Читать книгу Parti en mer : récit d'un mousse - Thomas Mayne Reid - Страница 7
ОглавлениеAFFREUSE DÉCOUVERTE.
A la suite de cet événement, chose singulière, mes bourreaux semblèrent se départir un peu de leur cruauté à mon égard, non par bonté d’âme ou sous l’action du remords, mais parce qu’ils avaient remarqué la mauvaise impression produite par leur barbarie sur les matelots, pour la plupart amis ou admirateurs de Ben Brace.
Il me fut désormais permis de participer aux manœuvres de l’équipage, et je fus dispensé d’une partie des basses besognes que l’on m’avait imposées jusque-là, et qui incombèrent par moitié au pauvre Hollandais dont j’ai déjà parlé.
C’était un être simple et timoré, incapable d’opposer aucune résistance aux traitements barbares que lui infligeaient le commandant et son second; sa résignation ne faisait qu’exciter la rage de ses tortionnaires. Cet infortuné, qui résumait en lui toute la misère humaine, n’avait pas un ami; et c’est à peine si ses souffrances excitaient la commisération de l’équipage.
C’était lui maintenant qui, les trois quarts du temps, recevait les bourrades qui m’étaient destinées, en détournant sur lui la colère de nos bourreaux communs. Intérieurement je lui en savais gré ; mais j’avais moi-même trop besoin de pitié pour lui témoigner de la sympathie; car bien que ma situation se fut améliorée, bien que, sous la direction de Ben Brace, je fusse en train de devenir bon matelot, j’étais franchement malheureux. Voici pourquoi.
En mettant le pied sur la Pandore, j’avais été frappé par la composition de l’équipage et son absence de discipline. Les livres que j’avais lus, les récits que j’avais entendus ne cessaient de mettre en lumière le respect et l’obéissance des matelots à l’égard de leurs officiers, et la dignité de la vie maritime. Quelle amère déconvenue, pour moi, de constater le laisser-aller qui régnait à notre bord, et l’infamie de nos officiers!
D’autre part, le nombre des matelots ne laissait pas de me surprendre un peu. La Pandore ne jaugeait que 500 tonneaux; c’était donc une simple barque, une barque, il est vrai, d’assez belle taille, et complètement gréée; néanmoins je ne parvenais pas à comprendre pourquoi nous étions si nombreux. La moitié de l’équipage restait inoccupée, même pendant les manœuvres les plus compliquées: où vingt matelots auraient largement suffi, pourquoi étions-nous quarante?
Cette circonstance, la conduite des officiers et de l’équipage, certaines phrases surprises au vol excitèrent peu à peu en moi d’étranges soupçons. Je commençais à craindre de m’être fourvoyé dans une bande d’horribles bandits.
Pendant les premiers jours, les écoutilles étaient restées bouchées et recouvertes au moyen d’un prélart . Comme nous avions bonne brise et que nous marchions bien, on n’avait pas eu besoin de descendre à fond de cale. Jamais je n’y avais encore mis les pieds; et la nature de notre cargaison m’était inconnue. Tout ce que je savais pour l’avoir ouï dire, c’est qu’elle se composait surtout d’eau-de-vie à destination du Cap.
Mais quand la Pandore fut à proximité du tropique, on retira le prélart, on ouvrit les écoutilles de l’avant et de l’arrière, et chacun put circuler librement dans l’intérieur du navire.
Poussé par la curiosité, je descendis dans la cale, et le spectacle qui frappa mes yeux me terrifia. A côté d’énormes tonneaux qui semblaient en effet contenir de l’eau-de-vie, j’aperçus un tas de ferrailles dans lesquelles je reconnus, malgré mon inexpérience, des carcans, des menottes, de lourdes chaînes munies d’anneaux. A quel usage étaient destinés ces instruments de torture? Je n’osais me le demander, je voulais douter encore; mais lorsque je vis le charpentier construire une espèce de grille avec de grosses pièces de chêne pour fermer le passage des écoutilles, l’horrible vérité m’apparut tout entière: notre navire était un négrier, équipé, armé pour le trafic des esclaves! A défaut de canons, j’avais remarqué un grand nombre de coutelas, de mousquets, de pistolets qu’on avait tirés je ne sais d’où et distribués aux matelots pour être nettoyés et remis en état. Oui, je me trouvais sur un négrier!
D’ailleurs, loin de dissimuler la nature de notre expédition, l’équipage s’en glorifiait plutôt, comme d’une noble campagne. Nous avions laissé à notre gauche le détroit de Gibraltar, et les parages que nous traversions ne recevaient que bien rarement la visite des vaisseaux de guerre, qui croisent plus au sud, pour empêcher la traite des nègres. Aussi s’amusait-on sans inquiétude à bord du, négrier: ce n’était, du matin au soir, que chansons et libations.
J’avais souvent entendu raconter les horreurs auxquelles donnait lieu le commerce des esclaves; la seule idée de cet odieux trafic me remplissait d’un profond dégoût. Que l’on juge de l’affreux désespoir, de la honte qui m’accablèrent lorsque je me vis associé à ces forbans, et tenu de les assister dans leur abominable commerce de chair humaine!
Oh! fuir ce navire maudit, briser au plus vile les liens qui m’attachaient à ces brigands! Je n’avais plus d’autre désir. Mais, hélas! comment le réaliser? Des mois, des années pouvaient s’écouler sans que j’eusse la possibilité de me sauver.
Nous cinglions vers la côte de Guinée; je ne pouvais espérer de trouver là l’appui nécessaire pour m’arracher aux griffes du capitaine: chefs indigènes et vils marchands d’esclaves m’auraient bientôt fait ramener au négrier pour lui prouver leur dévouement. Quant à chercher un refuge dans la forêt, je risquais d’y mourir de faim, ou d’être déchiré par les fauves, ou de devenir l’esclave des nègres... Serais-je plus heureux au Brésil, où le capitaine se rendrait sans doute en quittant la Guinée, pour écouler sa cargaison vivante? Mais le déchargement se ferait d’une façon clandestine, sur quelque plage déserte, et d’ailleurs on ne me laisserait pas descendre à terre. Et je pleurais amèrement en reconnaissant l’extrême difficulté que j’éprouverais à fuir ce bagne flottant. Oh! si nous pouvions être rencontrés et attaqués par un croiseur anglais! Les boulets hachant les agrès, abattant les mâts, trouant le flanc de la Pandore, quel rêve!