergue de cacatois d’un grand navire; mais pour un débutant, c’est tenter l’impossible: rien qu’une corde lisse pour se hisser... Je la saisis, cette corde, avec l’énergie du désespoir, et je continuai mon effroyable ascension.

Mais comme j’allais enfin atteindre la vergue, un vertige me prit, toute ma force m’abandonna; je lâchai la corde et je tombai...

Toutefois je n’avais pas perdu tout à fait connaissance. Je distinguai l’abîme où j’allais être ou brisé ou noyé. Je sentis que j’entrais, que j’enfonçais profondément dans la mer, que je remontais à la surface et que, par une espèce de miracle, je n’étais pas même blessé. J’appris en effet par la suite que, dans cette horrible chute, j’avais d’abord rencontré la grande voile qui, tendue par la brise, m’avait renvoyé comme une balle et sauvé d’une mort inévitable en atténuant la violence du choc.

Lorsque, tout surpris de me retrouver vivant, je levai les yeux sur le navire, je le vis qui s’éloignait rapidement.

Je savais assez bien nager; moins dans l’espoir de rejoindre la Pandore que pour éviter de couler, je me débattis contre les flots, tout en cherchant du regard quelque corde ou n’importe quel objet où m’accrocher. Je désespérais déjà de rien voir, lorsque, du haut d’une vague, je distinguai, entre le navire et moi, la tête d’un homme qui se dirigeait évidemment de mon côté. Je ne tardai pas à reconnaître Ben Brace: il s’était précipité dans la mer en me voyant tomber, et il se hâtait de venir à mon secours:

— Bien, mon garçon, très bien! s’écria-t-il quand il fut près de moi... Tu nages comme un canard... Tu n’es pas blessé, au moins?... Si tu te sens las, tu peux t’appuyer sur mon épaule.

Je l’assurai que je me sentais capable de nager encore une demi-heure.

— Très bien! reprit-il, nous n’attendrons pas si longtemps un bout de corde. De la corde, pauvre enfant, tu dois en être rassasié ! Que ces maudits scélérats soient pendus! Va, tu seras vengé. Sois tranquille, mon garçon!... Ohé, du navire! cria-t-il, par ici la corde, par ici!...

Le navire avait tourné sur lui-même et venait de notre côté. Seul, j’aurais été, ainsi que je le sus plus tard, impitoyablement abandonné ; mais le capitaine n’aurait jamais osé sacrifier un homme de l’importance de Ben Brace, et il avait aussitôt donné les ordres nécessaires pour nous recueillir à bord. Quelques minutes après, les matelots nous lançaient des cordes et nous hissaient heureusement sur le pont.

Parti en mer : récit d'un mousse

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